Telles étaient les étranges poursuites où s'engageait, seul au monde, le tout petit Juda. Trente-huit ans après la réforme de Josias, la nation juive disparaît, de même que, trente-sept ans après Jésus, toute trace de nationalité juive s'évanouit. Ces fièvres puerpérales d'Israël, symptomatiques des grands enfantements de l'humanité, étaient si intenses que chaque crise finissait par une mort apparente, bientôt suivie de résurrections imprévues. Le mouvement qui agitait Israël, en effet, devait aboutir à la religion du genre humain ; il n'en pouvait sortir une nation. Jérusalem a reçu des prophètes un stigmate définitif. Ce sera la ville sainte de toutes les religions ; ce ne sera jamais une ville de culture profane. Jérémie l'a frappée d'un sort. Ce sombre génie y régnera éternellement. Le droit sens sera exclu de ses murs ; tous les fanatismes s'y livreront bataille, jusqu'à ce qu'elle arrive à l'état où nous la voyons de nos jours, — cage de fous, malsaine pour la raison de ceux qui y demeurent, pôle magnétique de toutes les insanités, champ clos où les aliénés des genres les plus divers se donnent rendez-vous pour se disputer et mourir. L'idéal que rêvaient les prophètes était une paix où, ton
te trace d'aristocratie militaire ayan t disparu , il ne pût plus être
question que de réformes sociales. Or l'état général du monde se prêtait de
moins en moins à ces utopies. Pendant que Nous avons vu, vers 750, le prophète Nahum annoncer la ruine de Ninive, avec cette joie secrète qui remplit le cœur du Juif, quand il entrevoit la ruine de ses ennemis. On ne se trompe jamais, du reste, quand on prédit aux œuvres humaines qu'elles subiront la mort. Nafela nafela Babel est une prophétie qui se réalise toujours. L'oracle de Nahum s'accomplit au bout d'environ vingt-cinq ans. Assour-édil-ilani, successeur d'Assourbanipal, fut le dernier roi de Ninive. L'empire assyrien, déjà affaibli par les Scythes, tomba sous l'effort des Mèdes (vers 625). La ville ne se releva plus. La population émigra ou se porta sur la rive opposée. Ninive tomba en un jour. Mossoul se bâtit de l'autre côté, en laissant intact ce vaste champ de ruines, qui réservait à la science moderne de si prodigieuses surprises. La ruine de Ninive n'eut pas dans les affaires de Les complications du monde rendaient impossible la
neutralité d'un aussi petit peuple, entouré de congénères qui auraient pu
être ses alliés, mais que la haine religieuse séparait profondément de lui.
Si l'empire ninivite ou l'empire chaldéen eussent duré autant que l'empire
achéménide, il est probable que le petit royaume de Juda se fût résigné au
tribut et à une position militairement subordonnée. Mais les masses qui se
heurtaient autour de lui étaient trop grandes pour lui permettre une vie de
repos. La situation géographique de L'Égypte, sous le règne actif de Psammétique Ier, s'était
ouverte à tous les vents du dehors. Néchao II, fils de Psammétique Ier
engageait son pays dans la voie des grandes entreprises, du commerce, de la
navigation, où il aurait pu rendre à la civilisation des services de premier
ordre. La conquête de Josias se considérait comme souverain de ces contrées. Il
paraît qu'avant d'entrer en campagne, Néchao l'avait averti qu'il n'était pas
l'objet de son attaque, et l'avait invité à se tenir tranquille[5]. Mais Josias agit
avec loyauté. Il était vassal de Babylone ; il crut devoir s'opposer au
passage de Néchao. La plaine de Megiddo était en quelque sorte la clef de L'extrême sécheresse des renseignements historiques que nous avons sur cette époque nous interdit toute conjecture sur l'acte qui mit fin à la vie de Josias. Le caractère de ce souverain, qui a eu un rôle de premier ordre dans l'histoire du monde, est absolument inconnu. Autant la physionomie de David nous est claire ; autant même nous pouvons concevoir avec vraisemblance la personnalité d'Ézéchias ; autant il nous est impossible d'énoncer une opinion raisonnée sur ce que fut Josias. Docile en religion aux avis des prophètes, suivit-il également leurs conseils en partant pour la funeste expédition qui devait lui coûter la vie ? Il serait téméraire de l'affirmer. Jérémie paraît, en général, opposé à l'alliance égyptienne ; cependant un passage du Deutéronome[7] est très favorable à l'Égypte. Comment les piétistes, qui s'étaient servis si audacieusement de l'autorité de Josias pour faire passer leurs idées de réforme, eurent-ils si peu de soin de sa mémoire ? Comment le livre de Jérémie a-t-il gardé si peu de traces de lui[8] ? Comment, surtout, les piétistes s'expliquèrent-ils la mort
prématurée et imméritée de ce prince accompli selon Iahvé ? Pour le iahvéiste
conséquent, un malheur arrivait toujours par la faute de quelqu'un. II était
difficile de soutenir que le malheur de Josias avait été amené par son impiété.
Avant lui, dit l'auteur des Rois[9], il n'y eut pas de roi comme lui, qui se fût attaché à
Iahvé, de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force, conformément
à toute Selon le récit d'Hérodote[12], la conséquence immédiate de la victoire de Megiddo fut la prise de la ville importante de Cadytis. Il y a là une énigme qui n'a pu encore être bien résolue. Ce qui est encore le moins invraisemblable, c'est que ce nom s'applique à Jérusalem[13], désignée par l'épithète que lui donnaient déjà les piétistes, Qedosa ou Qedisé, la Sainte[14]. Après la bataille de Megiddo, Jérusalem était tout à fait ouverte à Néchao, et, s'il n'y vint pas, c'est qu'il ne voulut pas y venir. Les choses, en tout cas, se passèrent d'une façon tumultuaire. A la nouvelle de la mort de Josias, le peuple proclama un de ses fils cadets, âgé de vingt-trois ans, fils de la reine Hamoutal, qui paraissait offrir plus de garanties au patriotisme que son aîné Éliaqim, âgé de vingt-cinq ans[15]. Il s'appelait Sallum[16] et prit comme nom royal le nom de Joachaz, celui que Iahvé a adopté. On ne sait pour quel motif Joachaz était très désagréable aux anavim[17] ; mais cette antipathie n'eut pas le temps de se développer. Les événements les plus graves se succédaient en Orient. On eût dit que l'axe du monde allait changer et que l'Égypte était en train de se substituer à l'hégémonie exercée, depuis un siècle et demi, par l'Assyrie. Néchao, après la bataille de Megiddo, poursuivit sa marche
victorieuse vers le Nord. Il ne dépassa pas l'Euphrate ; Karkemis marqua sa
pointe la plus avancée contre l'Assyrie[18] ; mais, en
Syrie, la domination égyptienne fut plus solide qu'elle n'avait été depuis
longtemps. A son retour, Néchao s'arrêta à Ribla, près de Hamath, point central
où tous les envahisseurs de La domination de Néchao sur |
[1] La ruine de Ninive, bien qu'annoncée par Nahum, n'a laissé aucune trace dans les écrits hébreux. Jérémie n'y fait pas allusion. Ézéchiel, XXXII, 22-23, n'a rien de topique.
[2] Verset 31.
[3] Vive description de cette armée, Jérémie, XLVI, 7 et suiv.
[4] Le texte d'Hérodote (II, 159) semble s'opposer à cette hypothèse. Jérémie, XLVI, n'y est pas non plus favorable. Mais, si Néchao entra par Asdod, Gaza et la route ordinaire des armées égyptiennes, la rencontre à Megiddo est inexplicable. Si on lit Magdol, pourquoi Josias aurait-il porté son armée à travers le désert, sur la frontière d'Égypte ?
[5] II Rois, XXIII, 29 ; l'addition du syriaque paraît originale. Cf. II Chron., XXXV, 21.
[6] II Rois, XXIII, 29 et suiv. ; Hérodote, II, 159. Allusion très douteuse en Zacharie, XII, 11.
[7] Deutéronome, XXIII, 8-9.
[8] L'éloge Jérémie, XXII, 15-16, est indirect. Les pièces mentionnées dans II Chron., XXXV, 25, furent certainement composées après coup et faussement attribuées à Jérémie.
[9] II Rois, ch. XXIII, verset 25.
[10] C'est ici la meilleure réfutation de ce que le Livre des Chroniques raconte sur la conversion de Manassès. Quoi ! Manassès aurait été pardonné, quand Josias est puni à cause de Manassès.
[11] II Rois, XXIII, 26 et suiv.
[12] Hérodote, II, 159.
[13] Le passage Hérodote, III, 5, paraît mieux se rapporter à Gaza ; mais l'à-peu-près est familier à Hérodote. Strabon croit aussi que de Jérusalem on voit la mer.
[14] Jérusalem a dû être appelée קרשחיה (Cadustiah). Cf. Jérémie, XXV, 29. Cf. Isaïe, LX, 14 ; Epist. Jac., II, 7.
[15] Chiffres douteux. Josias les aurait eus en 634 et 632, âgé à peine de quinze ou treize ans.
[16] Jérémie, XXII, 11.
[17] II Rois, XXII, 31 et suiv. Le passage Jérémie, XXII, 10 et suiv., lui semble plutôt favorable. Peut-être l'auteur des Livres des Rois a-t-il semé un peu légèrement ses notes malveillantes, après Josias.
[18] La ville de Karkemis, marquant le point le plus ordinaire du passage de l'Euphrate à l'époque assyrienne, était autrefois identifiée avec Circesium, au confluent de l'Euphrate et du Cobar. De nos jours, les savants, surtout préoccupés des études assyriologiques et égyptologiques, l'ont remontée beaucoup plus au Nord, à Maboug, à Djérabis, à Kalaat-Nedjm. L'identification avec Circesium a cependant encore des défenseurs. Voyez Journal des sav., 1er nov. 1873. Le passage du désert à la hauteur de Palmyre n'était pas dans l'antiquité aussi difficile qu'aujourd'hui. Une armée voulant, de Hamath ou de Ribla, regagner Babylone, n'avait nul besoin de remonter à Thapsaque, encore moins aux passages vers Alep. Les patriarches allant de Chanaan en Paddan-Aram sont censés couper à travers le désert. Genèse, XXIX, 1 ; XXXI, 23 ; XXXII, 11.
[19] Et non l'enchaîna, faute de copiste.
[20] II Rois, XXIII, 34.
[21] Psaume LXXIX.
[22] Allusion dans Ézéchiel, XIX, 4.