HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XIX. — JOÏAQIM. - DISGRÂCE DES PIÉTISTES.

 

 

Le sentiment qui avait porté Josias à favoriser les réformes prêchées par Jérémie était si bien un sentiment personnel que trois de ses fils et un de ses petits-fils, qui règnent après lui, sont notés du même stigmate que les plus mauvais rois. Il ne faut pas se laisser égarer par de telles déclamations. Les dévots se montrent toujours incontentables. Ce qu'on fait pour eux leur était dû ; ce qu'on ne fait pas est un crime. Il est clair que Joachaz, Joïaqim, Joïakin, Sédécias ne furent nullement des princes selon le cœur des anavim. Mais s'imaginer qu'ils supprimèrent le culte de Iahvé, dont Josias avait été le promoteur, serait une très fausse conception. Là est l'erreur capitale qui résulte du Livre des Rois. On dirait, en lisant ce médiocre ouvrage, que les rois de Juda se succédèrent comme le blanc et le noir, comme des amis et des ennemis du iahvéisme. Si les choses s'étaient passées d'une manière aussi tranchée, nous en verrions le reflet dans le livre de Jérémie. Le ton du livre de Jérémie est une colère perpétuelle, non une alternative de satisfaction et de colère. La vérité est que les rois de Juda admirent tous Iahvé comme le dieu national. Leurs noms seuls suffiraient à le prouver. Il n'y avait pas d'impies parmi les souverains de ce temps. Nier le dieu national eût été se nier eux-mêmes. Seulement, il y avait des degrés dans le zèle. Pour les uns, le culte de Iahvé était ce que le culte de Camos fut pour Mésa, ce que le culte de Salm était pour Salmsézab. Pour d'autres, disciples des prophètes, le culte de Iahvé était gros de conséquences sociales, politiques ; il entraînait une morale, une censure des mœurs publiques, un mépris des préparatifs militaires qu'aucun patriote sérieux ne pouvait approuver.

La réaction qui suivit la mort de Josias ressemble donc beaucoup à celle qui suivit la mort d'Ézéchias. La secte piétiste, maîtresse de la conscience du roi, avait excité chez les mondains de sourdes colères. Le roi avait agacé par sa bigoterie, ses femmes et ses fils. On était fatigué de l'hypocrisie officielle. La situation ressemblait à ce qu'elle fut en France à la fin du règne de Charles X. La condition du parti dévot, après la bataille de Megiddo, fut la même que celle de la coterie cléricale après 1830. Joïaqim, qui paraît avoir été un prince libéral et Modéré, fut jugé comme Louis-Philippe l'est de nos jours par l'école catholique ; il passa pour un impie, tout en n'ayant fait que défendre les droits les plus élémentaires de la royauté.

Ce qui prouve bien que le mouvement anavite ne fut pas persécuté, mais simplement qu'il n'eut plus la faveur de la cour, c'est que ce mouvement ne fut pas sérieusement entravé par la mauvaise humeur des fils et petits-fils de Josias, pas plus que le mouvement catholique ne fut arrêté par la révolution de 1830. Les vingt années qui s'écoulent de la mort de Josias à la ruine de Jérusalem sont aussi fécondes pour le développement du judaïsme que les années précédentes. La réforme religieuse avait tellement cause gagnée que le bon ou le mauvais vouloir des souverains n'avait plus qu'une importance secondaire. Le code découvert ou plutôt composé sous Josias, quoique non appliqué civilement, continue à exercer son influence. Jérémie a un rôle plus considérable que jamais. Autour de lui se forme le groupe qui emportera la pensée anavite dans l'exil. Habacuc, Uriah, d'autres prophètes encore soufflent le feu, activent la fournaise. Hanau, fils d'Igdaliah, qualifié homme de Dieu[1], réunissait autour de lui des fils nombreux dans une des liska du temple, au premier étage au-dessus de celle de Maaseïah fils de Sallum, gardien du seuil (près de l'entrée de la grande cour par conséquent). Ézéchiel se formait dans cette atmosphère ardente[2]. L'affirmation exaltée que Iahvé sauve toujours ses serviteurs, et cela d'autant mieux qu'ils emploient moins les précautions humaines, ce qu'on appelle le fatalisme musulman et ce qui est en réalité le fatalisme juif, devenait un dogme absolu, une frénésie.

La dynastie, le parti militaire et patriote semblaient des forteresses isolées au milieu de la nation, entraînée ailleurs par ses zélotes. Usée par le piétisme, méprisée par les saints, la cour n'était plus qu'une aristocratie, sans lien avec ce qui passionnait réellement l'âme du peuple. Ce n'étaient pas, à ce qu'il semble, des hommes sans mérite que ces derniers princes de Juda, qui essayèrent de lutter avec courage contre la désorganisation nationale. Mais il est dangereux pour une nation de porter une religion dans son sein. Nabuchodonosor et Titus furent bien les instruments, sinon de Dieu, du moins d'une loi divine. La nation qui travaille pour l'humanité est toujours victime de l'œuvre universelle qu'elle accomplit. De toute façon, l'existence d'un pouvoir laïque à Jérusalem était devenue une impossibilité. Au premier coup d'œil, on trouve, dans l'histoire de la race juive, deux éléments qui présentent entre eux un contraste étrange : d'une part, de brillants héros à la façon des anciens cavaliers arabes, des Gédéon, des Saül, des David ; d'une autre part, des saints, à l'aspect morose, sordide, monacal. L'un des éléments a tué l'autre. La lutte qui a définitivement éliminé d'Israël la tradition mâle et guerrière eut lieu après la mort de Josias, durant les années de crise qui nous restent à raconter.

Nous avons vu que Joachaz, durant son règne très court, excita fortement l'antipathie des amis de son père. La haine de Jérémie et de ses adeptes fut bien plus vive encore contre Joïaqim. Un parti religieux qui a été au pouvoir et qui en est tombé passe à l'état d'enragement contre ceux qui ne veulent pas se soumettre à ses exigences. Joïaqim avait sans doute tort de ne pas prendre l'extérieur de désolation que comportaient les circonstances ; mais il est des cas où il y a du courage à réagir contre la tristesse générale. On accusait Joïaqim de se faire bâtir des palais, an milieu de, la détresse publique, au moyeu de la corvée. Dès les premiers jours du règne de ce prince, parut un manifeste de Jérémie, où tous les regrets du passé, toutes les rancunes contre le présent se manifestent avec une sorte d'aigreur concentrée[3].

Voici ce que dit Iahvé : Descends à la maison du roi de Juda et là parle en ces termes : Écoute la parole de Iahvé, roi de Juda, qui sièges sur le trône de David, toi et tes serviteurs et ton peuple qui entre par ces portes ! Voici ce que dit Iahvé : Faites justice, agissez selon l'équité, arrachez celui qu'on dépouille des mains de l'oppresseur, ne faites pas violence à l'étranger, à l'orphelin, à la veuve, et ne versez point de sang innocent en ce lieu-ci. Si vous voulez agir selon cette parole, il entrera encore par les portes de cette maison des rois de la race de David, héritiers de son trône, montés sur des chars et des chevaux, entourés de leurs officiers et de leur peuple. Mais si vous n'écoutez point ces avertissements, je jure par moi-même, dit Iahvé, cette maison deviendra une ruine... Toi, qui es aujourd'hui un Galaad, un sommet du Liban, je ferai de toi, je le jure, un désert, une ville inhabitée. J'ai dressé contre toi une liste de destructeurs, chacun avec ses armes, pour qu'ils abattent tes beaux cèdres, et les jettent au feu. Et quand les gens en foule passeront près de cette ville et se demanderont les uns aux autres : Pourquoi Iahvé en a-t-il agi ainsi à l'égard de cette grande ville ? on leur répondra : C'est que ses habitants ont abandonné l'alliance de Iahvé, leur Dieu ; ils se sont prosternés devant d'autres dieux, et ils les ont adorés.

Ne pleurez pas celui qui est mort[4], et ne le plaignez pas ! Pleurez, pleurez celui qui est parti[5] ; car il ne reviendra plus, il ne reverra plus la terre de sa naissance. Voici, en effet, ce que dit Iahvé, au sujet de Salloum, le fils de Josias, roi de Juda, qui a régné à la place de sou père, et qui a quitté ce lieu-ci pour n'y plus revenir. Il mourra là où on l'a déporté ; il ne reverra plus cette terre !

Malheur à celui qui bâtit sa maison au moyen de l'injustice[6], et ses pavillons au prix de l'iniquité ; qui fait travailler son semblable pour rien, sans lui donner de salaire ; qui dit : je me bâtirai une maison vaste, des pavillons bien aérés, avec de grandes fenêtres, des plafonds de Lois de cèdre, peint en ronge. telle royauté que celle qui met son point d'honneur dans les lambris de son palais ! Ton père mangeait et buvait [comme tout le monde] ; mais il rendait la justice avec équité, et par suite il fut heureux ; il faisait droit au pauvre, au malheureux, et il s'en trouva bien. Voilà ce qui s'appelle me connaître, dit Iahvé. Mais toi, tu n'as d'yeux et d'intelligence que pour ton intérêt, pour verser le sang de l'innocent, pour exercer l'oppression et la violence.

C'est pourquoi voici ce que dit Iahvé, au sujet de Joïaqim, fils de Josias, roi de Juda On n'entendra pas à ses funérailles les lamentations [ordinaires] Hélas, mon frère ! hélas, ma sœur ! On ne criera pas : Hoi adon hoi hodo ![7] C'est la sépulture d'un âne qu'on lui donnera ; ou le traînera, on le jettera hors des portes de Jérusalem.

Si ce discours fut réellement tenu à la porte du palais de Joïaqim, il faut au moins accorder à ce roi une qualité, la patience. Soyez justes pour les faibles, et la dynastie continuera. Sinon, la ville sera détruite. Cela paraît très moral ; mais le pauvre Josias avait rempli ce programme et n'en était pas moins mort à trente-huit ans. Soutenir, au lendemain de Megiddo, que Josias avait été dignement récompensé, c'était vraiment dépasser toute limite en fait de paradoxe. II ne faut pas, par excès de zèle pour la justice, donner aux hommes de trop mauvaises raisons de faire le bien. Cette atroce haine contre le luxe[8], ces injures contre Jérusalem parce que ses maisons sont belles[9], ce parti pris d'empêcher tout développement profane et en particulier la formation d'une classe militaire riche, étaient bien plus délétères que quelques fenêtres largement ouvertes et quelques pièces spacieuses dans un palais. Certes, si Joïaqim ne payait pas ses ouvriers, il avait tort ; mais, depuis que nous avons vu comment l'opinion démocratique traite obstinément de voleurs ceux qui font travailler le peuple, nous sommes devenus précautionneux devant de telles allégations.

Une scène plus violente encore eut lieu dans le temple[10], peu de temps après l'incroyable invective dont nous venons de parler. Jérémie, saisi par l'esprit, se plaça dans la cour sacrée pour s'adresser aux pèlerins de Juda assemblés. Sa prédication fut hautaine et menaçante. Si le peuple n'observe pas la loi que Iahvé lui a donnée, et n'écoute pas les prophètes, il arrivera au temple de Jérusalem ce qui est arrivé à celui de Silo ; la ville sera détruite. A. ces mots, les prêtres, les prophètes, le peuple s'ameutèrent ; on entendit des cris de mort. Jérémie dut son salut aux princes et aux officiers du palais, qui donnèrent, ce jour-là, le plus bel exemple, défendant la liberté de leur adversaire. Ils rappelèrent que, du temps d'Ézéchias, Michée avait dit des paroles aussi fortes, et ne fut pas mis à mort pour cela ; au contraire, on l'écouta, on apaisa Dieu, et Dieu changea d'avis. Jérémie trouva surtout un protecteur chaleureux dans Ahiqam fils de Safan, celui-là même que nous avons vu mêlé à l'épisode de la découverte de la Thora. Cet homme universellement respecté couvrit l'agitateur imprudent et empêcha qu'on ne le livrât au peuple pour le faire mourir. En général, le gouvernement montrait envers Jérémie une patience extrême, sans doute en souvenir de ses relations avec Josias et des égards dont on l'avait vu entouré.

Les proclamations furibondes de Jérémie se succédaient de jour en jour. Une sécheresse, une année moins bonne que les autres devenaient un argument entre ses mains[11]. Les péchés du peuple en étaient la cause. On prêtait à Iahvé les raisonnements de l'homme le plus borné dans son entêtement. Il rompait avec son peuple ; il ne voulait plus de vœux, ni de sacrifices.

Quand même Moïse et Samuel se présenteraient devant moi pour ce peuple[12], mon âme ne reviendrait pas à lui. Chasse ces gens de ma présence, et qu'ils s'en aillent. Et quand ils te diront : Où donc irons-nous ? tu leur diras : Voici ce que dit Iahvé : Qui à la peste, à la peste ! qui à l'épée, à l'épée ! qui à la famine, à la famine ! qui à l'exil, à l'exil. Et je commissionnerai coutre eux quatre espèces de ravageurs, dit Iahvé, l'épée pour égorger, les chiens pour traîner, les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages pour dévorer et détruire. Et je ferai d'eux un objet d'horreur pour tous les royaumes de la terre. Tout cela à cause de Manassès, fils d'Ézéchias, roi de Juda ; à cause de ce qu'il a fait à Jérusalem.

Ce système de terreur, organisé par un individu en dehors de l'État, était subversif de tout ordre public, et, quand Jérémie nous apprend que les faux prophètes combattaient les alarmistes[13], nous sommes tentés de trouver que les rôles étaient renversés. Dès les premières années de Joïaqim, Jérémie annonçait la ruine de Jérusalem[14]. Sans doute, l'instrument du châtiment divin, à ses yeux, ne devait pas être l'Égypte. Le drapeau de la puissance chaldéenne n'était pas levé encore ; mais Jérémie avait le sentiment que le torrent de la dévastation viendrait, comme tant d'autres fois, de l'Est et du Nord. Les images de la bataille de Megiddo se pressent dans son esprit[15]. Il affirmait que l'avenir verrait pis encore. Il avait raison ; mais qu'il est triste d'avoir raison contre les illusions de sa patrie !

Jérémie avait des émules, qui, n'étant pas protégés par les mêmes respects et les mêmes souvenirs, trouvaient l'autorité plus sévère, ou, si l'on veut, moins faible pour leurs excès. Jérusalem possédait une bande de ces hurleurs, qu'on ne peut comparer qu'aux journalistes radicaux de nos jours, et qui rendaient tout gouvernement impossible. Un certain Uriah fils de Semaïah, de Kiriat-Iarim[16], vomissait contre la ville et contre le pays d'effroyables menaces. Le roi, ses capitaines et ses princes, tout le parti patriotique et militaire, fuit outré de cet acharnement à décourager la nation dans un moment aussi critique. Il est toujours pénible pour de braves militaires d'entendre prêcher l'inutilité de -leurs efforts. Le militaire a besoin d'espérance, et celui qui lui dit, même avec d'excellentes raisons : Votre défaite est certaine, est sûr de l'agacer. Les officiers et les princes résolurent de tuer Uriah. Celui-ci s'enfuit en Égypte. Joïaqim envoya pour le saisir Elnathan fils d'Akbor et plusieurs autres. Ceux-ci l'amenèrent au roi, qui le fit mourir par le glaive et ordonna que son corps fût jeté à la fosse commune.

L'entente, on le voit, était impossible entre des fanatiques qui aimaient mieux voir la patrie anéantie que moins sainte qu'ils ne la rêvaient, et des militaires, nullement impies, mais incapables de concevoir de grands raffinements en religion. La simplicité patriarcale, qui faisait le fond de l'esprit 1prophétique, ne permettait pas la formation d'une armée sérieuse. L'état patriarcal suppose que la tribu n'a pas affaire à de grands empires. Les prophètes s'obstinaient à maintenir ces idées puériles dans un temps qui exigeait un État bien plus sérieusement organisé. La colère qu'ils excitaient chez les laïques sensés se comprend facilement. La, condition de l'homme de guerre ne va pas sans une certaine crânerie extérieure ; un militaire humble est une contradiction. La royauté, d'un autre côté, suppose un palais décoré avec quelque style, un peu de pompe et d'apparat. Le prophète, envisageant tout cela comme des crimes envers Iahvé, était en réalité le destructeur de l'État, l'ennemi de la patrie ; comme le démocrate extrême de nos jours, qui ne veut pas faire les dérogations au principe d'égalité nécessaires pour avoir une armée. Une société trop douce est faible ; le monde n'est pas composé de parfaits ; il y a des abus nécessaires. Le bouddhisme, qui devait réaliser plus tard le programme moral des prophètes, a rendu les populations qui s'y sont livrées incapables de toute vie politique et nationale.

Au milieu de tant de contradictions, ne laissant que le choix de l'erreur, qui peut avoir la prétention d'être sans péché ? Celui qui craint de se tromper, et ne traite personne d'aveugle ; celui qui ne sait pas au juste quel est le but de l'humanité, et l'aime tout de même, elle et son œuvre ; celui qui cherche le vrai avec doute et qui dit à son adversaire : Peut-être vois-tu mieux que moi ; celui, en un mot, qui laisse aux autres la pleine liberté qu'il prend pour lui. Celui-là peut dormir tranquille et attendre en paix le jugement du monde, s'il y en a un.

 

 

 



[1] Jérémie, XXXV, 4.

[2] On peut le supposer né vers 620 avant Jésus-Christ.

[3] Jérémie, XXII, 1 et suiv.

[4] Josias.

[5] Joachaz.

[6] Dirigé contre le luxe de Joïaqim.

[7] Chant des fêtes de Tammuz ; d'où les Grecs prirent le nom d'Adonis.

[8] Comparez Jérémie, XXII, 13-14.

[9] Jérémie, XXII, 23.

[10] Jérémie, XXVI.

[11] Jérémie, XIV et commencement de XV.

[12] Jérémie, XV, 1.

[13] Jérémie, XIV, 13 et suiv.

[14] Ch. XIV.

[15] Ch. XV, 4-9.

[16] Jérémie, XXVI, 20 et suiv.