HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE VI. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

CHAPITRE X. — LA JÉRUSALEM FUTURE.

 

 

Un avenir splendide pour Jérusalem, et par Jérusalem pour le monde, tel est le couronnement de rigueur des rêves prophétiques de ce temps. Israël a été une épouse justement abandonnée par son mari jaloux[1] ; elle a perdu ses enfants ; mais la réconciliation a lieu, grâce à la bonté de l'époux ; une nouvelle famille lui est donnée, tellement nombreuse que l'ancienne maison ne suffit plus pour la recevoir. La Jérusalem de l'avenir sera une ville de joie[2] ; ce sera une ville de saints et de prophètes, instruits directement par Iahvé[3]. Rien qui rappelle la guerre et l'appareil de la force. Iahvé sera désormais l'unique fabricant d'armes[4] ; il ne se fera plus de guerres sans sa permission. De la sorte, le pacifique Israël sera maître du monde. Il ne pratiquera pas le travail matériel.

Il y aura des gens du dehors pour paître vos troupeaux,

Des fils d'étrangers seront vos laboureurs et vos vignerons ;

Et vous, vous serez appelés prêtres de Iahvé,

On vous nommera ministres de Dieu ;

Vous mangerez la richesse des nations,

Et vous vous substituerez à leur gloire[5].

Notre grand utopiste se montre médiocrement soucieux de la Thora[6]. Il n'en parle que d'une manière générale[7]. La loi israélite, depuis que les sacrifices sont empêchés, se réduit à faire le bien, à observer le sabbat, à éviter le porc et les nourritures impures[8]. Ainsi l'entrée dans la famille israélite est on ne peut plus facile, bien plus facile que dans le Deutéronome[9]. Le non juif, une fois admis en Israël, est complètement naturalisé. L'eunuque, exclu par le Deutéronome[10], aura sa place dans la communauté. Après sa mort, à défaut d'enfant, un cippe (un iad, un sema), fera vivre son nom. Les Babyloniens qui voudront se joindre à l'émigration le pourront[11]. Les étrangers seront admis à offrir des sacrifices à Iahvé, à condition d'observer le sabbat et d'être fidèles au pacte. Car ma maison sera appelée une maison de prière pour tous les peuples[12]. Il est remarquable que, parmi les conditions d'admission, il n'est pas parlé de la circoncision.

Le jeûne en souvenir de la ruine du temple était déjà établi. Le prophète ne veut pas qu'on y attache trop d'importance.

Pencher la tête comme un roseau,

Se coucher sur le saq et la cendre,

Est-ce là ce que vous appelez un jeûne,

Un jour agréable à Iahvé[13] ?

Voici le jeûne que j'aime :

C'est de rompre les chaires de l'injustice,

De dénouer les liens de tous les jougs,

De renvoyer libres ceux qu'on opprime,

De briser toute servitude.

C'est de partager ton pain avec l'affamé,

De donner une maison aux malheureux sans asile ;

Quand tu vois un homme nu, de le couvrir,

De ne point refuser le secours à ton semblable.

Bravo, Israël ! Nous avons dit cela aussi, nous autres révolutionnaires, et nous avons été broyés à cause de nos fautes. Le Serviteur de Iahvé pourra être humilié ; il finira par l'emporter.

La grande consolation de l'homme, en présence des maux incurables de la société, c'est d'imaginer une cité idéale, dont il supprime toutes les misères et qu'il dote de toutes les perfections. Jérusalem ressuscitée inspire au Voyant de Babylone une description merveilleuse, qui, reprise par le Voyant de Patmos et idéalisée par le christianisme, a été le rêve d'or de la pauvre humanité, dans ses épreuves pires, hélas ! que celles d'Israël.

Lève-toi, resplendis, car ta lumière est venue[14],

Et la gloire de Iahvé monte sur toi.

Les ténèbres couvrent la terre,

L'ombre enveloppe les peuples ;

Mais sur toi Iahvé se lève,

Sa gloire apparait sur tes cimes.

Et les nations sont attirées par ta lumière,

Les rois par l'éclat de ton aurore.

Lève tes yeux à l'entour, et regarde ;

Les voilà qui s'assemblent et viennent à toi.

Tes fils te viennent de loin ;

Tes filles t'arrivent portées sur les bras[15].

A cette vue, tu éclateras de joie,

Ton cœur tressaillira, se dilatera ;

Car les richesses de la mer[16] te seront convoyées,

L'opulence des nations t'est destinée.

Un débordement de chameaux t'inondera :

Ce sont les dromadaires de Madian et de Ghéfa ;

Voici venir tout Saba, apportant l'or et l'encens,

En chantant la bonne nouvelle des louanges de Iahvé.

Les brebis de Kédar s'entasseront en tes murs,

Les béliers de Nebaïoth viendront s'offrir d'eux-mêmes ;

Ils montent sur mon autel en sacrifice agréable.

Je saurai soigner la gloire de mon temple.

Qui sont ceux-ci qui volent comme une nuée.

Comme des colombes vers leurs colombiers[17] ?

Ce sont les îles qui m'attendent[18] ; —

Et d'abord les vaisseaux de Tharsis,

Pour ramener de loin tes fils !

Ils ont avec eux leur argent et leur or,

Pour le dédier à Iahvé ton Dieu[19].

Et les étrangers bâtiront tes murailles,

Et leurs rois te serviront de manœuvres ;

Car, si je t'ai frappé dans ma colère,

Dans ma bonté j'ai eu pitié de toi.

Et tes portes seront toujours ouvertes ;

Elles ne seront fermées ni nuit, ni jour,

Pour laisser entrer les richesses des nations

Et leurs rois amenés captifs ;

Car le peuple, la dynastie qui refusera de te servir, périra ;

Ce peuple-là sera détruit de fond en comble.

La gloire du Liban affluera vers toi,

Cyprès, sapin, mélèze, tous les bois ensemble,

Pour orner le lieu de mon sanctuaire,

Pour honorer l'endroit où reposent mes pieds.

Les fils de tes oppresseurs viendront à toi courbés,

Ceux qui t'ont humiliée adoreront la trace de tes pas ;

Ils t'appelleront Ville de Iahvé,

Montagne du Saint d'Israël.

D'abandonnée, de haïe, de solitaire,

Je te ferai glorieuse à jamais,

Délices des générations successives.

Et tu suceras le lait des peuples,

Et tu boiras à la mamelle des rois,

Et tu sauras que je suis Iahvé,

Ton sauveur, ton vengeur, le Fort de Jacob.

Où il y avait de l'airain, je mettrai de l'or ;

Où il y avait du fer, je mettrai de l'argent ;

Où il y avait du bois, je mettrai de l'airain ;

Où il y avait des pierres, je mettrai du fer.

Pour magistrature je te donnerai Paix,

Pour gouvernement Justice.

On n'entendra plus parler de violence en ton pays,

De ravages, ni de ruines en ton territoire ;

Tes murs s'appelleront Sécurité

Et tes portes Gloire.

Tu n'auras plus besoin du soleil pour le jour,

La nuit, lu ne connaîtras plus de clair de lune ;

Iahvé te sera une lumière permanente ;

Ton Dieu lui-même fera ta beauté....

Ce peuple de justes sera d'une fécondité merveilleuse[20]. Le moindre de ses grains donnera mille. Le futur Israël est un peuple de nouveau-nés, que Iahvé portera entre ses bras, caressera sur ses genoux. Les pervers, au contraire, ceux qui auront fait opposition à l'œuvre de Iahvé, seront exterminés. Leurs corps seront gisants hors de la ville, dans la vallée de Hinnom, diffamée par les brûleries d'enfants et les exécutions de criminels. Là on verra les cadavres des rebelles et des incrédules ; ils ne seront jamais consumés ; ils resteront toujours à l'état de cadavres frais, que les vers mangent et que le feu dévore. Les païens convertis qui viendront à Jérusalem sortiront de la ville pour les voir et seront remplis d'horreur[21].

Le nouvel ordre de choses qui sera pour l'humanité la conséquence du règne de Dieu dans une Sion renouvelée, sera la perfection. Israël sentira qu'il est la cause du bonheur du monde. Il chassera le mal, et avec le mal la souffrance disparaîtra. Le bien-être sera complet ; la longévité sera pour tous.

Voici que je crée un ciel nouveau et une terre nouvelle[22] ;

Si bien qu'on ne se rappellera plus ce qui aura précédé,

On n'en gardera pas le moindre souvenir.

C'est l'hymne sibyllin de tous les âges qui commence de faire entendre ses notes argentines. Virgile a respiré l'air de ce monde enchanté.

On n'y entendra plus le bruit des pleurs ;

Il n'y mourra plus d'enfants en bas-âge ;

Plus de vieillard qui n'ait rempli ses jours ;

Mourir à cent ans, ce sera mourir jeune ;

Le pécheur maudit atteindra cet âge.

Celui qui bâtira une maison y demeurera ;

Celui qui plantera un verger en mangera le fruit.

On ne bâtira plus pour qu'un autre jouisse ;

On ne plantera plus pour qu'un autre consomme ;

Mais les jours de mon peuple seront comme les jours des arbres ;

Mes élus consommeront le fruit de leur travail,

Ils ne se fatigueront plus en vain ;

Ils n'enfanteront plus pour la mort.

Ce sera la race des bénis de Iahvé,

Eux et leurs rejetons.

Avant qu'ils m'appellent, j'accomplirai leurs vœux ;

Ils parleront encore qu'ils seront exaucés[23]...

Tous les rêves humanitaires sont contradictoires ; car l'imagination tourne dans un cercle étroit et les dessins qu'elle trace ont, comme les figures losangées des mosaïques orientales, les croisements les plus divers. La Révolution avait pour programme liberté, fraternité, et elle portait l'Empire dans ses flancs. Le grand germanisme idéaliste des Herder et des Gœthe devait aboutir à un réalisme de fer, déclarant ne plus connaître que l'action et la force. Que dire du socialisme moderne et des volte-faces qu'il ferait, s'il arrivait au pouvoir. Le Grand Anonyme du temps de la captivité est sûrement un des héros de l'histoire humaine. Il est ivre de justice. Sa peinture du Serviteur de Iahvé nous montre l'abnégation poussée jusqu'au martyre ; et, avec cela, le comble du bonheur qu'il conçoit, c'est une vie plantureuse et la longévité. Sa ville d'or et de pierres précieuses règne sur toute la terre et l'exploite à son profit. Jouir soi-même de la maison qu'on a bâtie, de l'arbre qu'on a planté, voilà où en arrive cet humanitaire. L'Aryen, qui admet tout d'abord que les dieux ne sont guère justes, n'a pas de ces envies pour les succès du monde. Il ne prend pas la jouissance si fort au sérieux. Préoccupé de sa chimère d'outre-tombe (chimère avec laquelle seule on fait de grandes choses), l'Aryen bâtit sa maison pour l'éternité ; le Sémite veut qu'elle dure autant que lui. Une maison défiant les siècles, comme nos constructions féodales ou nos hôtels du XVIIe siècle, lui paraît une injure à Dieu. Sa soif de justice implique de l'égoïsme. Il ne veut point attendre ; pour lui une gloire ou un bien que l'on ne sent pas n'existe pas. Le Sémite croit trop à Dieu ; l'Aryen croit trop à l'homme éternel. Les deux conceptions ont été nécessaires pour fonder la civilisation. Le Sémite a donné Dieu ; l'Aryen a donné l'immortalité de l'individu. On n'a pas réussi jusqu'ici à se passer de ces deux postulats.

Cet idéal de bien-être matériel sans noblesse militaire et de gloriole bourgeoise non fondée sur l'héroïsme des masses, parait bas à nos races sentimentales et romantiques, élevées comme saint Bernard dans la confidence des bois et des rochers. Quoi que nous fassions, nous sommes les adeptes d'une folle chevalerie, poursuivant des rêves et au fond reposant sur la croyance à l'immortalité. Mais le génie des grandes races se retrouve toujours. Laissez faire ce prétendu matérialiste, cet égoïste apparent. Sa vie sera un acte de dévouement continu. Il a un don qui n'appartient qu'à lui, l'espérance. L'Aryen est résigné ; il espère peu. Le Serviteur de Iahvé pratique la belle devise italienne Ma spero. Rien ne le décourage. Voilà un penseur d'il y a deux mille cinq cents ans, assez réfléchi pour bien écrire un idiome très cultivé, assez raisonnable pour écarter les aberrations du polythéisme, de la divination, du culte des morts, de la vie d'outre-tombe[24], et qui est assez fermé à toute réalité pour croire que la justice peut gouverner le monde, que l'idéal d'un état parfait va se réaliser. En cela, le Second Isaïe ressemble beaucoup à nos socialistes, pour lesquels la désillusion n'existe pas. Après chaque expérience manquée, ils recommencent : on n'a pas trouvé la solution, on la trouvera. L'idée ne leur vient jamais que la solution n'existe pas, et là est leur force. Avoir vu que les choses humaines sont un à-peu-près sans sérieux et sans précision, c'est un grand résultat pour la philosophie ; mais c'est une abdication de tout rôle actif. L'avenir est à ceux qui ne sont pas désabusés. Malheur à ceux dont parle saint Paul, qui spem non habent !

C'est par là qu'Isaïe a été, plus qu'aucun des héros religieux du vieil Israël, le fondateur du christianisme. Isaïe eut la chance d'avoir un continuateur anonyme digne de lui, qui le mit en quelque sorte au courant du temps et lui fit dire ce qu'il aurait dit cent cinquante ans après sa mort. Les aspirations de ces deux grandes âmes, si fortement associées[25], seront relevés par les sibyllistes d'Alexandrie, par Jésus, par les évangélistes, par l'auteur de l'Apocalypse de Patmos, par Joachim de Flore et les sectateurs de l'Évangile éternel. Ils ont été la fumée d'encens dont l'humanité s'est grisée durant des siècles. Ces puissants narcotiques, consolant l'homme par des paradis imaginaires des tristesses de la réalité, ne cesseraient d'être nécessaires que si l'humanité atteignait l'état de bien-être matériel qui rend le rêve inutile. Or, si l'humanité atteignait un pareil état de morne béatitude, elle s'y corromprait si vite, de tels abus se produiraient, que, pour sortir de cette stagnation putride, il lui faudrait de nouveau des héros, des victimes, des expiateurs, des Serviteurs de Iahvé. C'est le cercle éternel de toute vie. Espérons que le résultat définitif se solde en quelque progrès. Dans l'ordre de la science, cela est sûr. Dans l'ordre de la moralité humaine, cela est plus douteux.

 

 

 



[1] Isaïe, ch. LIV.

[2] Isaïe, LXV, 18.

[3] Isaïe, LIV, 13.

[4] Isaïe, LIV, 16.

[5] C'est-à-dire : Vous serez désormais riches et maîtres en lieu et place des païens.

[6] Isaïe, ch. LVI.

[7] Isaïe, LI, 4 et 7.

[8] Isaïe, LVIII, 13-14 : LXV et LXVI.

[9] Deutéronome, XXIII.

[10] Deutéronome, XXIII, 2.

[11] Notez Isaïe, LVI, 8, oracle solennel. Comp. Esdras, II, 59-60.

[12] Isaïe, LVI, 6-8. Il ne saurait être question là des nethinim seulement. L'imagination du poète, étant engagée dans la voie de païens servant Iahvé, verse du côté des Gabaonites et conçoit ces étrangers prosélytes comme des servants de bas étage. Comparez le trait servile du nom écrit sur la main, Isaïe, XLIV, 5. L'à-peu-près du style prophétique est un élément dont il y a toujours à tenir compte. Comp. Lévitique, XVII, 8 ; XXII, 18 ; Nombres, XV, 14.

[13] Ch. LVIII.

[14] Isaïe, ch. LX et LXI. Comp. LXVI, 10 et suiv.

[15] Les peuples chez lesquels Israël est dispersé apportent eux-mêmes à Jérusalem ces précieux restes destinés à être le germe d'une nouvelle humanité.

[16] C'est-à-dire des pays maritimes de l'Ouest.

[17] Allusion aux voiles blanches des navires.

[18] Les îles et les côtes lointaines de la Méditerranée connaissent encore peu Iahvé. Cf. Isaïe, XL, 15 ; XLII, 4 ; XLIX, 1, 12 ; LI, 5.

[19] Le membre suivant est une répétition fautive de LV, 5.

[20] Isaïe, LX, 21-22 ; LXVI, 7 et suiv., 12 et suiv.

[21] Isaïe, LXVI, 15-18, 2l. Cf. LXV, 13 et suiv., et Isaïe, XXX, 33. C'est la première origine de l'enfer. Cf. Sirach, VII, 17 ; Marc, IX, 43 et suiv. ; Judith, XVI, 17.

[22] Isaïe, LXV, 17 et suiv.

[23] Ce qui suit est pris ou imité de l'Isaïe authentique, XI, 6-9.

[24] Isaïe, LXV, 3-4.

[25] Comp. Isaïe, ch. XI authentique, à ch. LXV, apocryphe.