HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XIII. — RÉFORMES DE JOSIAS.

 

 

Les prédications de Jérémie n'étaient pas un fait isolé. Jérusalem possédait tout un groupe d'hommes qui poussaient l'esprit de réforme à ses dernières conséquences, la théocratie pure, l'interdiction des idoles et l'unité religieuse. Il ne fallait pas beaucoup de philosophie pour voir l'absurdité de l'idolâtrie. La sottise de dire à un morceau de bois : Tu es mon père », à la pierre : Tu m'as enfanté, était trop forte pour ne pas être facilement aperçue. Les grands cris et les danses violentes dont les gens simples accompagnaient leurs prières et leurs sacrifices, inspiraient aux puritains des plaisanteries, toujours les mêmes : Prenez garde de vous enrouer[1], ou bien : Criez plus fort ; votre Dieu a l'oreille dure ! On insistait avec esprit sur certains détails de la fabrication des idoles.

Leurs dieux sont faits de bois coupé dans la forêt[2] ; le sculpteur les a taillés avec son couteau ; puis on les a décorés d'or et d'argent ; puis on les fixe avec des clous et des marteaux, de manière à ce qu'ils ne bougent pas. Ils sont comme l'épouvantail d'un champ de concombres ; ils ne parlent pas ; on est obligé de les porter ; car ils ne peuvent faire un pas. N'en craignez rien ; car ils ne font pas de mal ; faire du bien n'est pas davantage en leur pouvoir...

Doctrine insensée ! C'est du bois, de l'argent plané, apporté de Tharsis, de l'or d'Ouphaz ; c'est l'œuvre du sculpteur et des mains de l'orfèvre ; on les affuble de pourpre et d'écarlate ; tout est le fait des artistes... L'orfèvre même a honte de son idole. Il voit bien que sa statuette de fonte est un mensonge. Nul souffle de vie en tous ces faux dieux ; ce sont des néants, des œuvres d'illusion ; le jour où on les examine, ils disparaissent.

Un certain Habacuc[3], qui paraît avoir été une des colonnes du parti dévot, avait contre les sculpteurs les sévérités d'un musulman austère.

Triste métier de dire au bois : Réveille-toi ! à la pierre immobile : Lève-toi ! Mais voyez-donc ! C'est du plaqué. Cela n'a pas un souffle dans le corps[4].

Phidias aurait eu de la peine à lutter contre de telles objections. Au fond, Jérémie et Habacuc se trompaient en théologie aussi complètement que les idolâtres dont ils se moquaient. Ils s'imaginaient que les fléaux ont pour cause un Dieu punissant les hommes, que la mort vient d'un arrêt prononcé par le même Dieu contre ceux qu'il veut perdre à un moment donné ; ils prescrivaient de prier ledit Dieu en conséquence. Cela est aussi faux que de croire qu'une statuette en bois, en terre cuite, en pierre ou en métal peut quelque chose sur la pluie et le beau temps. Cela est moins superstitieux en apparence ; mais cela est bien plus capable d'inspirer le fanatisme. Le Dieu unique a eu ses fanatiques ; les idoles de bois ou de métal n'en ont guère eu. Cette théologie à la façon de Jérémie a même un inconvénient des plus graves, c'est de laisser croire aux hommes qu'ils ont le secret des voies de la Providence et de les induire

une foule de jugements faux, en particulier à regarder le malheureux comme toujours frappé justement ; ce qui est erroné, injuste et cruel à la fois. Les lécim, auraient eu raison, s'ils s'étaient bornés à dire qu'aucune volonté particulière ne préside au gouvernement de ce monde ; mais la distinction du conscient et de l'inconscient dans le développement de l'univers ne pouvait être faite alors, puisque, de nos jours, elle est à peine comprise de l'immense majorité des hommes, même instruits.

Plus de lumière existait-il, en quelque point du monde, vers 625 avant Jésus-Christ, sur ces antinomies du monde religieux et moral ? Cela n'est pas probable. La Chine, sans doute, se reposait dès lors, dans cette absence de besoins théologiques et téléologiques, qui est la cause de son étonnant esprit conservateur, presque comparable à celui des abeilles et des fourmis. L'Inde faisait déjà de la métaphysique, mais n'arrivait qu'à un cliquetis de propositions mal coordonnées et à des luttes d'écoles sans résultat. Babylone, dès une haute antiquité, a eu la science positive, surtout dans l'ordre mathématique et astronomique ; de bonne heure Babylone eut des théories pour expliquer l'origine du monde sans dieux, et ces théories étaient plus ou moins connues en Phénicie, en Aramée, à Harran ; mais la science charlatanesque paraît avoir étouffé à diverses reprises, en Chaldée, la science véritable. Il arriva, ce semble, à Babylone ce qui arriverait de nos jours si les charlatans scientifiques, soutenus par les gens du monde et les journaux, envahissaient l'Institut, le Collège de France, les facultés. Chez nous, certains besoins supérieurs aux caprices des gens du monde, l'artillerie, la fabrication des matières explosibles, l'industrie appuyée sur la science, maintiendront la science vraie. A Babylone, les farceurs l'emportèrent.

Déjà, il est vrai, le génie de la Grèce faisait son apparition dans l'ordre rationnel et était en train de créer la raison, comme il avait créé la beauté. Le grand principe de la fixité des lois de la nature était entrevu en Grèce par quelques esprits d'élite, Thalès de Milet, Phérécyde de Syros, qui recevaient probablement leur inspiration de la Phénicie, intermédiaire à son tour de la Babylonie. La supériorité de la Grèce sur l'Orient était un fait indiqué, sinon accompli. Le germe d'où sortiront pour l'humanité tout entière la science et la philosophie est clairement visible. Solon et les sept sages, tels qu'ils nous apparaissent à travers les charmants enfantillages de leur légende, ont bien plus d'esprit que Jérémie. Mais, en ce qui concerne les questions sociales et la question de la vie d'outre-tombe, les sages juifs avaient un immense avantage. Dans aucune ville grecque, la lutte contre l'idolâtrie, contre les prêtres intéressés, contre les riches oppresseurs, n'avait lieu avec autant d'originalité qu'à Jérusalem. En somme, la bataille de l'humanité se livrait, pour le moment, dans cette petite ville, dont le nom ne devait faire le tour du monde que mille ans plus tard.

L'esprit religieux de Jérusalem ne résidait que dans un petit nombre. Mais les grands mouvements religieux se produisent presque toujours par une poignée d'exaltés, qui s'emparent d'un chef d'État, lui empruntant son autorité, mettant en retour à sa disposition leur propre ascendant. C'est ce qui s'est vu pour le bouddhisme et Asoka, pour le christianisme et Constantin, pour le protestantisme et les princes du XVIe siècle. Déjà en Israël, Ézéchias s'était doublé des forces d'un Isaïe. Le même fait se revit soixante-quinze ans plus tard, mais sur des proportions plus considérables et dans des conditions de durée qui cette fois s'imposèrent à l'avenir.

Par suite de circonstances que nous ignorons, Josias, vers le temps où il atteignit sa majorité, se convertit, ou, du moins, se déclara pour le parti de la réforme, dont Sophonie, Jérémie, Habacuc et une prophétesse nommée Hulda étaient les prédicateurs les plus ardents. Tout porte à croire que cette conversion, qui a eu des conséquences si graves pour l'histoire de l'humanité, fut amenée par des sentiments de terreur religieuse[5]. Les prophètes possédaient sur les laïques une force comme celle que les moines de Saint-Martin de Tours se créèrent contre les Francs. On supposait que les menaces de l'homme de Dieu étaient toujours suivies d'effet. Le roi qui se prêtait à cet ordre d'idées était perdu. Le prophète le menait par la terreur. Les sombres tableaux qui remplissent les pages des nebiim n'étaient pas alors ce qu'ils sont pour nous, des morceaux littéraires. C'étaient des cauchemars. On concevait le prophète comme disposant plus ou moins des phénomènes qu'il annonçait. Le malheureux roi, éperdu, se trouvait trop heureux quand le prophète voulait bien ajourner la réalisation de ses menaces à la génération suivante[6]. Il s'efforçait, par tous les moyens, de contenter l'homme qui tenait jusqu'à un certain point entre les mains les arrêts du ciel.

Ce qui prouve bien que la conversion de Josias fut, comme celle d'Asoka, un fait personnel, c'est que sa famille ne paraît pas avoir subi l'influence que les piétistes réussirent à prendre sur lui. Ses trois fils et son petit-fils, qui furent rois après lui, ne partagèrent nullement ses sentiments, et nous les verrons se soustraire complètement à l'influence de Jérémie. La reine Hamoutal, en particulier, qui fut mère de deux rois, paraît avoir été, comme la plupart des reines, anti-piétiste. Or l'influence de la mère sur les enfants est, en Orient, bien supérieure à celle du père. L'influence du mari sur la femme est faible, et il n'est pas rare de voir s'établir, grâce à la polygamie, de fortes antipathies entre deux époux.

Ce qu'Ézéchias avait fait, sans employer, à ce qu'il semble, des moyens de violence, et en s'interdisant les mesures trop générales, Josias le fit en souverain oriental, se croyant un droit absolu sur la foi de ses sujets. Le parfait roi théocratique était trouvé. Voici, enfin, un prince qui reconnaît tenir son pouvoir de Iahvé, et est décidé à ne l'exercer que selon la volonté et pour la plus grande gloire de Iahvé.

L'éclectisme religieux, depuis l'avènement de Manassès, avait été la pratique constante de Jérusalem et des villes de Juda. Les insignes du culte phénicien s'étalaient jusque dans le temple, qui même, à certains moments, put servir à la fois aux sacrifices de Baal et à ceux de Iahvé. Les bamoth de province étaient exposés à une promiscuité plus brande encore. Les astarteia étaient nombreux, au grand détriment des mœurs publiques. Le culte des astres (seba hassamaïm) se pratiquait sur les toits des maisons, et en particulier sur les toits du palais royal, d'où l'on voyait s'élever vers le ciel de longues fumeroles d'encens[7]. Les gens faciles à scandaliser prétendaient que les dieux de Juda étaient aussi nombreux que ses villes, qu'il n'y avait pas de rue à Jérusalem qui n'eût son autel à Baal[8]. Les sacrifices humains devaient être rares ; mais l'odieux appareil s'en voyait à Tophet, et il paraît que, dans quelques circonstances solennelles, les rois les avaient pratiqués.

Josias réforma tout cela[9]. Le temple, puis la ville de Jérusalem, puis les villes de Juda furent purifiés de toutes les impuretés religieuses qui, depuis la mort d'Ézéchias, s'y étaient accumulées. Le roi ordonna au prêtre en chef Helqiah, aux prêtres ses subordonnés et aux gardiens du seuil de faire disparaître du temple de Iahvé tous les objets fabriqués en l'honneur de Baal, d'Aséra et de toute l'armée du ciel. Il fit brûler ces objets hors de Jérusalem, dans les cultures de Cédron, et il en fit porter les restes en un lieu d'ordures[10]. Les prêtres qui avaient offert de l'encens à Baal, au Soleil, à la Lune, aux signes du zodiaque, furent destitués. On retira du temple l'aséra qu'on y avait mise, et on la brûla hors de Jérusalem dans le lit du torrent de Cédron ; les cendres en furent répandues sur le sol maudit de Gé-hinnom[11]. Le roi ordonna de démolir les maisons d'hiérodules qui étaient dans le temple, à l'endroit où les femmes tissaient des tentes à Aséra. Il supprima les bamoth des portes[12], celui qui se trouvait à la porte de Josua, le gouverneur de la ville (probablement à l'entrée de la citadelle), et celui qui se trouvait à la gauche de la principale porte de la ville, près la tour d'angle[13]. Enfin le roi fit détruire les autels que ses prédécesseurs avaient élevés sur la plate-forme du pavillon d'Achaz, ainsi que les autels érigés par Manassès dans les deux cours du temple, et, après les avoir mis en pièces, il en fit jeter la poussière dans le torrent de Cédron.

Les derniers rois de Juda avaient consacré des chevaux au Soleil, qu'ils distinguaient si mal de Iahvé, que les bêtes en question étaient installées dans le temple de Iahvé, au grand scandale des iahvéistes corrects. Josias fit cesser un pareil abus ; les bêtes furent remisées dans le pavillon du grand eunuque[14], situé dans le pomœrium ou parbar[15]. Josias fit aussi brûler les chars du Soleil, qui avaient servi probablement dans quelque cérémonie.

L'horrible Tophet était désigné en première ligne pour les mesures expiatoires. Josias le fit souiller[16], c'est-à-dire qu'il fit établir à sa place une voierie ou dépôt d'immondices. Plus tard ce fut un lieu de sépultures, en continuation de l'idée d'impureté.

Les bamoth qui se trouvaient en face de Jérusalem sur le mont de Perdition, vers le sud, ne furent pas plus épargnés[17]. Salomon, dans son éclectisme religieux, les avait fait construire pour l'Astarté des Sidoniens, pour le Camos des Moabites et pour le Milkom des Ammonites. Josias les profana consciencieusement ; il brisa les masséboth, coupa les asérot, et couvrit le lieu d'ossements humains. Jérusalem et ses environs n'eurent plus rien de la sorte qui pût blesser les yeux d'un puritain. Jérémie dut être content ; au bout d'un siècle, Isaïe et Michée avaient atteint le but de leurs vœux.

En province, les mesures de Josias ne furent pas moins radicales. Les sacrificateurs de bas étage que les rois de Juda portés à la tolérance avaient établis pour brûler de l'encens sur les hauts-lieux, dans les différentes villes de Juda et dans les environs de Jérusalem, furent rappelés à Jérusalem[18]. Tous ces lieux, où l'on avait prié depuis des générations, furent souillés. De Géba à Beër-Sabé, il ne resta pas un seul bama. Le rédacteur des livres des Rois entend cela de cultes infidèles, opposés à celui de Iahvé. Mais nous verrons que le culte de Iahvé lui-même fut atteint dans sa forme libre et rurale. Cette distinction du culte de Iahvé sur les bamoth et du culte des dieux étrangers sur les bamoth, pour nous si capitale, se faisait à peine alors. A vrai dire, pour la faire, le rédacteur des livres des Rois eût été obligé d'admettre qu'avant Josias le culte de Iahvé se pratiquait ailleurs qu'à Jérusalem, ce qu'il nie absolument, croyant que l'unité du lieu de culte remonte à Moïse.

Pour compléter la réforme, le roi fit des règlements sévères sur la nécromancie, la ventriloquie. Les teraphim, tous les objets idolâtriques furent bannis de Juda et de Jérusalem[19]. La superstition semblait presque entièrement extirpée du pays.

Les analogies de l'histoire du judaïsme et de l'histoire du protestantisme éclatent, on le voit, de plus en plus. La raison est si faible qu'elle n'a le choix qu'entre les degrés divers de crédulité. Les puritains israélites écartaient les pratiques les plus décidément niaises ; ils riaient des gens assez sots pour chercher des révélations dans des voix censées venir du ventre, et ils tenaient pour inspirées les paroles de celui qui, sans une ombre de preuves, se donnait pour prophète de Iahvé. Les protestants supprimaient les messes et les indulgences, mais gardaient, exagéraient même la révélation de la Bible, les mérites du sang de Jésus-Christ. Ces distinctions, qui nous paraissent naïves, sont des conditions de force dans l'action. Pauvre espèce humaine ! Comme elle veut le bien ! Mais comme elle est, dans son ensemble, peu faite pour la vérité !

 

 

 



[1] Jérémie, ch. II, 25 ; I Rois, XVIII, 27.

[2] Jérémie, ch. X, 3-15. Comp. Isaïe, XL, XLI, XLIV.

[3] La forme des Septante (Habacum) est peut-être la vraie. Le ק de l'écriture d'une certaine époque ressemble beaucoup à un ם final.

[4] Habacuc, II, 18-20.

[5] II Rois, ch. XXII et XXIII.

[6] Exemple d'Ézéchias : Isaïe, XXXIX, 7-8.

[7] Jérémie, XIX, 13.

[8] Jérémie, XI, 12-13.

[9] II Rois, XXII, 1 et suiv.

[10] II Rois, XXIII, 4. Béthel est une faute certaine. La correction de Thenius כיח אלה locus exsecrationis, est confirmée par les premiers traits graphiques du verset suivant. C'est peut-être Gé-hinnom qui est ainsi désigné. Sans doute quelque copiste aura cru à un ה local, כיחאלה vers Béthel, ce qui aura conduit au faux sens et à la fausse leçon.

[11] L'auteur des Chroniques (II Chron., XXXIV, 4), a eu raison de reculer devant le sens de cimetière des gens ordinaires, que parait offrir le texte du livre des Rois. Je crois que העם כני est pour הנם כני. Notez έν τώ πολυανδρίω, Jérémie, II, 23 (Sept.).

[12] Probablement ces petits autels ou sacella qu'on voit dans les murs des villes assyriennes. Voir Mission de Phénicie, p. 163.

[13] La porte actuelle de Jaffa.

[14] II Rois, XXIII, 11. Le texte de ce verset présente plusieurs fautes. טכא est une variante sous-introduite pour טכה (cf. la même faute Isaïe, XXIII, 1, et aussi I Samuel, XVII, 52, נא pour נה ; Juges, IX, 41, Aruma = Torma, etc.). Le nom de l'eunuque נהנטלך peut être également une variante sous-introduite de טלכי נהנו, à la ligne au-dessus.

[15] Parbar ou parvar semble venir de péribolos.

[16] II Rois, XXIII, 10.

[17] II Rois, XXIII, 13-14.

[18] II Rois, XXIII, 5.

[19] II Rois, XXIII, 24.