Nabuchodonosor mourut vers 561, laissant le trône à son fils Évilmérodach. Joïakin, l'avant-dernier roi de Juda, vivait encore dans sa prison de Babylone. Évilmérodach le grâcia, probablement par mesure de joyeux avènement. Une place honorable lui fut donnée parmi les rois vaincus qui remplissaient Babylone. On lui assigna une somme pour son entretien et celui de sa maison, et il fut admis, dit-on, à la table du fils de son vainqueur. Évilmérodach, Nériglissor régnèrent peu de temps ; puis le trône est occupé par un enfant, qui fut assassiné en 555. En lui finit la maison de Nabuchodonosor. Courte dynastie, comme toutes celles de l'Orient, mais qui avait donné la mesure du plus grand pouvoir qu'on eût connu jusque-là. Nabonahid, un des conjurés, maintint encore dix-sept ans l'empire de Babylone, pendant que les événements qui devaient changer l'axe des affaires du monde prenaient une tournure décisive. Les années de Babylone étaient comptées. A l'est du Tigre, les populations aryennes des Mèdes, des Perses, terribles toutes deux par leur organisation militaire, opéraient leur jonction définitive, sous le commandement d'un des plus puissants organisateurs d'empires dont l'histoire fasse mention, Cyrus le Perse, qui fut en quelque sorte le Charlemagne du 'monde antique et le point de départ d'un ordre nouveau. L'entrée de l'Iran sur la scène du monde se faisait avec un éclat sans égal. La bataille de Thymbrées et la chute du royaume à demi assyrien de Lydie (554), une guerre de quinze ans en Bactriane et en Scythie, qui réunit en un seul boulon de force toutes les populations militaires et saines de l'Iran, décidèrent de la fin d'Assur. Invincibles à leur heure, ces milices de Ninive et de Babylone, recrutées surtout, à ce qu'il semble, dans les monts Carduques et en Arménie, avaient trouvé leurs maîtres. Le sort des armes, si souvent inique, eut au moins une fois sa justice. Ce vieil empire, tour à tour ninivite et babylonien, d'Assyrie ne méritait pas de vivre. L'empire romain fut aussi dur ; mais il civilisa, il prépara un régime vraiment humanitaire, l'empire du second siècle, qui a été une des pierres angulaires du progrès. L'Iran, quoique peu civilisateur, valait mieux qu'Assur. La capacité intellectuelle de ces populations féodales et guerrières était faible assurément. Mais la faculté morale avait chez elles toute sa vigueur. On peut se figurer les Perses de Cyrus comme des Francs d'Austrasie, barbares, ignorants, naïfs, honnêtes, fidèles au serment prêté. Le système de transportation, qui avait exaspéré à bon droit l'Orient, ne fut jamais pratiqué par les Perses. Les nombreuses nations que l'Assyrie avait opprimées commencèrent à respirer, quand elles virent cette grande délivrance se préparer à l'horizon. Le monde se crut déchargé d'un couvercle de. plomb. Ce fut sans doute parmi les déportés de Judée, que l'impression fut la plus vive. Les prophètes avaient annoncé que Iahvé briserait la verge dont il s'était servi pour châtier les peuples. Des oracles où la ruine de Babylone était clairement pressentie et affirmée circulaient de toutes parts. Quand les signes avant-coureurs du jour du jugement de Dieu se rapprochèrent, les prophéties se multiplièrent et se précisèrent. Beaucoup de morceaux qui furent englobés dans le livre d'Isaïe, quand on composa le volume des prophètes, sont de ce temps. L'erreur fut d'autant plus facile que les écrivains hébreux de Babylone cherchèrent souvent à imiter le style d'Isaïe, ou même à se couvrir de son nom. Peut-être aussi reprit-on quelquefois des morceaux d'anciens prophètes, comme Isaïe l'avait fait contre Moab, pour les appliquer aux circonstances actuelles avec quelques changements. Telle est la prophétie contenue aux chapitres XXVI-XXVII du livre d'Isaïe, qu'on dirait du style d'Osée et qui renferme des allusions presque certaines aux événements du vie siècle, à la destruction de Babylone, au retour des déportés, au rétablissement de Jérusalem. Un admirable poète, qui a voulu se perdre dans les rayons d'Isaïe, fait entendre, au milieu du tumulte prophétique d'Israël, sa voix claire, son timbre sonore, ses accents pathétiques et touchants[1]. Le sentiment israélite vers 550 était si unanime, qu'il est difficile de décider si, dans cette haute harmonie deutéro-isaïque, on entend une ou plusieurs voix. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, parmi les feuillets d'Isaïe, se glissèrent plusieurs chants, d'une rare beauté, qui se rapportent au siège de Babylone, et sont comme les coups de clairons poétiques, les flourish of trumpet du grand drame qui se jouait. Le plus frappant de ces morceaux prophétiques est sûrement un massa contre Babel[2], où les Mèdes sont déjà indiqués comme les exécuteurs de l'extermination voulue par Iahvé. Sur la montagne chauve, élevez le signal ; Appelez-les à grands cris, Faites signe de la main, Qu'ils entrent dans les portes triomphales ! J'ai mandé ma troupe sacrée, J'ai appelé les exécuteurs de ma colère, Mes superbes champions. Voix de foules sur les montagnes ! Cela ressemble à un peuple immense ; C'est le fracas de peuples entiers, De peuples assemblés. Iahvé Sebaoth passe en revue son armée de combat. Ils viennent d'une terre lointaine, Des confins du ciel, Iahvé et les instruments de sa fureur, Pour ravager toute la terre, Lamentez-vous, car le jour de Iahvé est proche ; Le ravage vient du Tout-Puissant[3], Voyez toutes les mains sont paralysées, Tout cœur d'homme se liquéfie ; Les convulsions s'emparent d'eux[4], Les douleurs les saisissent ; Ils se tordent comme une femme en travail, Ils se regardent l'un l'autre stupéfaits, Leurs visages sont en feu... Car je vais punir la terre de ses méfaits, Et les méchants de leurs crimes. Je vais faire cesser l'orgueil des insolents, Humilier l'arrogance des forts... Tous alors seront comme la gazelle éperdue, Comme le troupeau que nul ne tient assemblé. Chacun retournera vers son peuple, Fuira vers sa terre[5]. Quiconque y sera découvert[6] sera égorgé, Quiconque s'y blottira, tombera par l'épée. Leurs enfants seront écrasés à leurs yeux, Leurs maisons pillées, leurs femmes violées. Voici que je fais lever contre eux les Mèdes, Qui ne font point cas de l'argent Et ne tiennent pas à l'or[7]... Et Babel, l'ornement de l'empire, Le bijou de l'orgueil chaldéen, Sera comme Sodome et Gomorrhe, quand Dieu les renversa... L'Arabe n'y dressera point sa tente ; Les pâtres n'y feront pas faire halte à leur troupeau ; Mais les bêtes sauvages y auront leur gîte, Ses maisons seront pleines de hiboux ; Les autruches y demeureront, Les satyres y danseront. Les chacals hurleront dans ses palais, Les loups dans ses châteaux de plaisance... Car Iahvé aime Jacob, Israël est encore son élu ; Iahvé rétablira son peuple dans sa terre. L'étranger alors s'attachera à Israël, Et se fera le client de Jacob. Les peuples viendront les prendre[8], Pour les ramener en leur pays. Ensuite la maison d'Israël les gardera comme esclaves[9] Et comme servantes, sur la terre de Iahvé. Ainsi ils auront pour captifs ceux qui les ont mis en captivité, Ils seront les maîtres de leurs maîtres. L'hymne que chantera Israël, le jour où tombera sa dominatrice, lui est dictée par avance[10] : Comment a disparu le maître, A cessé la tyrannie ? Iahvé a brisé le bâton des méchants, Le sceptre des despotes, Qui frappait les peuples avec rage de coups sans trêve, Qui faisait peser sur les nations une domination impitoyable. La terre maintenant respire tranquille ; Le monde éclate en cris de joie, Même les cyprès se réjouissent de ta chute[11], Les cèdres du Liban [se rassurent] : Depuis que tu es couché, [disent-ils,] Le bûcheron ne montre plus vers nous[12]. Le scheol, sous terre, s'est ému à ton approche[13], Pour venir au devant de toi ; Il a réveillé pour toi ses ombres, Les princes de la terre [qui dorment dans son sein] ; Il a fait lever de leurs trônes les rois des nations. Tous ensemble prennent la parole et te disent : Te
voilà donc aussi frappé comme nous, Te voilà devenu semblable à nous ! Comment es-tu tombé du ciel, Astre brillant, fils de l'aurore ? Comment as-tu été précipité à terre, Dompteur de nations ? Tu disais dans ton cœur : Je
monterai au ciel ; Au-dessus
des étoiles de Dieu j'élèverai mon trône. Je m'assiérai sur la montagne sacrée[14] Dans
les profondeurs du Nord. Je
monterai sur les hauteurs des nues, Je serai l'égal du Très-Haut. Non ; c'est dans le scheol que tu seras jeté, Dans les profondeurs du sépulcre. Ceux qui te verront te considéreront, S'approcheront pour te regarder : Est-ce
là, [diront-ils,] cet homme qui ébranla la
terre, Qui fit
trembler les empires, Qui fit
du monde un désert et dévasta les villes, Qui ne laissa pas un de ses captifs revenir chez lui ? Tous les rois des nations sont couchés dans leur gloire, Chacun dans son mausolée. Mais toi tu seras jeté à la voirie, Loin du tombeau qui te fut destiné, Comme un pan souillé[15], Comme une charogne piétinée. Tu ne seras pas uni dans la sépulture A ceux qui, percés par l'épée, Descendent au tombeau de pierre ; Car tu as perdu ton pays, Tu as assassiné ton peuple. La race des méchants n'a pas de nom dans l'éternité[16]. Préparez l'échafaud pour ses fils, A cause des iniquités de leurs pères ; De peur qu'ils ne se lèvent et ne reconquièrent le monde, Et que la terre ne soit de nouveau couverte de ruines. — Oui, je me lèverai contre eux, dit Iahvé Sebaoth, Et je
supprimerai de Babel le nom et la place, La
trace et la race, dit Iahvé ; J'en
ferai le domaine du hérisson, Le
réceptacle des eaux. Je la balaierai du balai de la destruction, dit Iahvé Sebaoth. |
[1] Les quatre morceaux : Isaïe, XIII, 1-XIV, 23 ; Isaïe, XXI, 1-10 ; Isaïe, XXXIV ; Isaïe, XXXV, sont contemporains du siège de Babylone. Ils paraissent du même auteur ; mais il n'est pas sûr qu'ils soient de l'auteur du grand morceau, Isaïe, XL-LXVI, quoique les analogies soient très grandes et qu'on croie remarquer des emprunts entre eux ; comparez, par exemple, Is., XXXV, 10, à Is., LI, 11.
[2] Isaïe, XIII, 1-XIV, 23.
[3] Jeu de mots intraduisible.
[4] Les Babyloniens.
[5] Les exilés entassés à Babylone fuiront chacun vers leur pays.
[6] Dans Babylone, au moment où elle viendra d'être prise.
[7] Par conséquent, pas de rançon possible.
[8] Les étrangers, voyant combien Israël est protégé, viendront lui faire la conduite durant le voyage de retour.
[9] Cf. Lévitique, XXV, 46.
[10] Isaïe, XIV, 3 et suiv.
[11] Le poète apostrophe Nabonahid, dernier roi de Babylone, ou plutôt une sorte de roi de Babylone conçu d'une manière générale.
[12] Le mouvement des grandes constructions s'est arrêté.
[13] Comp. Ézéchiel, ch. XXXII.
[14] Montagne séjour des dieux, située dans les régions les plus inaccessibles du Nord, sorte de Merou ou d'Albordj. Voir Ps. XLIII, 3.
[15] Texte troublé.
[16] Le tombeau garde le nom après la mort. Le méchant ne doit donc pas avoir de tombeau.