HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE VI. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

CHAPITRE VII. — PRISE DE BABYLONE.

 

 

A mesure que le cercle se rétrécissait autour de Babylone, le prophète israélite élevait la voix[1]. L'année de la revanche est enfin venue. Le Voyant s'envisage comme une sentinelle placée par Iahvé pour surveiller l'horizon, pendant que les Babyloniens mangent et boivent[2]. Il découvre une innombrable cavalerie qui s'avance au galop. Il se mêle en imagination avec elle.

Pillards, vite au pillage !

Ravageurs, vite au ravage !

Monte, Élam !

Serre la place, Madaï !

Car je vais mettre fin aux soupirs.

Puis éclate par anticipation le cri de triomphe :

Tombée, tombée Babylone !

Toutes ses idoles brisées par terre !

Ô ma paille triturée,

Ô fils de mon aire[3].

Ce que j'ai appris de Iahvé Sebaoth, dieu d'Israël,

Je vous l'annonce.

La fièvre du Voyant semble redoubler avec le carnage. Tous les signes du jour de Iahvé se révèlent à lui[4]. Puis, il voit la délivrance accomplie[5]. Le désert que vont traverser les Israélites en regagnant leur pays se pare de fleurs pour faire fête à de si nobles voyageurs.

Que le désert se réjouisse

Que le sol aride tressaille,

Qu'il fleurisse comme le colchique d'automne.

Que la gloire du Liban lui soit prêtée,

La splendeur du Carmel et du Saron ;

Car il va voir la gloire de Iahvé,

La splendeur de notre Dieu.

Fortifiez les mains affaiblies,

Affermissez les genoux vacillants ;

Dites à ceux dont le cœur chancelle :

Courage ; ne craignez pas !

Voici votre Dieu ; la revanche vient ;

Elles viennent les représailles de Dieu.

Il va vous sauver.

Bientôt les yeux des aveugles se dessilleront,

Et les oreilles des sourds s'ouvriront ;

Le paralytique bondira comme un chevreau,

Et la langue du muet poussera des cris de joie !

Car dans le désert jailliront des eaux,

Des rivières dans la terre aride.

Le mirage sera une vraie flaque d'eau ;

La terre de la soif se changera eu fontaines.

La demeure des chacals deviendra un sol humide,

Et se couvrira de joncs et de roseaux.

Là il y aura une route battue[6],

Voie sacrée sera son nom ;

L'impur n'y passera pas ;

Elle ne servira qu'à eux[7].

Ceux qui suivront cette voie,

Même sans savoir la route,

Ne s'égareront pas.

Sur cette route, pas de lion à craindre,

Les bêtes féroces n'y mettront pas le pied.

C'est la route des délivrés.

Des rachetés de Iahvé,

Qui retournent et vont à Sion en triomphe.

Joie éternelle sur leur tête !

Voici le jour des transports d'allégresse.

Loin de nous soucis et soupirs !

La règle des prophètes de ce temps était l'anonyme. Soit pour éviter les soupçons de la police chaldéenne, soit parce que nul n'osait se comparer à Isaïe, à Jérémie, personne, après Ézéchiel, n'osa, durant l'exil, prophétiser en son nom personnel. Ce n'est pas sans raison que les morceaux qui précèdent se trouvent dans le corps des écrits d'Isaïe. Leur auteur put les répandre sous le nom d'Isaïe, ou, ce qui revient au même, les insérer dans une édition de l'ancien prophète appropriée aux besoins des temps nouveaux. Les idées qu'on avait alors sur la prophétie permettaient de croire qu'Isaïe, cent cinquante ans auparavant, avait vu d'avance les événements par don surnaturel. On admettait qu'il y avait dans le trésor prophétique des pages qui ne s'étaient pas encore accomplies et qui trouvaient leur réalisation à mesure que les faits se déroulaient. De là à fabriquer de tels oracles, il n'y avait pas loin.

Le nom de Jérémie fut exploité comme celui cessait de remanier les ouvrages du maître. On commença par interpoler les visions authentiques, d'Isaïe. En ce cas, la fraude était d'autant plus facile que l'école de Jérémie vivait encore et ne par exemple celle de la quatrième année de Joïaqim[8]. On supposa que, profitant du voyage de Sédécias en 594, Jérémie remit au chambellan du roi, qui était frère de Baruch, un petit livre où la future destruction de Babel était clairement annoncée[9]. Puis on attribua au prophète d'Anatoth des prophéties visant directement la fin imminente de l'empire chaldéen[10].

Annoncez-le parmi les nations, proclamez-le. Dressez un signal... Dites : Babel est prise ; Bel est confondu, Mérodach abattu. Ils sont confondus, ses faux dieux ; elles sont abattues, ses idoles. Car il s'avance contre elle un peuple du Nord, qui changera le pays en solitude.

Le prophète semble croire qu'à la faveur de l'anarchie qui va se produire, les captifs de Babylone pourront retourner dans leur pays.

Fuyez, sortez de Babel et du pays des Chaldéens. Soyez comme les béliers à la tête du troupeau[11]. Je vais faire marcher contre Babel une ligue des grandes nations du Nord, pour l'assiéger...

A vos rangs, contre Babel, tout autour, vous tous qui bandez l'arc. Tirez contre elle, n'épargnez point les flèches ; car elle a péché contre Iahvé. Poussez le cri de guerre contre elle de tous les côtés. Elle se rend, ses créneaux tombent, ses murs s'écroulent. Vengez-vous sur elle. Faites-lui ce qu'elle a fait aux autres... Pour échapper à l'épée dévastatrice, que chacun se dirige vers son pays...

C'est Dieu qui excite les rois de Madaï ; il a son temple à venger. Le monde se donne rendez-vous pour écraser Babel. Quand éclate le cri : Babel est prise, la terre tremble ; l'écho s'en répand parmi les nations. Les fuyards vont annoncer à Sion la vengeance de Iahvé, la punition des destructeurs du temple. Les captifs retrouveront leur liberté ; les péchés de ceux qui auront été ainsi épargnés seront effacés. Le marteau du monde entier sera brisé.

Voici qu'un peuple va venir du Nord ; une grande nation, des rois nombreux se mettent en mouvement depuis les extrémités de la terre. Ils tiennent en main l'arc et le javelot ; ils sont cruels et sans pitié. Le bruit qu'ils font est comme celui de la mer qui mugit. Ils sont montés sur des chevaux rangés en bataille. La rumeur en est arrivée au roi de Babel, et ses bras ont défailli ; l'angoisse l'a saisi.

Fuyez, sortez de Babel, sauvez-vous tous, afin de ne pas périr pour son crime... Elle enivrait la terre entière ; toutes les nations buvaient de son vin. Nous avons voulu guérir Babel ; elle est inguérissable. Abandonnez-la ; que chacun retourne en sou pays. On racontera en Sion ces miracles de la main de Iahvé...

Tu étais pour moi une massue, une arme de guerre ; avec toi j'écrasais les nations, je détruisais les royaumes ; avec toi j'écrasais le cheval et son cavalier ; avec toi j'écrasais le char et celui qui le montait ; avec toi j'écrasais l'homme et la femme ; avec toi j'écrasais le vieillard et l'enfant ; avec toi j'écrasais le jeune homme et la vierge ; avec toi j'écrasais le berger et son troupeau ; avec toi j'écrasais le laboureur et son attelage ; avec toi j'écrasais princes et capitaines. Tout le mal que tu as fait à Sion, je te le rends.

Levez le fanion. Faites sonner le clairon parmi les peuples. Appelez les nations à la guerre ! Convoquez les royaumes d'Ararat, de Minni et d'Askenaz[12]... Appelez les rois de Madaï... Ô toi, qui habites sur les grandes eaux, ville aux trésors, ta fin est venue ; c'en est fait de tes richesses.

Les portes de Babylone sont enfoncées ; le roi ne s'en doute pas encore. Courrier sur courrier, message sur message, lui apportent la nouvelle que sa ville est prise, que les passages sont occupés, que les lagunes sont en feu, que la terreur s'est emparée des soldats.

Sion alors réclame sa chair et son sang des habitants de Babel. Iahvé a une affaire d'honneur à régler avec Bel, son rival, qui a dans son temple les vases sacrés de Jérusalem. Il lui fera dégorger ce qu'il a englouti ; alors les peuples cesseront de venir à ce faux dieu.

Les murs de Babel tombent. Partez de là, mon peuple. Sauvez votre vie de devant la colère de Iahvé. Que votre cœur ne défaille pas. Ne vous effrayez point des bruits qui se répandent sur la terre ; cette année, c'est un bruit ; l'année prochaine, ce sera un autre bruit. Le monde est à la violence ; potentats contre potentats... Vous qui avez échappé à l'épée, partez, ne vous arrêtez pas ; songez de loin à Iahvé ; que Jérusalem vous monte au cœur.

Israël a déjà pour règle, on le voit, de ne pas se mêler des querelles qu'ont entre eux les puissants. Il se contente d'en profiter. Le bruit que faisait la vanité chaldéenne va cesser. Tous les blessés du monde vont avoir leur revanche. Babylone ne ressuscitera plus ; ses murailles sont rasées, ses portes consumées.

ET VOILA COMME LES PEUPLES TRAVAILLENT POUR LE NÉANT, S'EXTÉNUENT AU PROFIT DU FEU[13].

La grande ironie, mêlée de pitié, qu'inspire au penseur ce que la pauvre humanité, amoureuse de ses bourreaux, appelle la gloire, ne s'est jamais exprimée par un trait plus énergique[14]. La Grèce a merveilleusement compris les petits plaisirs enfantins de la vie intérieure des cités. Les ruines des grands empires, avec les colères et les larmes qu'elles provoquent ; le sentiment supérieur, profondément triste, avec lequel l'homme pacifique contemple ces écroulements ; la commisération qu'excite dans le cœur du sage le spectacle des peuples travaillant pour le vide, victimes de l'orgueil de quelques-uns ; la vanité de toute chose, et le feu dernier juge des sociétés humaines (ce qui n'exclut pas la foi invincible en un avenir idéal) : voilà ce que la Grèce n'a pas su voir ; voilà ce que les prophètes juifs ont exprimé avec une sagacité admirable.

La crise qui inspira des accents de si haute éloquence au génie prophétique d'Israël fut très longue. Les esprits sagaces voyaient Babylone perdue bien avant que la ligue médo-perse en fût maîtresse. Les approches de Babylone durèrent plus de deux ans[15]. Le blocus était impossible. La population ne croyait pas au danger d'une prise de vive force. Elle se livrait à ses affaires, à ses plaisirs, comme en pleine paix[16]. Les assiégeants furent obligés de détourner l'Euphrate ou plutôt d'en mettre le lit à sec par des saignées nombreuses[17]. Un jour, dit-on, pendant que la population était tout entière à ses fêtes, l'armée perse entra par le lit du fleuve. Dans leur sens général, les paroles des prophètes furent vérifiées. La puissance d'Assur, qui pesait sur Israël depuis plus de deux cents ans, était anéantie pour jamais (536 av. J.-C.). Les fils d'Akhéménès, à leur tour, vont tenir le sceptre de l'Asie pendant deux cents ans.

 

 

 



[1] Isaïe, XXI, 1-10.

[2] Isaïe, XXI, 5. De là est venue, plus tard, la légende de Balthasar. Comp. Jérémie, LI, 30-31.

[3] Israël, haché sur l'aire par la machine à triturer, c'est-à-dire par l'armée chaldéenne, conduite jusque alors par Iahvé.

[4] Isaïe, ch. XXXIV. Édom et Bosra, dans cette surate, semblent personnifier Babylone, comme plus tard Édom désigna symboliquement Rome.

[5] Isaïe, XXXV. Fait peut-être corps avec XXXIV.

[6] La route qui conduit au travers du désert de Babylone à Jérusalem.

[7] Aux Juifs.

[8] Jérémie, ch. XXV. Les versets 12, 13, 14, 26, sont ajoutés ou remaniés. Les permutations de lettres que présente le texte hébreu, Jérémie, XXV, 26 ; LI, 1, 41, paraissent de simples jeux de copistes.

[9] Jérémie, LI, 59-64.

[10] Ch. L et LI.

[11] C'est-à-dire : Mettez-vous à la tête de l'émigration.

[12] Pays du côté de l'Arménie.

[13] Jérémie, LI, 58 ; Habacuc, II, 13.

[14] On n'y peut comparer que les réflexions finales des chants du Schahnameh.

[15] Les récits anciennement connus sur la prise de Babylone par Cyrus s'accordent médiocrement avec le récit qu'on croit pouvoir tirer des textes cunéiformes (Pinches, dans les Transactions of the Society of biblical archœology, t. VII, p. 139-167 ; H. Rawlinson, dans le Journal of the Royal Asiatic Society, nouvelle série, t. XII [1889], p. 70 et suiv.). Nous croyons qu'on fait trop lion marché des textes grecs, anecdotiques sans doute dans les détails, mais au fond d'accord avec les proclamations hébraïques contemporaines du siège, que nous avons analysées, et qui supposent une catastrophe bien plus terrible que ne le pensent les récents critiques.

[16] Voir Isaïe, XXI, 5.

[17] Allusion possible en Isaïe, L, 2-3.