HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XXV. — DERNIÈRES CONVULSIONS DE JUDA.

 

 

La position de Juda, après la prise de Jérusalem, était, à beaucoup d'égards, semblable à celle d'Israël après la ruine de Samarie. Une circonstance, cependant, tout à l'avantage de Juda, établissait entre les deux situations une notable différence. Après la prise de Samarie et la transportation des dix tribus, le gouvernement ninivite ne se préoccupa nullement des Israélites, nombreux sans doute, qui restaient dans le pays. Il amena des colons étrangers, qui ne continuèrent que faiblement la conscience israélite. Il n'en fut pas de même pour Juda. Nabuchodonosor laissa derrière lui un gouverneur chaldéen, qui s'occupa très réellement des affaires du pays et bientôt les confia à un indigène. De plus, le gouvernement babylonien n'établit pas en Judée de colons étrangers. De la sorte, Juda vaincu traversa les convulsions du mourant, tandis qu'Israël vaincu fut, en quelque sorte, décapité d'un coup.

Les difficultés pour Nabuzaradan renaissaient tous les jours. Les campagnes de Juda étaient remplies de corps francs, composés en grande partie des hommes qui étaient sortis avec Sédécias. Les piétistes, opposés à tout ce qui était militaire, paraissent avoir été très sévères pour eux. Ézéchiel entendit parler de leurs méfaits, de leurs manquements à la Thora, qui les empêcheront à jamais de posséder le pays[1]. Ces hommes, en effet, trouvaient à vivre avec une très grande difficulté ; ils torturaient la population pour se faire découvrir les silos où étaient les provisions cachées. Nabuzaradan leur donna la chasse ; il en prit sept cent quarante-cinq, qui furent à leur tour transportés[2].

L'usage des conquérants assyriens et chaldéens n'était pas de laisser des garnisons dans les pays vaincus. Les corps de l'armée qui avait fait le siège furent rappelés ou obligés de partir. Nabuzaradan eut recours alors à un expédient conforme à la politique de son pays. Bien différents des Romains, qui déléguaient rarement leur pouvoir à des indigènes, les Chaldéens, après les transportations, aimaient à former des espèces de gouvernements provisoires avec les débris des pouvoirs qu'ils avaient supprimés.

Nabuzaradan trouva le chef qu'il désirait dans un certain Gedaliah, fils d'Ahiqam, fils de Safan, qui appartenait à une des premières familles du pays, peut-être à la famille royale[3]. C'était un homme modéré, qui avait adopté une voie moyenne entre les patriotes et les prophètes, peut-être un de ceux qui avaient suivi les conseils de Jérémie et passé aux Chaldéens. Nabuzaradan lui confia les filles de Sédécias et plusieurs dépôts importants. Il était aussi préposé aux étapes et chargé d'avoir seul des rapports avec les corps chaldéens en retraite. Gedaliah, ou, comme nous disons, Godolias, établit le centre de son autorité à Mispa, près de Jérusalem. Il essaya de gagner par la douceur ses compatriotes ulcérés ; en général, il ne fit que les exaspérer et passa pour un traître auprès de ceux qui ne lui pardonnaient pas d'avoir été moins fou qu'eux. Beaucoup de Juifs, cependant, qui s'étaient réfugiés, avant le siège, dans les pays de Moab, d'Ammon et d'Édom, apprenant cette restauration, toute mesquine qu'elle était, vinrent se grouper autour de Godolias à Mispa et se mirent à cultiver le sol. Une importante adjonction vint bientôt fortifier ce faible noyau de renaissance, ce fut celle de Jérémie.

On racontait de deux manières, même dans l'école de Jérémie, la manière dont il fut sauvé de l'exil. Selon les uns[4], lors de la prise de la ville, Nabuchodonosor se souvint de celui qui l'avait si bien servi ; il donna des ordres à Nabuzaradan et à ses officiers pour qu'ils eussent soin du prophète dévoué aux Chaldéens. On le tira de la prison, et on le remit à Godolias, pour qu'il prît soin de lui. Selon une autre version[5], le vieux prophète aurait été entraîné chargé de chaînes avec la foule des captifs. A Rama, Nabuzaradan, l'ayant reconnu, l'aurait renvoyé avec toutes sortes d'égards vers Godolias, à Mispa. Les deux versions, on le voit, se réunissaient sur ce dernier point. Jérémie servit certainement l'essai de restauration de Godolias, et exerça à ce moment dans le peuple une sorte de souveraineté. L'Éthiopien Ébed-mélek, qui avait sauvé la vie du prophète, éprouva également les effets de la protection de Iahvé[6], et apporta, ce semble, au petit centre gouvernemental de Mispa l'appoint de sa bonne volonté.

L'anarchie était trop forte pour que ce projet, assez sensé en lui-même, pût réussir. Le groupe de Mispa, qui aurait pu devenir un levain pour les résurrections de l'avenir, resta toujours peu de chose. Des corps armés tenaient encore la campagne. Les chefs de ces corps se rendirent auprès de Godolias à Mispa ; c'étaient Ismaël, fils deNethaniah, Iohanan fils de Qaréah, d'autres encore. Godolias essaya de les calmer, les engagea à rester dans le pays, à travailler, à reconnaître la souveraineté du roi de Babel. Ismaël était de beaucoup l'homme le plus dangereux de la bande : il appartenait à la ;race royale et avait fait partie de l'entourage de Sédécias.

La plupart des chefs écoutèrent assez favorablement les paroles conciliantes de Godolias. Mais le brigandage était à l'ordre du jour. Les Édomites s'étaient emparés d'une partie du territoire[7] de Juda. Baalis, roi des Ammonites, s'entendait avec les assassins, surtout avec Ismaël, fils de Nethaniah. Les chefs firent savoir à Godolias qu'Ismaël voulait l'assassiner, et lui proposèrent de prendre les devants en assassinant Ismaël. Godolias refusa, et fut mal récompensé de sa loyauté ; car, peu après, Ismaël se rendit avec dix hommes à Mispa. Il tua Godolias, tout son entourage juif et les Chaldéens qui étaient avec lui. Godolias n'avait guère rempli plus de deux mois la mission difficile qui lui avait été confiée. En lui périt le dernier espoir de voir se reconstituer la société juive sur ses anciens fondements.

Ismaël, à partir de ce moment, mena la vie d'un atroce brigand. II s'empara de ce que contenait Mispa, des filles du roi, de tout ce qui s'était groupé autour de Godolias et de tout ce que Nabuzaradan lui avait confié. Une bande de quatre-vingts pèlerins, qui venaient de Samarie, de Sichem, de Silo, en habits de deuil et la figure déchirée, pour porter des offrandes et de l'encens aux ruines du temple, furent tués de la manière la plus cruelle. Ismaël se disposait à passer avec son butin chez les Ammonites, quand Iohanan fils de Qaréah et les autres chefs, irrités de ses crimes, le surprirent près de Gabaon. Les captifs qu'il emmenait firent volte-face et passèrent à Iohanan. Ismaël s'échappa avec huit hommes et parvint à gagner le pays d'Ammon.

Iohanan se trouva ainsi, vers Gabaon, à la tête d'une troupe assez considérable, composée de gens de guerre, de femmes, d'enfants, d'eunuques . Jérémie et Baruch étaient avec eux[8]. Les fugitifs contournèrent Jérusalem, allèrent camper au khan de Kimham, près de Bethléhem, se dirigeant vers l'Égypte. L'assassinat de Godolias, en effet, avait répandu la terreur dans le pays. On prévoyait les représailles que les Chaldéens ne manqueraient pas de prendre pour le meurtre de leur préfet. L'Égypte, d'ailleurs, apparaissait, à ce moment, comme la seule contrée de l'Orient où l'on n'entendît pas le fracas de la guerre, et où l'on pût trouver du pain.

La résolution de Iohanan et des autres chefs militaires était arrêtée. On voulut, cependant, pour la forme, consulter Jérémie, qui, au bout de dix jours, déclara avoir reçu une réponse de Iahvé. Jérémie se montrait tout à fait hostile au parti de la fuite en Égypte. Il se faisait garant d'obtenir le pardon des Chaldéens pour ceux qui resteraient dans le pays. Iohanan et les chefs reçurent fort mal cet oracle, affectèrent de déverser leur mécontentement sur Baruch et persistèrent à mener toute la caravane en Égypte. Ils entraînèrent avec eux Jérémie et Baruch, et arrivèrent ainsi à Daphné[9], près de Péluse, où il semble qu'ils se fixèrent.

Le mauvais génie de Jérémie ne cessa de le hanter dans ce pays tranquille, où il aurait pu mourir en paix. Nabuchodonosor restait toujours pour lui le ministre de Dieu, le représentant de Iahvé et l'exécuteur de ses volontés. A peine entré en Égypte, toujours obsédé de son idée dominante, la conquête du monde par les Chaldéens, il prédit, contre toute vraisemblance et sans doute parce qu'il la désire, la ruine du pays qui lui donne l'hospitalité, au profit de l'exterminateur de sa patrie[10]. Les temples magnifiques de l'Égypte, surtout celui du Soleil à Héliopolis, le remplissent de rage. Il voit Nabuchodonosor brisant, brûlant tout, massacrant, déportant, torturant, et, en voyant tout cela, il triomphe. Le mauvais côté du fanatisme israélite n'apparut jamais en un exemple plus frappant. En cette circonstance, du reste, Jérémie fut en pure perte prophète de malheur. Nabuchodonosor ne conquit pas l'Égypte, et le règne de Ouafra fut une époque de grande prospérité[11].

La petite colonie juive de Daphné rayonna aux alentours, à Migdol, à Memphis, dans la Haute-Égypte. Les habitudes d'idolâtrie prirent bien vite le dessus chez ces dispersés sans prêtre ni pasteur. Le culte d'Astarté ou Reine du ciel, qui avait son centre dans un quartier de Memphis[12], exerçait sur tous les Sémites résidant en Égypte une vive attraction. Ce fut l'occasion d'un manifeste de Jérémie[13], plus violent qu'aucun autre. Ceux qui se livraient au culte de la Reine du ciel, ou permettaient à leurs femmes de s'y livrer, sont présentés comme le fléau de leurs coreligionnaires. Par leur faute, le sort des réfugiés d'Égypte ne différera en rien de celui des habitants de Jérusalem.

La colonie de Daphné paraît avoir été peu docile aux ordres du prophète. Le iahvéisme pur comptait peu d'adhérents parmi ces émigrés pris au hasard ; car ils répondirent assez impertinemment qu'ils accompliraient leurs vœux faits à la Reine du ciel, comme ils avaient accoutumé de le faire, eux, leurs pères, leurs rois, leurs chefs, dans les villes de Juda et les rues de Jérusalem, au temps heureux où l'on avait du pain, tandis que, depuis qu'ils ont cessé d'encenser la Reine du ciel et de lui offrir des libations, ils manquent de tout. — Il n'était pas facile de sortir logiquement de ce cercle vicieux. Le iahvéisme était pris dans ses propres arguments. Jérémie assigna aux incrédules un signe qui devait les convaincre, c'est que Ouafra serait livré à ses ennemis, comme Sédécias avait été livré à Nabuchodonosor[14]. Il n'osait plus dire, comme il l'avait dit peu auparavant, que Ouafra serait livré à Nabuchodonosor ; car Nabuchodonosor cessait d'être en vue. Il se servait d'une formule vague qui, vu les péripéties du temps, ne pouvait manquer de se réaliser tôt ou tard[15].

Le judaïsme se trouva ainsi totalement décapité en Palestine. Jérusalem n'était qu'un tas de décombres. La campagne conserva la plus grande partie de ses habitants. Mais ces villages, troublés par les réformes de Josias, n'avaient pas de culte organisé. Le iahvéisme était véritablement déplanté. Il était tout entier en Mésopotamie et en Chaldée. La conscience israélite était supprimée en Judée. Elle avait, au contraire, en Babylonie, une intensité décuplée.

 

 

 



[1] Ézéchiel, XXXIII, 6 et suiv.

[2] Jérémie, LII, 29.

[3] On a supposé que Gedaliah était le prince davidique sur lequel, par moments, parait avoir compté Jérémie.

[4] Jérémie, XXXIX, 11-14.

[5] Jérémie, XL, XLIII.

[6] Jérémie, XXXIX, 15-18.

[7] Ézéchiel, XXV, 12, XXXV, 5, 10 ; XXXVI, 1 et suiv. ; Ps. CXXXVII, 7 ; Isaïe, LXIII, 18 (correction Grætz) ; III Esdras, IV, 50.

[8] Le détail extrême avec lequel ces épisodes sont racontés (Jérémie, ch. XI, et suiv.), vient sans doute des récits qu'en faisait Jérémie.

[9] Voir les résultats des récentes fouilles anglaises, Egypt exploration fund, n° IV.

[10] Jérémie, XLIII.

[11] Hérodote, II, 161 ; Maspero, p. 554 et suiv. Josèphe, Ant., X, XI, ne fait que tirer des conséquences de Jérémie.

[12] Hérodote, II, 112 ; Brugsch, dans la Zeitschrift für ægypt. Sprache, juin 1863, p. 9 ; renseignements de M. Maspero.

[13] Ch. XLIV.

[14] Jérémie, XLIV, 30.

[15] La mort tragique de Ouafra, arrivée en 509 par la révolte d'Amasis, ferait croire à une prophetia post eventum, provenant des disciples de Jérémie.