Notre opinion arrêtée, à nous autres modernes, étant que
le meilleur code religieux est la liberté, — puisque les croyances sont le
domaine propre de la conscience de chacun, — ces vieilles législations
religieuses de l'Orient se présentent à notre jugement dans des conditions
très défavorables. Le côté civil et politique, le côté moral, social,
religieux, y sont confondus. Or, à tort ou à raison, nous ne voulons pas que
l'État s'occupe des questions morales, sociales, religieuses. Le code né sous Josias, ce qu'on appelle le Deutéronome, est le premier code un peu étendu où l'on ait voulu établir pour le faible un système de garanties, aux dépens des riches et des forts. Sans doute, le Livre de l'Alliance, antérieur de deux cents ans au Deutéronome, présente déjà, à côté de prescriptions assez barbares, de singulières attentions de propreté, d'humanité, de politesse. L'auteur du Deutéronome abonde bien plus encore dans ce sens. On ne poussa jamais aussi loin l'amour des humbles, des délaissés. Nous l'avons vu, dans tous les actes religieux, faire la part du pauvre. Il aime le lévite, car le lévite est un pauvre. La veuve, l'orphelin, l'étranger isolé dans le pays, ne sont jamais négligés dans ses prescriptions[1]. Sur le prêt à intérêt, le Deutéronome ne fait guère que reproduire le Livre de l'Alliance. L'usure est interdite absolument entre Israélites ; elle est permise, encouragée même envers l'étranger[2]. L'usure, à vrai dire, n'aurait pas de place en une société israélite fidèle, puisque l'Israélite fidèle, spécialement protégé par Iahvé, serait à l'abri du plus grand des malheurs, celui d'avoir besoin d'emprunter[3]. Il n'y aura plus de pauvre parmi vous ; car Iahvé vous bénira, si vous l'écoutez[4]. Vous prêterez à beaucoup de nations, sans avoir besoin d'emprunter vous-mêmes, et vous dominerez sur beaucoup de nations, et elles ne domineront point sur vous. S'il se trouve parmi vous mi pauvre d'entre vos frères, dans l'une de vos villes ou l'un de vos villages, vous n'endurcirez point votre cœur, ni ne fermerez votre main pour votre pauvre frère, mais vous lui ouvrirez votre main, et vous lui prêterez de quoi pourvoir à ses besoins, autant qu'il lui faudra. Gardez-vous d'avoir dans le cœur une vilaine pensée, de vous dire : La septième année approche, l'année de relâche, et de voir de mauvais œil votre pauvre frère et de ne lui rien donner, — de peur qu'il n'invoque Iahvé contre vous et que vous ne vous chargiez d'un péché. Donnez-lui plutôt, et que votre cœur ne lui donne pas à regret ; car, à cause de cela, Iahvé, votre Dieu, vous bénira dans tous vos travaux et dans toutes vos entreprises. Car les pauvres ne manqueront jamais dans le pays[5]. C'est pourquoi je vous donne ce commandement : Ouvrez vos mains pour vos pauvres et vos indigents dans votre pays. Le code de l'esclavage[6], presque tout emprunté au Livre de l'Alliance, ajoute aux prescriptions de l'ancien code des règles inspirées, elles aussi, par un sentiment d'humanité. Le droit d'asile est développé, de façon à créer un contrepoids à la cruelle loi du sang pour le sang[7]. La confiance funeste que toutes les vieilles justices ont dans le témoignage est atténuée d'une manière assurément fort insuffisante[8]. Le lévirat, enfin, institution dont seul notre législateur donne la théorie[9], conforme du reste aux plus vieilles mœurs sémitiques[10], implique un souci des droits de la femme bien rare dans l'antiquité. En somme, le code de Iahvé trouvé par Helqiah est un des essais les plus hardis que l'on ait tentés pour garantir le faible. C'est le programme d'une sorte de socialisme théocratique, procédant par la solidarité, ignorant l'individu, réduisant à presque rien l'ordre militaire et civil, supprimant le luxe, l'industrie et le commerce lucratifs. Les restrictions apportées au droit de prendre des gages[11] dépassent de beaucoup les prescriptions déjà très humaines du Livre de l'Alliance. Le passage sur le mercenaire est excellent : Vous ne ferez point de tort au mercenaire pauvre et indigent, qu'il soit de vos frères ou un des étrangers qui demeurent dans votre terre et dans vos villages ; vous lui donnerez son salaire chaque jour avant le coucher du soleil (car il est pauvre et il l'attend avec impatience), de peur qu'il n'invoque Iahvé contre vous et que cela ne vous soit compté comme un péché[12]. Déjà une efficacité toute spéciale est attachée à la malédiction du pauvre. On est près d'admettre que sa prière a une valeur particulière auprès de Dieu, idée dont le moyen âge fera découler de si graves conséquences sociales et économiques. La recommandation de ne pas museler le bœuf, pendant qu'il dépique le blé dans l'aire[13], se rattache au même ordre d'idées, dont le socialisme moderne ne se fait une arme que parce que la saine économie politique ne sait pas s'en saisir. Les éliminations opérées dans les rangs par le prêtre, avant la bataille[14], sont une des choses les plus aimablement naïves qui se puissent imaginer. Les règles de guerre pour la ville assiégée, vu la cruauté antique, furent en leur temps un progrès. Les droits de la belle captive sont conçus avec tact[15]. Les prescriptions relatives à l'homme qui a deux femmes[16], à l'homme qui vient de prendre une femme[17], au fils indocile[18], à l'adultère, au viol, aux nids d'oiseaux[19], certaines recommandations de propreté, et surtout la raison qui en est donnée[20], les bizarres prescriptions sur la virginité[21], eurent en leur temps une justesse relative. L'homicide par imprudence est sagement prévu[22]. La règle sur l'esclave fugitif[23] a semblé anarchique à des États modernes censés libéraux. La cueillette des grappes et des épis paraîtrait également trop libérale à certains pays[24]. La peine de mort est follement prodiguée, comme dans toutes les législations antiques ; mais les punitions corporelles sont limitées[25]. Tout respire une horreur instinctive du sang versé. Quoi de plus délicat que la recommandation d'oublier des gerbes en moissonnant, de ne pas dépouiller complètement les branches de l'olivier, de laisser de quoi grappiller après la vendange, pour que le pauvre ait sa part[26] ? L'auteur de ce code n'aima sûrement qu'Israël ; mais comme il l'aima ! Il ne comprit rien à la liberté ; dans sa pensée, les membres d'une société se garantissent tous et sont responsables de tous. Mais comme il conçut bien le bonheur de frères qui vivent ensemble ! Comme les panégyries qu'il rêva, ces théories de riches paysans apportant au temple leurs fruits, en compagnie des lévites et des pauvres, durent bien chanter en chœur le beau cantique : Oh ! qu'il est bon ! oh ! qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble ! C'est comme un parfum sur la tête, qui découle sur la barbe d'Aaron[27] et humecte le bord de sa tunique, Comme la rosée du ciel qui descend sur la montagne de Sion ; car c'est là que Iahvé a placé le bonheur, la vie pour l'éternité[28]. Devant tant de belles et bonnes choses, on oublie certaines taches, un ton de prédicateur prolixe et fatigant, quelques prescriptions cruelles, qui jamais, nous le répétons, n'ont été appliquées[29], des abus du principe de la solidarité, qui gâteraient tout le livre si, par une heureuse contradiction, l'auteur lui-même, quand il n'est pas aveuglé par sa frénésie monothéiste, ne s'élevait contre ce principe. Les pères ne seront plus mis à mort à cause de leurs fils, et les fils ne seront plus mis à mort à cause de leurs pères ; chacun sera mis à mort pour son péché[30]. Progrès immense sur le Décalogue[31], où Dieu punit le crime des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération ! Le vieux principe de la réversibilité perdait du terrain. Il faut se rappeler que ce qui répond chronologiquement en Grèce au code deutéronomique est la législation du mythique Dracon. Le code hébreu de l'an 622 a des erreurs ; il renferme quelques pages fanatiques qu'on voudrait effacer ; mais il a aussi des articles qui pourraient faire envie aux modernes. Ce code a été à son jour une loi de progrès. Qui fut l'auteur d'un livre, dont les parrains nous sont
si bien connus et dont la paternité nous est comme à dessein dissimulée ?
C'est pour la critique un vif sujet d'étonnement que le nom de Jérémie ne
soit pas prononcé au chapitre XXII du deuxième livre des Rois, quand il
s'agit de l'apparition de Le prêtre Helqiah, l'inventeur de la nouvelle Thora, est, selon quelques-uns, identique au prêtre Helqiah, père de Jérémie. Jérémie, en 622, était jeune encore ; les préoccupations que trahit le code deutéronomique au sujet des prêtres-lévites réduits à la misère, et en particulier au sujet des lévites qui viennent des sanctuaires en province s'établir à Jérusalem[36], conviendraient bien à un prêtre d'Anatoth, prétendant traiter de pair à égal avec les autres ministres du temple. Mais Helqiah était un nom très commun ; l'identité des deux personnages n'est pas probable. Nous n'avons donc aucun moyen pour déchirer le voile dont on a voulu envelopper cette affaire. La part de fraude pieuse qu'elle impliquait a entraîné des combinaisons qui nous déroutent et ne se trahissent que par des invraisemblances et des manques de logique. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que le code désigné par les traducteurs alexandrins sous le nom de Deutéronome a été composé du temps de Jérémie, dans l'entourage de Jérémie, d'après les idées de Jérémie. Ajoutons que le livre de Jérémie contient une pièce[37] qui semble être la promulgation du code récemment découvert. En général, les surates de Jérémie paraissent ou antérieures à la réforme de Josias ou postérieures à la mort de ce prince. Une ou deux pièces, tout au plus, paraissent devoir être placées entre les années 622 et 609[38]. On conçoit que, durant cette période de plein triomphe, le prophète ait interrompu ses menaces et ait laissé la parole au texte censé révélé. Le petit livre lancé si habilement eut son plein succès. Il se présentait comme un code à part, complet, réunissant ce qui jusque-là avait été épars. Le nombre des exemplaires de l'Histoire sainte était si peu considérable que personne ne faisait des objections qui, dans des temps de plus grande publicité, eussent été accablantes. A ceux qui connaissaient les parties de législation iahvéique déjà existantes, on répondait par la distinction de deux révélations faites à Moïse, celle du Sinaï ou du Horeb, et celle de la plaine de Moab, avant le passage du Jourdain. Il ne faut pas prêter à ces siècles reculés nos exigences critiques. La nouveauté était une cause de force ; un livre récemment publié jouissait d'un temps de vogue durant lequel il avait sa plus grande efficacité. C'est l'explication de tous les apocryphes, Daniel, Baruch, Hénoch, etc. Ces livres, quand ils paraissaient, plaisaient plus que les vieux livres ; car ils répondaient mieux aux sentiments du temps. Il fallait sans cesse au peuple de nouvelles révélations, et l'on n'admettait pas que la source en fût tarie. Jérémie, s'il composa le Deutéronome, ne commit pas, après tout, un plus grave attentat que ceux qu'on réitéra bien souvent après lui. C'est une des lois de l'histoire religieuse qu'une révélation, une dévotion, un livre, un pèlerinage, vieillissent vite ; il faut du nouveau à la piété ; cet ordre de choses, que l'on présente souvent comme voué à l'immobilité, est, au contraire, sujet à un perpétuel renouvellement. Les vérités éternelles sont celles sur lesquelles notre pauvre humanité a coutume de varier le plus. |
[1] Ch. XXIV, 17-18, passage pris du reste au Livre de l'Alliance, Exode, XXII, 20 et suiv. ; XXIII, 9.
[2] Deutéronome, XV, 1 et suiv. Cf. XXIII, 20-21.
[3] Psaumes, XXXVII, 21.
[4] Deutéronome, XV, 4 et suiv.
[5] Légère contradiction avec ce qui précède. L'auteur sent bien que son rêve d'un Israël pratiquant parfaitement la loi de Iahvé ne sera jamais réalisé.
[6] Deutéronome, XV, 12-18.
[7] Deutéronome, XIX, 1-13.
[8] Deutéronome, XIX, 15-21. Comp. XXI, 1-9.
[9] Deutéronome, XXV, 5 et suiv.
[10] Se rappeler les récits relatifs à Onan, à Thamar, à Booz.
[11] Deutéronome, XXIV, 6, 10 et suiv.
[12] Deutéronome, XXIV, 14 et suiv.
[13] Deutéronome, XXV, 4.
[14] Deutéronome, XX, 1-9. Cf. XXIV, 5.
[15] Ch. XXI, 10-14.
[16] Ch. XXI, 15-17.
[17] Ch. XXIV, 5.
[18] Ch. XXI, 18-20.
[19] Ch. XXII.
[20] Ch. XXIII, 10 et suiv.
[21] Ch. XXII.
[22] Ch. XXII, 8.
[23] Ch. XXIII, 16-17.
[24] Ch. XXIII, 25-26.
[25] Ch. XXV, 1 et suiv.
[26] Lévitique, XIX, 9 ; XXIII, 22, parait antérieur.
[27] Ce trait indique les temps du second temple.
[28] Psaumes, CXXXIII, texte fortement altéré.
[29] La mort de Jésus ne fut pas la conséquence du principe deutéronomique, puisque Jésus fut crucifié, non lapidé.
[30] Deutéronome, XXIV, 16. Cf. Jérémie, XXXI, 29.
[31] Exode, XX, 5.
[32] Ces analogies sont trop reconnues pour que nous les exposions en détail. On suppose quelquefois que c'est Jérémie qui a imité le Deutéronome ; mais cela est contre toute vraisemblance. Quand Jérémie cite une Thora, il est d'accord avec le Deutéronome ; mais toujours le Livre de l'Alliance se trouve par derrière. Le Deutéronome n'était pour Jérémie et n'est en effet que le Livre de l'Alliance développé. Comp. Exode, XXIV, 7 ; Deutéronome, XXVIII, 69 ; Jérémie, XI, 1-8. Comparez aussi Jérémie, XXXIV, 8-22, avec Exode XXI, 2-6, et Deutéronome, XV, 12-19, sans oublier Lévitique, XXV, 39 :46. Le rapprochement Jérémie, VII, 23, et Deutéronome, XXVI, 17-18 ; XXIX, 12, est indécis.
[33]
Jérémie, ch. XXVI, XXXVI, XXXIX-XL. Le tour de la narration dans
l'épisode de l'Invention de
[34] On objecte que Jérémie n'est pas nommé dans le livre des Rois, tandis qu'Isaïe y figure. Mais il faut se rappeler que le dernier arrangeur du livre des Rois est l'éditeur même de Jérémie ; il n'a pas voulu qu'il y eût des répétitions d'un livre à l'autre, et il a mis tout ce qui concernait la biographie de Jérémie dans le livre de Jérémie.
[35] Jérémie, XVII, 19 et suiv.
[36] Deutéronome, XVIII, 6-8.
[37] Jérémie, XI.
[38] Par exemple, celle où le prophète va se placer, un jour de sabbat, à la porte des Fils du peuple et fait une prédication sur le sabbat. Ch. XVII, 19-27.