HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XXII. — RÈGNE DE SÉDÉCIAS.

 

 

Sédécias, comme son frère Joachaz, avait reçu de sa mère Hamoutal une forte impression d'antipathie contre les piétistes qui avaient dirigé la politique des dernières années du règne de son père. Jérémie et les prophètes lui furent presque aussi hostiles qu'à Joachaz, à Joïaqim, à Joïakin, uniquement parce qu'il était tolérant, et que la tolérance des souverains ouvrait la porte à un éclectisme religieux insupportable aux fanatiques[1]. Il semble que l'éclectisme alla jusqu'à installer des idoles dans le temple même[2]. L'encens, en tout cas, avait recommencé de brûler sur beaucoup de toits en l'honneur de Baal[3] ; des cultes païens se pratiquaient en secret[4] ; des cas de molokisme, se produisirent encore en Ben-Hinnom[5]. Aussi pendant ce règne de onze ans, Jérémie ne cesse-t-il pas un jour de se livrer contre le monde officiel aux déclamations les plus violentes. Quelquefois un vrai sentiment de justice l'anime[6]. En général, cependant, c'était bien moins la tristesse que la colère qui remplissait cette âme furieuse. Les événements, au fond, n'avaient fait que confirmer ses dires ; il n'en était que plus impérieux, plus exigeant. Loin de se réconcilier avec les conditions de la société civile, il s'enfonçait de plus en plus dans l'intransigeance, dans sa sotte admiration pour les Rékabites, dans son indifférence pour la civilisation profane.

Sédécias paraît n'avoir rien négligé de qui était possible pour sauver les restes d'une nation perdue. Un voyage qu'il fit, ce semble, à Babylone, la quatrième année de son règne[7], était destiné à tromper son suzerain. Pendant ce temps, il négociait et armait. Une dynastie, même en décadence, est toujours un foyer d'esprit national[8]. Vers l'an 595, les rois d'Édom, de Moab, d'Ammon, de Tyr, de Sidon, tinrent à Jérusalem une sorte de congrès par ambassadeurs, sans doute pour concerter une alliance contre l'ennemi commun. Toutes les espérances se réveillèrent. Plusieurs prophètes, en particulier un certain Hananiah fils d'Azzour, de Gabaon, se levèrent et annoncèrent au nom de Iahvé que l'heure de la fin de la domination de Babel était venue. Hananiah allait partout répétant ces mots : Voilà que je brise le joug de Babel ! Voilà que je brise le joug de Babel ! Le salut devait venir dans deux ans. Une grande partie du public prêtait l'oreille à des promesses creuses, qui flattaient ses espérances et ses passions.

Jérémie sentit qu'on ne pouvait combattre ces dangereuses illusions que par des moyens d'une violence extrême. Pour rendre plus sensible sa pensée sur la certitude de la captivité future, il parcourut durant plusieurs jours consécutifs les rues, les places, la tête engagée dans des pièces de bois liées par des cordes, simulant le joug d'un bœuf qui laboure. Puis, il affecta d'avoir reçu l'ordre d'envoyer des jougs semblables en cadeau aux cinq rois, avec ces mots, censés venir de Iahvé : J'ai fait la terre, les hommes et les bêtes ; je les donne à qui je veux. Je donne tout à Nabuchodonosor mon serviteur. Même les bêtes lui seront soumises, et la nation qui ne pliera pas sous son joug, je la visiterai par l'épée, la famine et la peste (parole de Iahvé !) jusqu'à ce que je l'aie exterminée par sa main. Cette horrible doctrine qu'on est coupable si l'on n'accepte pas la tyrannie du jour, censée commissionnée par Dieu, était prêchée par Jérémie sur tous les tons. Un étranger, un infidèle jouit des droits de la légitimité, uniquement parce que c'est un grand destructeur, s'étalant impudemment. Iahvé est pour Nabuchodonosor ; qui résiste à Nabuchodonosor résiste à Iahvé. Les prophètes moins pessimistes et plus patriotes qui annonçaient que l'entreprise réussirait, étaient des menteurs. Ils disent cela pour que je vous disperse et que vous périssiez. Ceux qui se soumettront au contraire, je les laisserai dans la terre pour qu'ils la cultivent et y demeurent. — Plie ton cou, disait Jérémie à Sédécias, pour que tu vives. Iahvé a prononcé la mort contre quiconque ne se soumet pas au roi de Babel. Iahvé a donné pour mission aux faux prophètes de mentir, pour qu'il ait une raison de disperser ces rebelles et de les faire périr.

Une des promesses le plus souvent répétées par les prophètes opposés à Jérémie, surtout par Hananiah, était qu'un des premiers fruits de la victoire des royaumes alliés de la région du Jourdain serait, outre le retour de Joïakin et de tous ceux qui avaient été transportés avec lui, la restitution à Jérusalem des vases d'or du temple enlevés par Nabuchodonosor. L'état de pauvreté où cet enlèvement réduisait le temple attristait tous les cœurs israélites. La perspective d'un démenti sur un point aussi important irritait vivement Jérémie. Il tenait peu au temple et aux objets de culte. L'état de désolation du lieu sacré était plutôt une confirmation de ses menaces. Sa réponse aux espérances qu'ouvrait Hananiah est singulière[9]. Les vrais prophètes ont pour fonction de prédire des malheurs. Quand ils annoncent des choses heureuses, il n'y a que l'événement qui prouve leur mission ; la présomption, d'après l'histoire prophétique antérieure, étant toujours pour l'hypothèse triste.

La faveur du peuple était évidemment pour Hananiah. Un jour que Jérémie, portant le joug sur son cou, était assis dans la cour du temple, en présence des prêtres et du peuple, Hananiah, enhardi par l'impopularité qui s'attachait à ce frénétique, qu'on voyait partout, dans les lieux publics, narguant les espérances des patriotes, se laissa entraîner par la colère. Il enleva le joug de dessus le cou du prophète de malheur, et le brisa, en prononçant ses paroles solennelles : Voici ce que dit Iahvé : Ainsi je briserai, d'ici à deux ans, le joug que Nabuchodonosor, roi de Babel, fait peser sur toutes les nations. Des applaudissements éclatèrent sans doute ; car Jérémie se retira confus. Les jours suivants, il retrouva tous ses avantages : Tu as brisé un joug de bois. En sa place, tu as préparé un joug de fer, voulant indiquer par là que la révolte qui se préparait remplacerait un état de sujétion tolérable par un état de servitude tout à fait insupportable. Hélas ! Il avait raison. Cruels moments que ceux où il n'y a pas de milieu entre une raison odieuse et un aveuglement réclamé par l'amour de la patrie !

Hananiah mourut deux mois après. On assura que Jérémie lui avait dénoncé cette mort prochaine comme une punition de la mission mensongère qu'il s'était donnée.

Les communications entre Jérusalem et les déportés de Babylone étaient très actives et contribuaient singulièrement à souffler le feu des deux côtés. Tout ce qui venait des bords de l'Euphrate respirait une piété débordante. Figurons-nous, dans les années qui suivirent 1871, la correspondance qui dut exister entre les déportés de Nouméa et les communalistes restés à Paris, on aura l'idée 4 l'exaltation réciproque que cette correspondance devait entretenir dans les deux fractions de la famille juive. La lettre missive ayant le ton du sermon, l'épître (iggéret), devenait le genre capital de la littérature sacrée des Juifs et remplaçait la surate prophétique, destinée à la récitation.

Une vision de Jérémie qui se rapporte à ce temps exprime bien l'opposition des deux Judées[10]. On y voit clairement le peu de cas que faisait le prophète du petit royaume subsistant encore et la franchise avec laquelle il s'en expliquait, au risque de décourager ceux qui cherchaient à sauver quelque chose du récent naufrage de la patrie. Deux corbeilles de figues étaient posées devant le temple, les unes excellentes, les autres à peine mangeables. Les premières représentaient les déportés en Chaldée ; les secondes, ceux qui étaient restés à Jérusalem, en particulier Sédécias, ses officiers, et ceux qui , étaient allés s'établir en Égypte. Le repentir, dans l'idée iahvéiste, était un sentiment purificateur. Les exilés ont expié leur faute ; Iahvé les a touchés et guéris ; Iahvé les replantera, les restaurera. Au contraire, Jérusalem ne se réforme pas ; elle refuse d'écouter les vrais prophètes. Sédécias et sa bande seront exterminés ; la maison de David va finir.

Dès cette époque, en effet, s'établissait l'idée que le vrai Israël était la troupe que les Chaldéens avaient amenée en exil, et qui, dix ans plus tard, devait se grossir considérablement. Jérémie réservait pour ces infortunés toutes ses sympathies[11]. Les déportés de l'Euphrate contribuaient, par leurs lettres, à inculquer le même sentiment. Ils s'envisageaient comme des victimes déjà pardonnées, tandis que Jérusalem continuait d'irriter Iahvé. Un groupe d'Hiérosolymites avait été cantonné à un endroit nommé Tell-Abib, sur le bord du fleuve Cobar, affluent de l'Euphrate, qui vient des montagnes de l'intérieur de la Mésopotamie. Parmi eux était ce jeune prêtre de Jérusalem, Ézéchiel, fils de Bouzi, que nous avons vu entraîné par les vainqueurs en 598. Il était le centre d'un groupe pieux qui se réunissait dans sa maison et l'écoutait comme un oracle[12]. Cinq ans après sa déportation, l'esprit de Dieu le toucha et lui fit voir d'étranges visions. Le tour de l'imagination prophétique était changé. Des symbolismes matériels avaient remplacé l'idéalisme clair du temps d'Isaïe. Les conceptions sur la gloire de Iahvé s'étaient compliquées. Iahvé n'est plus la tempête qui rugit, l'orage qui éclate, le feu qui brûle, le vent qui passe. Sa demeure est maintenant un ciel d'azur, un empyrée de lumière ; son entourage est composé de monstres surnaturels, de machines vivantes, roues engagées dans des roues, vaste système de transmission de force, qui ne diffère de nos idées de mécanique transcendante que par la conscience et les volontés particulières dont ce grand organisme est doué. C'était le commencement du genre des Apocalypses, que l'époque des Macchabées et l'époque chrétienne devaient affectionner si fort. C'était surtout le commencement de la Cabbale, qui se développera plus tard encore, et tout à fait à la décadence d'Israël.

Le char mystérieux, la sainte merkaba d'Ézéchiel portait avec elle le germe de beaucoup d'aberrations. Les cherub et les symboles du sanctuaire en fournirent les éléments principaux. Il est admissible aussi que les taureaux symboliques du style assyrien, qu'Ézéchiel avait pu voir, aient influé sur ses conceptions. Toujours est-il que des monstres nouveaux viennent à cette époque troubler l'imagination d'Israël, jusque-là si eurythmique et si pure. La mesure, qui s'impose aux prophètes du siècle d'Ézéchias, môme aux heures de leurs plus grands emportements, a presque disparu. Une sorte de romantisme apparaît, en opposition avec le goût, classique à sa manière, de l'ancienne littérature. Le style d'Ézéchiel est inférieur de tout point à celui des écrivains du ville et du vue siècle. L'image est souvent baroque et manque son effet. Quelquefois, cependant, elle est d'une force extraordinaire[13]. Une foule de ces mots frappés qu'on appelle bibliques viennent d'Ézéchiel. L'Apocalypse de Patmos n'est qu'un décalque des apparitions grandioses du fleuve Cobar. Le christianisme doit à Ézéchiel plus qu'à aucun autre prophète, si l'on excepte peut-être le second Isaïe.

Les idées d'Ézéchiel sont à peu près celles de Jérémie. Nulle trace de philosophie rationnelle. Parfois un instinct qui ne manque pas de profondeur lui fait concevoir Iahvé comme la force suprême, l'organisme central de l'univers ; mais ce moteur central se mêle de la façon la plus particulière à ce qui se passe dans l'humanité. La Providence d'Ézéchiel est peut-être moins capricieuse, moins personnelle que celle des anciens prophètes ; Iahvé a pourtant une politique très arrêtée, dont Israël est toujours le centre. Pour Ézéchiel, comme pour tous les prophètes, Iahvé est un Dieu jaloux de l'homme ; toute supériorité lui est une insulte. Il humilie ce qui est haut, exalte ce qui est humble ; il dessèche l'arbre vert et fait verdir l'arbre sec[14]. Ses voies quand il veut punir sont vraiment étranges. Il commande de mauvaises choses, pour se venger ; il punit une nation en lui prescrivant des rites détestables, tels que le sacrifice des enfants. Voulant infliger à un peuple le plus cruel châtiment, qui est la perte de ses aînés, il l'amène à les tuer lui-même, en lui prescrivant le molochisme[15]. Cette énormité n'est pas plus forte que quand Iahvé égare les peuples, qu'il endurcit le cœur de Pharaon, qu'il inspire les faux nabis pour le malheur de ceux qui les écoutent.

Il est remarquable, cependant, que, dans Ézéchiel, la justice de Iahvé est moins sommaire que dans les autres écrits hébreux. La conversion sincère entraîne l'oubli du passé ; on n'est pas responsable des crimes de ses ancêtres. Chacun n'est puni que pour ses méfaits. Celui qui se repent est sauvé, mais ne sauve pas les autres[16]. On dirait que l'auteur veut protester contre l'idée chère à l'école de Jérémie, que la piété des nouvelles générations ne saurait effacer les crimes des pères. Les désespérés de Judée n'avaient qu'une explication des malheurs qui les accablaient malgré leur piété, c'étaient les crimes inexpiables de Manassès. Ézéchiel paraît craindre qu'on ne fasse l'application de ce principe à ses compagnons d'exil et que Iahvé ne les rende responsables des méfaits des Hiérosolymites. Une ville coupable posséderait dans son sein trois hommes comme Noé, Daniel et Job, ces trois hommes seraient sauvés par leur sainteté, mais ne sauveraient personne avec eux[17]. Un homme pieux, dans un milieu pervers, ne doit pas se décourager ; le châtiment qui atteindra les coupables ne l'atteindra pas.

Presque toutes les années, depuis 595 jusqu'au dernier investissement de Jérusalem (590), Ézéchiel envoya ses visions prophétiques à ses frères de Judée[18]. On s'attendrait à trouver dans ces morceaux un ton consolateur ; il n'en est rien ; ce sont des menaces, d'amers reproches[19]. L'auteur est singulièrement au courant de ce qui se passe à Jérusalem. Il connaît par leurs noms les chefs de chaque parti, tous les hommes notables[20]. La catastrophe de Joïakin ne les a pas améliorés. Il y a des impies pour dire que cette catastrophe est la preuve que Iahvé a abandonné sa terre, qu'il ne tient plus à son titre de Dieu de Juda[21]. Les Hiérosolymites sont pires que les païens[22]. Les gens les plus graves pratiquent l'idolâtrie, adorent le soleil levant. Les idoles se voient de tous les côtés ; les femmes pratiquent sur le bord des eaux les rites larmoyants des adonies[23]. Il y avait des lévites qui officiaient dans les cultes étrangers, des étrangers incirconcis qui célébraient le culte de Iahvé[24]. Ces abominations s'étalaient à la porte du temple ; un mur seul les séparait du sanctuaire. Les rois y présidaient, et sanctionnaient les monstruosités du culte de Moloch[25]. Le temple même en était souillé, et les pratiques les plus abominables franchissaient l'enceinte sacrée[26].

Telle mère, telle fille[27] ! Tu es bien la fille de ta mère, qui planta là son mari et ses enfants ; tu es bien la sœur de tes sœurs, qui suivirent ces beaux exemples de famille. Votre mère était hittite et votre père Amorrhéen. Ta grande sœur, c'est Samarie avec ses filles, qui demeure à ta gauche ; ta petite sœur qui demeure à ta droite, c'est Sodome avec ses filles... Par ma vie, dit Adonaï Iahvé, Sodome, ta sœur, avec ses filles, n'a point fait ce que vous avez fait, toi et les tiennes. Voici quel était le crime de Sodome, ta sœur... Et quant à Samarie, elle n'a pas commis la moitié autant de péchés que toi... Tu as fait absoudre tes sœurs par les abominations que tu as commises

Le prophète se complaisait surtout dans l'allégorie de deux sœurs, Oholah et Oholibah, désignant Samarie et Jérusalem, courtisant dès leur jeunesse les étrangers, s'éprenant d'eux sur les portraits qu'elles voient dessinés au vermillon sur les murailles, se livrant avec eux à tous le crimes, et finissant par trouver dans leurs baisers infâmes l'ignominie et la mort[28].

Certes, en tout cela l'exagération était extrême. Dans ce tableau, étrangement poussé au noir, on sent trop bien les antipathies personnelles du clérical, les dénonciations qu'il recevait chaque jour. On sent la coterie pieuse, avec ses commérages, ses petites délations. Aux yeux du prophète exilé, les gens qui approchent du sanctuaire sont les plus coupables[29] ; les faux prophètes, les sorcières de bas étage pullulent de toutes parts[30]. Chose plus inouïe, peut-être ! Il y a des gens qui ne croient pas aux prophéties[31]. Les saints sont clans la ville une élite, gémissant des crimes qu'on commet autour d'eux. Le sang des innocents coule à flots dans les rues[32]. Les messagers des vengeances célestes marquent les élus en traçant sur leur front le signe thav (une croix, le thav ancien ayant cette forme) ; tout le reste est voué à la mort ; le massacre commencera par le temple et ses alentours[33].

La politique d'Ézéchiel ne diffère en rien de celle de Jérémie[34]. Il apostrophe le roi de la manière la plus brutale[35]. Nabuchodonosor remplit un rôle providentiel ; il est l'agent de Iahvé ; il faut le respecter. Sédécias est un coupable. Il a prêté serment à Nabuchodonosor de ne pas armer, de rester humble et faible ; or il ne cesse de demander à l'Égypte des chars de guerre et des soldats. En faisant cela il insulte Iahvé, qui a donné le pouvoir à Nabuchodonosor[36]. Il sera puni de son parjure et amené à Babylone, où il expiera son crime[37]. Son armée sera détruite, les débris de la nation seront dispersés[38]. Puis Iahvé recueillera son peuple des pays où il l'a semé. Tout Israël sera réuni et restauré en un centre unique, Jérusalem[39]. Jérusalem et Samarie auront le même sort[40] ; mais l'avenir ultérieur appartient à Jérusalem seule.

Aux déportés de Mésopotamie, Ézéchiel ne trouve à prêcher que la patience. Absolument hostile à toute idée de révolte contre un pouvoir qui se présente à lui comme l'expression de la fatalité, ou pour mieux dire, de la volonté de Iahvé, il veut qu'on en attende paisiblement la fin. Tous les prophètes de la captivité n'étaient pas aussi résignés. Les exilés sont coutumiers de se faire des illusions. Plusieurs des transportés de la Babylonie se croyaient à la veille du retour[41]. Des prophètes s'élevaient parmi eux, leur annonçant une prochaine délivrance. Les malheureux colons, leurrés par ces promesses, ne faisaient dans le pays de leur exil aucun établissement stable. Ils ne cultivaient pas les terres qu'on leur avait données. Ils s'envisageaient comme des déportés temporaires, susceptibles d'être rapatriés d'un jour à l'autre. On citait, en particulier, Achab fils de Qolaïah et Sidqiah fils de Maaseïah, qui, à ce qu'il parait, provoquaient à la rébellion. Des mouvements comme celui de Hananiah de Gabaon, en Judée, devaient sûrement contribuer à exciter ces rêves d'un patriotisme s'aveuglant lui-même.

Cette fois encore, Jérémie se donna pour mission de décourager les espérances nationales. Il profita, pour transmettre une lettre aux exilés[42], d'une ambassade, composée d'Élasa fils de Safan et de Gémariah fils de Hilqiah, que Sédécias envoya vers Nabuchodonosor, à Babylone. Il y a dans ce morceau des conseils d'une haute sagesse, qui ont été, pendant des siècles, la règle du judaïsme dispersé[43]. Jérémie, d'un autre côté, aurait voulu servir les vues du gouvernement babylonien qu'il ne se serait sûrement pas exprimé autrement. Nous savons que, dans les grands malheurs nationaux, on arrive facilement, par une certaine sincérité, à se donner les apparences de traître et d'ennemi de la patrie.

Voici ce que dit Iahvé Sebaoth, le Dieu d'Israël : A tous les exilés que j'ai fait transporter de Jérusalem à Babel. Bâtissez des maisons, et demeurez-y ; plantez des jardins, et mangez-en les fruits. Prenez des femmes, ayez des fils et des filles ; donnez des femmes à vos fils et mariez vos filles, pour qu'elles engendrent à leur tour. Multipliez-vous là, et ne laissez pas votre nombre se réduire. Contribuez à la prospérité de la ville où je vous ai fait transporter, et priez pour elle, car votre prospérité dépend de la sienne. Ne vous laissez pas séduire par les prophètes qui sont au milieu de vous ni par vos devins. Ils mentent ; je ne leur ai pas donné mission, dit Iahvé ! Car voici ce que dit Iahvé : Quand soixante-dix ans[44] seront accomplis, je vous visiterai, et j'accomplirai la promesse que j'ai faite de vous ramener de ce lieu-ci...

Le prophète n'est jamais tolérant pour ses confrères. Si nous avions toute la correspondance secrète des saints, nous y trouverions plusieurs pages comme celle-ci[45].

Ah ! vous me dites : Dieu nous a suscité des prophètes en Babel. Écoutez la parole de Iahvé, vous tous que j'ai fait déporter de Jérusalem à Babel. Voici ce que dit Iahvé Sebaoth, le dieu d'Israël, au sujet d'Achab fils de Qolaïah et de Sidqiah, fils de Maaseïah, qui vous prophétisent des mensonges en mon nom. Voici que je les livre aux mains de Nabuchodonosor, roi de Babel, qui les fera mourir sous vos yeux, et, dans toute la colonie de Juda déportée à Babel, on se servira de leurs noms pour maudire, en disant : Que Iahvé te fasse comme à Sidqiah et à Achab que le roi de Babel a fait rôtir au feu ! Tout cela parce qu'ils ont commis une impiété en Israël en se livrant à l'adultère[46], et qu'ils ont dit mensongèrement en mon nom des choses que je ne leur avais pas commandées.

La lettre de Jérémie fit à Babylone le plus mauvais effet. Un prophète exilé, Sémaïah le Néhélamite, écrivit en ces termes au préfet du temple, Sefaniah fils de Maaseïah[47] :

Iahvé t'a établi prêtre à la place du prêtre Joïada[48] pour le bon ordre du temple, qui veut que tout homme fanatique et faisant le prophète soit mis au ceps et au carcan. Pourquoi donc n'as-tu pas repris ce Jérémie d'Anatoth, qui fait le prophète chez vous, quand il nous a envoyé un message à Babel pour nous dire : Cela durera longtemps. Bâtissez des maisons et demeurez y ; plantez des jardins et mangez-en les fruits.

Sefaniah lut cette lettre devant Jérémie, qui répondit par un oracle sanglant contre Sémaïah.

Mande à tous les déportés, et dis-leur : Parce que Sémaïah vous a prophétisé, sans que je lui en aie donné mission, et qu'il vous a fait mettre votre confiance dans le mensonge, voici ma vengeance sur Sémaïah le Néhélamite et sur ceux de sa race : Nul d'entre eux ne demeurera au milieu de ce peuple, ni ne verra le bien que je veux lui faire, parole de Iahvé ! car il a prêché la révolte contre Iahvé !

C'est ici la plaie du prophétisme hébreu, du mahdisme musulman et en général de l'inspiration sémitique. Le mal suprême, selon le croyant, est de ne pas écouter Dieu parlant par son vrai prophète[49]. Mais qui est ce vrai prophète ? A quel signe le reconnaître ? On n'a en réalité que son affirmation, laissant toujours la porte ouverte à des affirmations contraires. Le prophète n'a derrière lui ni la force ni la raison ; rarement il ose en appeler au miracle. Quod gratis asseritur gratis negatur. Effroyable dilemme, qui, se combinant, avec le dogme de l'identification de Dieu et de son prophète, ne pouvait manquer d'engendrer un fanatisme terrible et de provoquer d'atroces injures ! Jérémie nous fait horreur quand nous le voyons se délecter dans la pensée de son rival en prophétie brûlé à petit feu par Nabuchodonosor. Jérémie trouvait cela parfaitement naturel. Le malheureux, en exprimant une opinion différente de la sienne, avait prêché la révolte contre Iahvé.

Certes, en tout ceci, il faut faire une part à ce grossissement colossal que fait subir à toute pensée la rhétorique orientale. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que ces odieuses déclamations de Jérémie auraient pu, si on les avait écoutées, prévenir d'affreux massacres. Dans les moments de crise, le patriote qui essaie de rendre sensible la puissance de l'étranger passe toujours pour un ami de l'étranger. Soumettez-vous au roi de Babel, pour que vous viviez ! Cela était dur à entendre. Figurons-nous, au mois de juillet 1870, un publiciste parcourant les boulevards avec un collier de cheval passé au cou, et prédisant la victoire des Prussiens : l'acte de cet exalté eût certainement paru à tous blâmable au plus haut degré. Dans ces cas, on n'est excusé d'avoir vu clair que quand les faits ont parlé. La conduite de Jérémie ne saurait donc dès à présent être condamnée sans réserve. Les événements se chargeront bientôt de démontrer que, s'il eut les plus grands torts dans la forme, il avait pour le fond entièrement raison.

 

 

 



[1] Voir ci-après, le tableau des mœurs de Jérusalem tracé par Ézéchiel.

[2] Jérémie, XXXII, 34.

[3] Jérémie, XXXII, 34.

[4] Ézéchiel, XXIII, 11 et suiv.

[5] Jérémie, XXXII, 35 (cf. VII, 30 et suiv.) ; Ézéchiel, XVI, 20-21 ; XXIII, 37 ; peut être XLIII, 7.

[6] Jérémie, XXI, 11-12.

[7] Jérémie, LI, 59.

[8] Jérémie, ch. XXVII et XXVIII. Le verset 1 du ch. XXVII renferme une faute de copiste évidente, Joïaqim pour Sidqiahou. Les versets 7 et 19-22 du ch. XXVII, qui manquent dans le grec, sont suspects d'interpolation, au moins partielle.

[9] Jérémie, XXVII, 16 et suiv. La rédaction est perplexe. Il y a là deux textes superposés. On a substitué le deuxième texte, 21-22, post eventum.

[10] Ch. XXIV, répété en partie dans XXIX, 16-26, passage transposé. Se rappeler que ces surates n'ont été écrites que pendant l'exil et que plusieurs nuances ont pu être forcées.

[11] Certains passages d'Ézéchiel (ch. XIV, 1 et suiv.) montrent cependant que l'idolâtrie n'était pas extirpée complètement du sein de la communauté déportée.

[12] Ézéchiel, VIII, 1 ; XIV, 1 ; XX, 1, 4.

[13] Voir surtout la belle suite d'images, ch. XXI.

[14] Ézéchiel, XVII, 24.

[15] Ézéchiel, XX, 25-26.

[16] Ézéchiel, XIV, 14 et suiv. ; XVIII, 1 et suiv.

[17] Ézéchiel, XIV, 19-24.

[18] Ézéchiel, du ch. I au ch. XXIII inclusivement.

[19] Ch. XX, XXI, etc.

[20] Ch. VIII, 11 ; XI, 1.

[21] Ch. VIII, 12, et IX, 9.

[22] Ch. V.

[23] Ch. VIII, 14.

[24] Ch. XLIV, 5 et suiv.

[25] Ézéchiel, XLIII, 7 et suiv. Cf. XXXIII, 39.

[26] Ézéchiel, ch. VIII.

[27] Ézéchiel, ch. XVI, 44 et suiv. C'est à Jérusalem que le prophète s'adresse.

[28] Ézéchiel, XXIII.

[29] Ézéchiel, IX, 6.

[30] Ézéchiel, XIII et XXII entiers.

[31] Ézéchiel, XII, 23-28.

[32] Ézéchiel, XXII, 3, 6 ; XXIV, 6, 8, 9 et le surplus du grec après 14.

[33] Ézéchiel, IX.

[34] Voir surtout ch. XVII, XIX, XXI.

[35] Ézéchiel, XXI, 30.

[36] Ézéchiel, XVII, 11 et suiv.

[37] Ézéchiel, XII, XXI, etc.

[38] Ézéchiel, XV, etc.

[39] Ézéchiel, XX, 40.

[40] Ézéchiel, XXIII.

[41] Jérémie, XXIX (vers 592).

[42] Jérémie, XXIX.

[43] C'est ce qui fait que, dans les questions intérieures d'un pays, le juif donne presque toujours d'utiles avis. Il est clair, d'un autre côté, que cela fait de bons conseillers municipaux, non de vrais patriotes.

[44] Nombre rond, consacré pour signifier deux générations à peu près. En fait, la captivité ne dura que soixante-deux ans, pour ceux de la première transportation.

[45] Jérémie, XXIX, 15-23, en supprimant 16-20, qui manquent dans le grec, et ne sont qu'un équivalent du ch. XXIV.

[46] C'est-à-dire en adultérant le prophétisme.

[47] Successeur de Pashour.

[48] Probablement le célèbre Joïada du temple de Joas.

[49] Jérémie, XXXVII, 2.