HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XII. — JÉRÉMIE ET LE POUVOIR LAÏQUE.

 

 

Il était impossible que des déclamations aussi passionnées[1] produisissent pas une réaction violente. A diverses reprises, les particuliers, lésés par les diatribes de l'énergumène, et le gouvernement, rendu responsable de tout ce qui arrivait de mal, s'émurent et cherchèrent à fermer la bouche venimeuse. On fournissait ainsi au fougueux homme d'Anatoth la plus belle occasion de déployer ses qualités de courage et d'indomptable énergie. On inaugurait la puissance du martyre. Quand l'autorité n'est pas décidée à pousser les choses aux dernières extrémités contre les intransigeants, elle ne fait par des tracasseries que leur donner des forces.

Un des lieux où Jérémie aimait le plus à faire entendre ses prédictions et ses menaces[2], était le lieu dit Tophet dans la vallée de Hinnom, endroit repoussant et impur, le plus mal famé de Jérusalem. Là se pratiquaient les holocaustes des premiers-liés à Baal-Moloch[3] ou, si l'on veut, à Iahvé. Le bama qui s'y voyait, près de la porte de la Poterie, était le lieu de la grande prostitution de Juda, pour parler le langage du temps. Jérémie prétendait que Iahvé lui ordonnait de s'asseoir en cet endroit pour rendre ses plus terribles oracles. Il annonçait, en particulier, un siège où les Hiérosolymites seraient réduits à se manger les uns les autres[4]. La ville entière deviendrait un Tophet, un bûcher. Un jour que Jérémie avait accentué ces prophéties, en les accompagnant de la fracture d'un vase de terre, il remonta du Tophet dans les cours du temple, et redoubla de violence. Le prêtre Pashour, fils de Immer, surveillant en chef du temple, l'entendit, le frappa et le fit mettre aux ceps qui étaient à une des portes de l'enceinte du temple[5]. Le lendemain Pashour le fit tirer des ceps. Jérémie se retira en insultant Pashour, et en fulminant des prédictions sinistres.

Une sorte de prière intime que Jérémie fit à cette occasion montre bien la profondeur de la conviction qui l'animait. Sa mission lui est à charge ; il voudrait y échapper ; mais on ne se soustrait pas aux ruses de Iahvé[6].

Tu m'as enveloppé de tes artifices, Iahvé, et j'ai été séduit ; tu m'as pris, tu as le dessus. Ta parole est pour moi une perpétuelle occasion d'opprobre et d'avanies. Je prends la résolution de ne plus penser à toi, de ne plus parler en ton nom ; mais il y a au-dedans de moi comme un feu brûlant, contenu dans mes os ; je me suis fatigué à le dompter, je n'ai pu. La foule nie tend des pièges ; mes amis épient tous mes pas. Mais Iahvé est avec moi comme un géant redoutable. Je verrai comment il saura se venger d'eux ; j'ai remis ma plainte entre ses mains.

Puis il se livre à une lamentation sur le jour de sa naissance[7], imitée de la grande malédiction du livre de Job. L'accent littéraire en est faible, mais le sentiment exquis. La lutte contre le poids fatal de la mission divine n'a jamais été exprimée avec plus de sincérité. Le rôle de Cassandre est lourd à porter, et celui à qui le sort l'impose est toujours amené à se plaindre du lot qui lui est échu.

Pourquoi, ô ma mère, m'as-tu donné le jour, à moi homme de bataille, eu lutte avec le genre humain[8]. Tous me maudissent... Toi tu me connais, Iahvé. Venge-moi de mes persécuteurs... Reconnais que c'est pour toi que je supporte l'opprobre. Quand je rencontrais ta parole, je la dévorais ; ta parole a été toute ma consolation. Je ne me suis pas assis dans le cercle des railleurs, pour y chercher la joie. Dirigé par ta main, je me suis assis à l'écart ; car tu me gonflais de colère...

Iahvé le console en lui promettant que la poussée du peuple entier ne suffira pas pour abattre son mur. Qu'il attende, il sera victorieux.

Une autre fois[9], Iahvé lui défend de se marier, d'avoir des enfants. Tout ce qui naît en Judée est destiné à servir de fumier pour engraisser le sol. Juda, qui aime tant l'idolâtrie, sera satisfait. Il sera exilé dans un pays où il pourra servir les dieux étrangers bien à son aise. Même le temple de Sion sera détruit[10]. Pour balayer les hauts lieux, Iahvé balaiera tout.

La lutte devenait à mort. Le monde officiel était poussé à bout et cherchait les moyens de se débarrasser de l'implacable censeur. Un complot se forma contre Jérémie. Au moyen de dénonciations calomnieuses, on crut pouvoir le perdre[11] ; l'intrigue échoua ; mais l'âme haineuse de l'inspiré ne pardonna pas. L'effroyable prière où il supplie Iahvé de ne jamais oublier le crime de ses ennemis et d'exterminer leurs femmes, leurs enfants[12], semble d'un inquisiteur, identifiant sa cause avec celle de son dieu. Parmi les erreurs que Jérémie poursuit de sa parole ardente, il y en a une si abominable que toute violence en ce qui la concerne fut certes justifiée ; c'est l'horrible pratique des sacrifices humains. Mais, voyez le triste retour des choses humaines : Jérémie, nous le verrons bientôt, fut, d'une façon plus ou moins directe, le promoteur d'un code qui édicte la peine de mort pour des délits d'opinions religieuses. L'un vaut l'autre. Les autodafés de l'Espagne ne le cèdent en rien aux monstruosités de la vallée de Hinnom. Jérémie supprimait Moloch pour le ressusciter. Que de temps il a fallu à l'esprit humain pour arriver à cette vérité si simple, que les opinions théoriques sincères ne sauraient être délictueuses, puisqu'elles sont involontaires, et que la sincérité des opinions ne saurait être légalement recherchée ! On eût fort étonné Jérémie, si on lui eût dit que le péché des autres ne le regardait pas. Notre principe libéral, qui est de ne pas s'occuper de son prochain, eût paru à ces fanatiques la plus dangereuse des impiétés.

 

 

 



[1] Jérémie, ch. IX, ch. XXIII 9 et suiv.

[2] La date de cet épisode, raconté dans les chapitres XIX et XX (Cf. ch. VII) de Jérémie, est fort incertaine. La mention du roi de Babel et la menace de transportation à Babel inviteraient à le reporter après 605. Nous avons peine, cependant, à concevoir Jérémie exposé à cette date à des traitements comme ceux que lui inflige Pashour. Il y a moins de difficultés à supposer que l'éditeur-biographe de Jérémie, écrivant pendant la captivité, aura confondu les temps.

[3] XIX, 5, prouve bien qu'il s'agissait d'holocaustes à Baal. Cf. Deutéronome, XII, 31.

[4] Ch. XIX, 9.

[5] Ces sortes de ceps, où tantôt les pieds, tantôt la tête, tantôt les deux étaient engagés, se voient encore en Orient à la porte des villes ou dans une tour au-dessus de la porte.

[6] Ch. XX, 7 et suiv.

[7] Jérémie, XX, 14-18. Voir le Livre de Job, p. 34 et suiv.

[8] Jérémie, XV, 10 et suiv.

[9] Jérémie, XVI.

[10] Jérémie, XVII, 3 et suiv.

[11] Jérémie, XVIII, 18 et suiv.

[12] Jérémie, XVIII, 19-23.