Nous avons vu que les anavim étaient en petit nombre parmi les transportés. Le malheur put donner de la piété à plusieurs qui auparavant n'en avaient guère eu. Les familles pieuses, d'ailleurs, durent se trouver fort multipliées à la seconde génération. Malgré tout cela, le nombre des tièdes était encore le plus considérable. Beaucoup de Juifs se livraient sans vergogne aux cultes idolâtriques du pays[1], et avaient à peu près oublié Iahvé. Le prophète fait à ce sujet des tableaux fort sombres[2], sans doute exagérés, comme le sont d'ordinaire les diatribes des prédicateurs. Les plus mauvaises pratiques de l'idolâtrie sémitique, les scènes de luxure sous les arbres verts, les sacrifices d'enfants dans les ravins, les fétichismes les plus ineptes, trouvaient, à ce qu'il paraît, de la faveur parmi les exilés. Les classes supérieures, en particulier, sont sévèrement traitées par le Second Isaïe. Israël a de mauvais chiens, qui gardent mal le troupeau[3], de mauvais bergers, gloutons, dormeurs, ivrognes. Un moment le prophète désespère et proclame heureux ceux qui meurent ; ils entrent dans la paix, et ne voient plus le mal[4]. Puis il se fortifie dans sa vocation, qui est d'annoncer aux anavim la bonne nouvelle, de proclamer l'année de délivrance, de panser les cœurs blessés[5]. Ce qui créait surtout des obstacles aux vœux des enthousiastes, c'est que beaucoup d'Israélites avaient pris leur parti de l'exil, et se trouvaient bien en Babylonie. Grâce à leur dextérité pratique, ils avaient su trouver, dans une ville de luxe et de plaisir, mille moyens de faire fortune. Peu sensibles aux souvenirs religieux de Sion, ils n'étaient nullement tentés de quitter un pays qui garderait longtemps encore toute son importance, pour une lisière de terrain condamnée à rester éternellement pauvre, resserrée qu'elle est entre la mer et le désert. Il semble même qu'à un certain moment, on vit éclore une idée singulière, ce fut de bâtir à Iahvé un temple en Babylonie. L'indignation des zélés ne put se contenir. Il fut décidé que, dans un tel temple, s'il se bâtissait, le sacrifice de la bête la plus pure vaudrait le sacrifice d'un porc, et, que les actes du culte légitime y seraient aussi infâmes qu'un acte d'idolâtrie ou un sacrifice humain[6]. Ce sont souvent les fanatiques, ce ne sont pas toujours les esprits délicats qui se trouvent être au droit fil des solutions que veut l'avenir. Peut-être y avait-il dans le parti opposé au retour plus de jugement et de raison que dans l'opinion des piétistes. Le grand argument des partisans du retour, savoir que, depuis la cessation des miracles, l'accomplissement des prophéties était le grand signe[7], laissait beaucoup à désirer. Les prophètes se rendaient souvent insupportables par leur assurance et les subtilités qu'ils employaient pour n'avoir jamais de démentis de la part des faits. Beaucoup d'esprits éclairés étaient en réaction contre l'esprit étroit de Jérémie et des prophètes acrimonieux, qui n'avaient su que prédire des malheurs, dont plusieurs, du reste, ne s'étaient pas accomplis. Le Iahvé de la vieille école paraissait dur, fataliste, obstiné. On voulut un Iahvé revenant sur ses prédictions par respect pour la liberté des hommes. On se représenta comme assez plaisant l'embarras qu'éprouveraient ces prophètes atrabilaires le jour où les hommes s'aviseraient de se convertir et où il plairait à Dieu de leur pardonner. Quelques mauvais plaisants pariaient que ce jour-là les prophètes de malheur seraient désolés et diraient son fait à Iahvé, qui n'accomplissait pas ses menaces[8]. Telle est la pensée fondamentale du Livre de Jonas, le seul livre de la littérature hébraïque à propos duquel on soit amené à prononcer le mot de drôlerie. L'auteur a voulu inculquer cette idée qu'il n'y a qu'un seul Dieu du monde, c'est Iahvé, Dieu paternel pour toutes ses créatures, qui se repent quand il a pris des résolutions trop sévères, pardonne toujours à la pénitence et retire ses menaces quand elles ont atteint leur objet, la conversion du pécheur. Il suppose que l'ancien prophète d'Israël, Jonas fils d'Amittaï, reçoit l'ordre de Iahvé d'aller prêcher Ninive. Ninive est donc capable de se convertir ; ce qui eût paru singulier à un ancien Israélite, mais ce qu'un adepte de l'école universaliste admettait parfaitement. Jonas, convaincu du contraire, et peu désireux de sauver des païens, part pour Tharsis. Iahvé lui fait sentir sa faute, puis le sauve parle miracle burlesque que l'on sait et où se mêle sûrement un grain d'ironie. Iahvé, en tout cas, est si bien le Dieu de tout le monde, que les matelots, convaincus de sa puissance, l'implorent, le remercient, lui font des vœux. Devenu plus docile, Jonas se rend à Ninive, remplit sa mission, annonce aux Ninivites que, dans quarante jours, leur ville sera détruite. Les habitants, le roi en tête, s'humilient. Le bétail même invoque Iahvé et prend part à l'humiliation, en jeûnant et en prenant le deuil ! Iahvé pardonne, voyant que sa menace, qui n'était que pour faire peur, a obtenu son effet. Dieu se repentit du mal qu'il avait parlé de leur faire, et ne le fit point[9]. La situation est alors une des plus plaisantes qui se puissent imaginer. Jonas se fâche. Il adresse des reproches à Iahvé, qui l'a ainsi compromis pour se donner des airs de bonté. Iahvé, par des arguments naïfs et grandioses, lui fait comprendre que son rôle à lui c'est d'être miséricordieux pour toutes les créatures. C'était là une réponse aux objections de beaucoup d'Israélites pieux, qui étaient étonnés de ne pas voir se réaliser les anciennes prophéties contre les païens, en particulier contre Babylone, et arrivaient à douter de la véracité de ces prophéties. La destruction de Babylone ne fut pas aussi complète que les fanatiques l'avaient espéré. Nous verrons bientôt les piétistes se plaindre de la mollesse de Iahvé et trouver qu'il est avantageux de ne pas servir un Dieu si faible à l'égard de ses ennemis[10]. L'auteur de Jonas pense que l'infidèle converti, quelque pervers qu'il ait été, obtient son pardon. Jonas pleure sur la mort d'une petite plante qui lui avait procuré de l'abri. Tu t'apitoies sur ce ricin, qui ne t'a coûté aucune peine, et que tu n'as pas fait grandir, qui est né en une nuit et a péri en une nuit. Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille êtres humains, qui ne savent pas distinguer leur main droite de leur main gauche, et des animaux en grand nombre[11]. Il n'est pas douteux que, parmi les survivants de l'ancien prophétisme, il n'y ait eu plus d'un Jonas, désolé que Iahvé l'eût employé à menacer pour pardonner ensuite. Le prophète est toujours un peu de mauvaise humeur quand ses oracles ne s'accomplissent pas. Un des ridicules de Jonas, c'est qu'il veut mourir à tout propos. Si Jérémie avait pu voir le pardon de Babylone, il eût probablement aussi demandé de mourir. On commençait à être agacé de ces jérémiades, n'annonçant que mort, malheur, anathème, et après lesquelles les villes condamnées se portaient aussi bien que par le passé. Au point de vue littéraire, le livre de Jonas est un livre tout à fait unique dans la Bible[12]. C'est une caricature, dont la pensée générale est fort sérieuse, mais dont le détail est traité en charge. L'imitation des anciennes légendes relatives à Élie et à Élisée y est sensible. Dans les littératures modernes, cela rappelle, par moments la belle Hélène, par moments les paraboles de Krummacher ou certains pastiches des anciennes agadas à la façon de Heine et de Kalisch. Le récit est peu développé, comme il convient dans une pochade. Il est probable que bien des lecteurs, même dans l'antiquité, ont souri des mésaventures du prophète, de ses déconvenues, de ses dépits. En cela, ils n'étaient pas loin des intentions de l'auteur. Ce cantique dans le ventre du poisson, composé avec des bribes de psaumes, et qui n'a aucun rapport avec la circonstance, cette prédication aux Ninivites, presque comique par sa brièveté, ce repentir de Iahvé, imité des plus vieux récits jéhovistes, ce bon roi inconnu qui se convertit tout de suite, les bêtes prenant part au jeûne, le désespoir de Jonas à propos d'un ricin, sont des traits qui n'ont pu être pris au sérieux que quand l'interprétation des vieux textes fut devenue d'une colossale naïveté[13]. Ces légères notes discordantes n'empêchaient pas le courant de l'opinion nationale de se dessiner avec force. Le Serviteur de Iahvé engageait doucement les incrédules à se rattacher au groupe des saints qui espèrent et sont déjà en possession du bonheur[14]. L'idée s'établit que Iahvé ferait un triage, que les bons seuls retrouveraient leur patrie, que les autres seraient exterminés ou misérables. Il est probable que plusieurs Psaumes durent leur existence à cet état troublé de la conscience israélite. Quelques uns des morceaux qui nous charment le plus dans là collection des tehillim furent peut-être l'ouvrage de l'anonyme même qui a eu l'honneur de fixer les pensées les plus fines, les meilleures et les plus durables d'Israël[15]. La possession de la terre y est présentée comme le bien suprême, les promesses de Iahvé sont attachées à la terre ; ceux-là seuls en bénéficieront qui rentreront dans la terre. Les lévites paraissent avoir beaucoup poussé au retour. Leurs rangs s'étaient grossis d'un assez grand nombre d'étrangers, qui, admis dans la famille israélite en qualité de servants de Iahvé, furent vite considérés comme des esclaves sacrés[16]. C'est ce qu'on appelait les nethinim ou oblats[17] ; beaucoup de pauvres gens s'affiliaient à cette congrégation d'humbles personnes pour avoir de quoi vivre. Cela grossissait encore la masse pieuse et pauvre où se recrutait l'anavisme. La perspective d'une existence de fainéants, vivant de l'autel, leur souriait plus qu'une vie de travail en Babylonie. Une fondation religieuse n'est solide que quand elle assure l'oisiveté à toute une classe d'hommes. L'islamisme est défendu surtout par les wakoufs et les fondations qui entretiennent la paresse des softas. Le jansénisme n'existe plus qu'à Utrecht, parce que là seulement on a une prébende pour être janséniste. |
[1] Isaïe, LXV, LXVI.
[2] Isaïe, LVI, LVII, LIX, LXII.
[3] Isaïe, LVI, 9 et suiv.
[4] Isaïe, LVII, 1-2.
[5] Isaïe, LXI, 1 et suiv.
[6] Isaïe, LXVI, 1-3. Selon d'autres interprètes, il s'agirait là de cette idée familière aux prophètes, que les sacrifices, le temple même, sont de peu de valeur.
[7] Isaïe, XLI, 21 et suiv., 26 ; XLIII, 9 et suiv. ; XLIV, 7 et suiv. ; XLV, 21 ; XLVI, 10 et suiv. ; XLVIII, 3 et suiv.
[8] Jonas, ch. IV.
[9] Jonas, III, 10.
[10] Malachie, II, 17 ; III, 13 et suiv. ; Zacharie, I, 12 ; II, 1-4.
[11] Il serait dur de faire périr les inconscients (enfants et animaux) avec les coupables.
[12] Il a sûrement été écrit en Babylonie, non en Palestine.
[13] Comment un pareil livre a-t-il pu être conservé ? Comme l'ont été l'Ecclésiaste, le Cantique des cantiques, le chapitre XII, 1-6, de Zacharie, le chapitre IX, 13-18 des Proverbes, et tant d'autres passages qui vont contre le dessein général du livre sacré. La collection des vieilles écritures se fit avec une certaine largeur, et les suppressions s'exercèrent mollement.
[14] Isaïe, L, 10.
[15] Par exemple, Ps. LXIX, XCVI, XCVII, XCVIII.
[16] Dans Isaïe LVI, 3, 6, notez חכלוים ; dans Isaïe, XLIV, 5, notez la marque servile sur la main.
[17] Ce mot, de forme chaldéenne, n'est pas antérieur à la fin de la captivité. Esdras, VIII, 20, confond exprès les nethinim avec les hiérodules gabaonites.