HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XVIII. — RÉVOLUTIONS DE L'ORIENT. - MORT DE JOSIAS.

 

 

Telles étaient les étranges poursuites où s'engageait, seul au monde, le tout petit Juda. Trente-huit ans après la réforme de Josias, la nation juive disparaît, de même que, trente-sept ans après Jésus, toute trace de nationalité juive s'évanouit. Ces fièvres puerpérales d'Israël, symptomatiques des grands enfantements de l'humanité, étaient si intenses que chaque crise finissait par une mort apparente, bientôt suivie de résurrections imprévues.

Le mouvement qui agitait Israël, en effet, devait aboutir à la religion du genre humain ; il n'en pouvait sortir une nation. Jérusalem a reçu des prophètes un stigmate définitif. Ce sera la ville sainte de toutes les religions ; ce ne sera jamais une ville de culture profane. Jérémie l'a frappée d'un sort. Ce sombre génie y régnera éternellement. Le droit sens sera exclu de ses murs ; tous les fanatismes s'y livreront bataille, jusqu'à ce qu'elle arrive à l'état où nous la voyons de nos jours, — cage de fous, malsaine pour la raison de ceux qui y demeurent, pôle magnétique de toutes les insanités, champ clos où les aliénés des genres les plus divers se donnent rendez-vous pour se disputer et mourir.

L'idéal que rêvaient les prophètes était une paix où, ton te trace d'aristocratie militaire ayan t disparu , il ne pût plus être question que de réformes sociales. Or l'état général du monde se prêtait de moins en moins à ces utopies. Pendant que la Thora se fondait à Jérusalem, sous la double influence de Josias et de Jérémie, les plus graves révolutions se passaient sur le Tigre et l'Euphrate. Ninive avait gardé sa suprématie sur l'Orient pendant les règnes de Manassès et d'Amon. Assourbanipal succéda à Asarhaddon, et représenta dans sa plénitude l'idéal du roi d'Assyrie, puissant et cruel à la fois. Les Mèdes, quoique menaçants, n'étaient encore qu'un point noir à l'horizon. La féodalité assyrienne arrivait à la plus vaste extension qu'une agglomération d'hommes, sous un pouvoir central, eût su atteindre jusque-là.

Nous avons vu, vers 750, le prophète Nahum annoncer la ruine de Ninive, avec cette joie secrète qui remplit le cœur du Juif, quand il entrevoit la ruine de ses ennemis. On ne se trompe jamais, du reste, quand on prédit aux œuvres humaines qu'elles subiront la mort. Nafela nafela Babel est une prophétie qui se réalise toujours. L'oracle de Nahum s'accomplit au bout d'environ vingt-cinq ans. Assour-édil-ilani, successeur d'Assourbanipal, fut le dernier roi de Ninive. L'empire assyrien, déjà affaibli par les Scythes, tomba sous l'effort des Mèdes (vers 625). La ville ne se releva plus. La population émigra ou se porta sur la rive opposée. Ninive tomba en un jour. Mossoul se bâtit de l'autre côté, en laissant intact ce vaste champ de ruines, qui réservait à la science moderne de si prodigieuses surprises.

La ruine de Ninive n'eut pas dans les affaires de la Syrie les conséquences que l'on aurait pu supposer[1]. Babylone concentra désormais toute la force d'action du vieil Assur. Les Mèdes n'exercèrent pas en deçà de l'Euphrate d'influence appréciable. Les Scythes paraissent avoir envahi les vallées de l'Oronte et du Jourdain, mais seulement pour détruire. Babylone reprit le rôle que Ninive lui avait enlevé pendant près d'un siècle et demi. Déjà, sous Ézéchias, le vice-roi de Babylone, Mérodach-Baladan, fait son apparition dans les affaires de Palestine. Après la disparition de Ninive, Nabopolassar, général assyrien, qui s'était proclamé roi de Chaldée, fut pendant quinze ans le maître suprême de l'Orient. Sa suzeraineté était reconnue par le royaume de Juda. Josias se tenait évidemment pour engagé envers lui, puisque bientôt nous le verrons se perdre pour ne pas l'abandonner. La façon dont Josias agit en souverain dans le territoire de l'ancien royaume du Nord semble prouver, en effet, que la nouvelle dynastie de Babylone laissa le roi de Jérusalem se considérer comme souverain de toute la terre d'Israël.

Les complications du monde rendaient impossible la neutralité d'un aussi petit peuple, entouré de congénères qui auraient pu être ses alliés, mais que la haine religieuse séparait profondément de lui. Si l'empire ninivite ou l'empire chaldéen eussent duré autant que l'empire achéménide, il est probable que le petit royaume de Juda se fût résigné au tribut et à une position militairement subordonnée. Mais les masses qui se heurtaient autour de lui étaient trop grandes pour lui permettre une vie de repos. La situation géographique de la Palestine convenait mal au rôle pacifique que ses prophètes rêvaient. Un bien vieil adage est celui du Psaume LXVIII[2] : Mort aux nations qui aiment les rencontres !

L'Égypte, sous le règne actif de Psammétique Ier, s'était ouverte à tous les vents du dehors. Néchao II, fils de Psammétique Ier engageait son pays dans la voie des grandes entreprises, du commerce, de la navigation, où il aurait pu rendre à la civilisation des services de premier ordre. La conquête de la Syrie, éternelle tentation des souverains de l'Égypte, l'emporta sur ses autres visées ambitieuses. Néchao s'était fait une marine considérable, qui lui ouvrait les côtes de la Phénicie, et il avait à sa solde des bandes nombreuses de mercenaires grecs, qui donnaient à ses hordes libyennes et éthiopiennes une solidité qu'elles n'avaient jamais eue jusque-là[3]. Il semble que le plan de l'expédition fut d'attaquer la Syrie par le centre. Au printemps de 609, le gros des forces égyptiennes débarqua vers le pied du Carmel et pénétra dans les terres de l'ancien royaume d'Israël sans résistance[4].

Josias se considérait comme souverain de ces contrées. Il paraît qu'avant d'entrer en campagne, Néchao l'avait averti qu'il n'était pas l'objet de son attaque, et l'avait invité à se tenir tranquille[5]. Mais Josias agit avec loyauté. Il était vassal de Babylone ; il crut devoir s'opposer au passage de Néchao. La plaine de Megiddo était en quelque sorte la clef de la Palestine ; là se livrèrent à toutes les époques les batailles qui décidèrent du sort du pays. Josias s'y porta bravement, fut vaincu et tué dans la mêlée[6]. Il n'avait que trente-huit ans. Ses gens relevèrent son cadavre et le mirent sur le char royal, pour le ramener à Jérusalem. On l'enterra au jardin d'Uzza, dans la grotte sépulcrale de Manassès et d'Amon, ses prédécesseurs.

L'extrême sécheresse des renseignements historiques que nous avons sur cette époque nous interdit toute conjecture sur l'acte qui mit fin à la vie de Josias. Le caractère de ce souverain, qui a eu un rôle de premier ordre dans l'histoire du monde, est absolument inconnu. Autant la physionomie de David nous est claire ; autant même nous pouvons concevoir avec vraisemblance la personnalité d'Ézéchias ; autant il nous est impossible d'énoncer une opinion raisonnée sur ce que fut Josias. Docile en religion aux avis des prophètes, suivit-il également leurs conseils en partant pour la funeste expédition qui devait lui coûter la vie ? Il serait téméraire de l'affirmer. Jérémie paraît, en général, opposé à l'alliance égyptienne ; cependant un passage du Deutéronome[7] est très favorable à l'Égypte. Comment les piétistes, qui s'étaient servis si audacieusement de l'autorité de Josias pour faire passer leurs idées de réforme, eurent-ils si peu de soin de sa mémoire ? Comment le livre de Jérémie a-t-il gardé si peu de traces de lui[8] ?

Comment, surtout, les piétistes s'expliquèrent-ils la mort prématurée et imméritée de ce prince accompli selon Iahvé ? Pour le iahvéiste conséquent, un malheur arrivait toujours par la faute de quelqu'un. II était difficile de soutenir que le malheur de Josias avait été amené par son impiété. Avant lui, dit l'auteur des Rois[9], il n'y eut pas de roi comme lui, qui se fût attaché à Iahvé, de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force, conformément à toute la Loi de Moïse, et, après lui, il ne s'en éleva pas de semblable à lui. Le vrai coupable de la catastrophe de Megiddo, ce fut Manassès. ..... Cependant Iahvé ne se détourna pas de la grande colère dont il était enflammé contre Juda, à cause de tout ce que Manassès avait fait pour l'irriter[10]. Et Iahvé dit : Ce Juda aussi, je le rejetterai de devant ma face, comme j'ai déjà rejeté Israël ; je ne veux plus de cette ville que j'avais choisie, ni de cette maison dont je disais Mon nom y sera attaché[11]. Ainsi, contrairement à tant de promesses de pardon faites par Jérémie, le crime de Manassès était inexpiable. Tous les systèmes qui aspirent à justifier le gouvernement temporel de la Providence sont condamnés à supposer Dieu inepte, féroce ou jaloux. Autant vaut ne pas essayer de le justifier.

Selon le récit d'Hérodote[12], la conséquence immédiate de la victoire de Megiddo fut la prise de la ville importante de Cadytis. Il y a là une énigme qui n'a pu encore être bien résolue. Ce qui est encore le moins invraisemblable, c'est que ce nom s'applique à Jérusalem[13], désignée par l'épithète que lui donnaient déjà les piétistes, Qedosa ou Qedisé, la Sainte[14]. Après la bataille de Megiddo, Jérusalem était tout à fait ouverte à Néchao, et, s'il n'y vint pas, c'est qu'il ne voulut pas y venir. Les choses, en tout cas, se passèrent d'une façon tumultuaire. A la nouvelle de la mort de Josias, le peuple proclama un de ses fils cadets, âgé de vingt-trois ans, fils de la reine Hamoutal, qui paraissait offrir plus de garanties au patriotisme que son aîné Éliaqim, âgé de vingt-cinq ans[15]. Il s'appelait Sallum[16] et prit comme nom royal le nom de Joachaz, celui que Iahvé a adopté. On ne sait pour quel motif Joachaz était très désagréable aux anavim[17] ; mais cette antipathie n'eut pas le temps de se développer. Les événements les plus graves se succédaient en Orient. On eût dit que l'axe du monde allait changer et que l'Égypte était en train de se substituer à l'hégémonie exercée, depuis un siècle et demi, par l'Assyrie.

Néchao, après la bataille de Megiddo, poursuivit sa marche victorieuse vers le Nord. Il ne dépassa pas l'Euphrate ; Karkemis marqua sa pointe la plus avancée contre l'Assyrie[18] ; mais, en Syrie, la domination égyptienne fut plus solide qu'elle n'avait été depuis longtemps. A son retour, Néchao s'arrêta à Ribla, près de Hamath, point central où tous les envahisseurs de la Syrie établissaient leur quartier général. Là il reçut l'hommage des souverains devenus ses vassaux. Joachaz fut, du nombre. Néchao l'accueillit au plus mal, le déposa[19], et mit en sa place son frère aîné, Éliaqim, fils de Josias et de Zeboudda, qui prit en montant sur le trône le nom de Joïaqim, celui que Jahvé élève. Joïaqim paraît avoir été impopulaire. On l'envisageait à un tel point comme une créature de Néchao qu'on prétendit qu'il devait au conquérant égyptien son nom royal comme son trône[20]. Quelques indices font croire que Jérusalem subit l'affront d'une occupation égyptienne[21]. Un tribut de cent talents d'argent et de un talent d'or fut imposé à la Judée. Joïaqim tira cet argent du pays en taxant les riches en proportion de leur avoir. Cela fut trouvé excessivement lourd. Néchao, chargé des richesses de la Syrie, regagna l'Égypte, emmenant captif avec lui le malheureux Joachaz[22], qui mourut en cet exil, au bout de peu de temps.

La domination de Néchao sur la Syrie dura environ trois ans. Joïaqim paraît lui avoir été, tout ce temps, parfaitement soumis. Une fraction considérable de l'opinion hiérosolymitaine se montrait favorable à l'Égypte. L'Égypte était, à cette époque, le pays où les industries de luxe étaient le plus développées. Tout le monde raffolait, en particulier, de sa carrosserie et de ses meubles ouvragés. Joïaqim et la noblesse de Jérusalem ne songeaient qu'à se procurer ces beaux objets, qui réalisaient ce qu'on avait vu de plus exquis en fait de goût jusque-là. Naturellement, l'austère école des prophètes, à la vue de ces tendances mondaines, était prise d'une rage sombre. L'Égypte devenait de plus en plus l'objet de ses haines et de ses malédictions.

 

 

 



[1] La ruine de Ninive, bien qu'annoncée par Nahum, n'a laissé aucune trace dans les écrits hébreux. Jérémie n'y fait pas allusion. Ézéchiel, XXXII, 22-23, n'a rien de topique.

[2] Verset 31.

[3] Vive description de cette armée, Jérémie, XLVI, 7 et suiv.

[4] Le texte d'Hérodote (II, 159) semble s'opposer à cette hypothèse. Jérémie, XLVI, n'y est pas non plus favorable. Mais, si Néchao entra par Asdod, Gaza et la route ordinaire des armées égyptiennes, la rencontre à Megiddo est inexplicable. Si on lit Magdol, pourquoi Josias aurait-il porté son armée à travers le désert, sur la frontière d'Égypte ?

[5] II Rois, XXIII, 29 ; l'addition du syriaque paraît originale. Cf. II Chron., XXXV, 21.

[6] II Rois, XXIII, 29 et suiv. ; Hérodote, II, 159. Allusion très douteuse en Zacharie, XII, 11.

[7] Deutéronome, XXIII, 8-9.

[8] L'éloge Jérémie, XXII, 15-16, est indirect. Les pièces mentionnées dans II Chron., XXXV, 25, furent certainement composées après coup et faussement attribuées à Jérémie.

[9] II Rois, ch. XXIII, verset 25.

[10] C'est ici la meilleure réfutation de ce que le Livre des Chroniques raconte sur la conversion de Manassès. Quoi ! Manassès aurait été pardonné, quand Josias est puni à cause de Manassès.

[11] II Rois, XXIII, 26 et suiv.

[12] Hérodote, II, 159.

[13] Le passage Hérodote, III, 5, paraît mieux se rapporter à Gaza ; mais l'à-peu-près est familier à Hérodote. Strabon croit aussi que de Jérusalem on voit la mer.

[14] Jérusalem a dû être appelée קרשחיה (Cadustiah). Cf. Jérémie, XXV, 29. Cf. Isaïe, LX, 14 ; Epist. Jac., II, 7.

[15] Chiffres douteux. Josias les aurait eus en 634 et 632, âgé à peine de quinze ou treize ans.

[16] Jérémie, XXII, 11.

[17] II Rois, XXII, 31 et suiv. Le passage Jérémie, XXII, 10 et suiv., lui semble plutôt favorable. Peut-être l'auteur des Livres des Rois a-t-il semé un peu légèrement ses notes malveillantes, après Josias.

[18] La ville de Karkemis, marquant le point le plus ordinaire du passage de l'Euphrate à l'époque assyrienne, était autrefois identifiée avec Circesium, au confluent de l'Euphrate et du Cobar. De nos jours, les savants, surtout préoccupés des études assyriologiques et égyptologiques, l'ont remontée beaucoup plus au Nord, à Maboug, à Djérabis, à Kalaat-Nedjm. L'identification avec Circesium a cependant encore des défenseurs. Voyez Journal des sav., 1er nov. 1873. Le passage du désert à la hauteur de Palmyre n'était pas dans l'antiquité aussi difficile qu'aujourd'hui. Une armée voulant, de Hamath ou de Ribla, regagner Babylone, n'avait nul besoin de remonter à Thapsaque, encore moins aux passages vers Alep. Les patriarches allant de Chanaan en Paddan-Aram sont censés couper à travers le désert. Genèse, XXIX, 1 ; XXXI, 23 ; XXXII, 11.

[19] Et non l'enchaîna, faute de copiste.

[20] II Rois, XXIII, 34.

[21] Psaume LXXIX.

[22] Allusion dans Ézéchiel, XIX, 4.