HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XI. — RECRUDESCENCE DU PROPHÉTISME ANAVITE. SOPHONIE, JÉRÉMIE.

 

 

Le parti anavite n'était mort qu'en apparence. Pour la cinquième ou sixième fois, le piétisme vaincu releva la tête, et essaya de ressaisir le pouvoir. Les excès des fanatiques sous Ézéchias étaient oubliés. La régence qui gouvernait pour Josias enfant laissait aux mouvements populaires la liberté de se produire. Vers l'an 630, on vit ressusciter le vieil esprit qui avait semblé s'éteindre avec Isaïe.

Le signal de cette renaissance du prophétisme messianique et anavite paraît être venu d'un certain Sephaniah, fils de Cousi, fils de Gedaliah, fils d'Amariah, fils de Hizqiah, connu sous le nom de Sophonie. Le court écrit conservé sous le nom de ce prophète est des plus sombres. On y retrouve les âpres colères du rédacteur jéhoviste de la Thora contre la civilisation. Jérusalem[1] est une ville mondaine pleine d'horreurs. Le culte de Baal y est officiel ; il y a des gens qui se prosternent sur leurs toits devant les astres du ciel et qui jurent à la fois par Iahvé et par Moloch. Cette ville indocile n'écoute aucun des avertissements précurseurs. Ses chefs, ses juges, ses prêtres sont tous injustes et prévaricateurs. Les prophètes sont menteurs. Au nom de son inspiration personnelle, Sophonie se lève pour annoncer la proximité du jour des vengeances divines sur Juda et sur les gentils[2].

Ce jour se présente à Sophonie sous l'image d'un grand festin, d'un sacrifice superbe. Les invités, héros de la fête, sont déjà prêts. Ce sont d'abord les princes du sang, les ministres[3], partisans des modes exotiques, vêtus d'habits étrangers, les gens de cour, favorisant les mauvaises mœurs de la maison royale ; puis les Chananéens, négociants du bazar, avec leurs tas d'argent ; puis les impies, qui ne croient pas que Iahvé s'occupe des affaires humaines, soit pour faire du bien, soit pour faire du mal. Les anavim seuls[4], qui ont pratiqué les règles de Iahvé, seront sauvés ce jour-là, grâce à leur justice et à leur humilité.

Sophonie eût certainement inventé le déluge, si déjà ce mythe n'eût figuré dans le code sacré. Iahvé, furieux, veut tout détruire. Le prochain jour de Iahvé sera la fin du monde entier.

J'enlèverai tout[5], absolument tout de la surface de la terre, dit Iahvé. J'enlèverai hommes et bêtes, j'enlèverai les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, les objets de scandale et les méchants, et j'exterminerai l'homme de la surface de la terre, dit Iahvé...

Ce sera un jour de colère que ce jour-là, un jour de détresse et de désolation, un jour de ténèbres et d'obscurité, un jour de nuit noire et de nuages sombres, un jour de trompette et de fanfares contre les villes fortes et leurs hautes crêtes... Et les hommes marcheront comme des aveugles... et leur sang sera répandu comme la poussière, et leurs entrailles comme la m... Ni leur argent, ni leur or ne pourront les sauver, au jour de la colère de Iahvé. Par le feu de sa jalousie, toute la terre sera dévorée ; car il veut en finir promptement avec les habitants de la terre.

Le prophète annonce, en particulier, la ruine des Philistins (Krétim), dont le pays sera momentanément adjugé à Juda. Moab et Ammon ont été hostiles à Israël ; malheur à eux ! Les Couschites seront frappés. Ninive à son tour sera détruite.

Au milieu d'elle coucheront des troupeaux, des bêtes de toute sorte ; le pélican, le hérisson passeront la nuit sur ses chapiteaux ; la voix des oiseaux chanteurs s'entendra aux fenêtres ; le seuil [des palais] sera couvert de décombres, car les toits de cèdre auront été brisés[6]. Voilà ce qu'est devenue la ville légère, assise en son étourderie, qui disait en son cœur : Moi, et hors de moi rien ! Comment s'est-elle changée en un lieu de dévastation, un gîte pour les bêtes ? Quiconque passera sifflera sur elle, l'insultera de la main.

Presque toujours le prophète israélite, en annonçant les colères de Iahvé, a en vue la force qui doit servir de ministre à Iahvé. Pour Isaïe et les prophètes de son temps, le spectre noir était toujours l'Assyrie. Vers le milieu du VIIe siècle, l'empire d'Assyrie étant ébranlé, les exécuteurs des sentences de Iahvé sont les barbares innommés (Mèdes et Scythes) qui menaçaient Assur du côté du Nord et de l'Est. Les Scythes, dans les temps de la minorité de Josias, exercèrent dans toute l'Asie antérieure une domination dont le petit royaume de Juda dut s'apercevoir[7]. Cette domination, cependant, n'ayant laissé dans l'histoire d'Israël aucune trace positive[8], il ne semble pas conforme aux règles de la bonne critique historique de faire reposer sur cette base fragile de trop vastes hypothèses[9]. Les prédictions des prophètes avaient souvent un objectif assez vague. Leurs images de la fin du monde étaient une sorte de lieu commun en dehors de toute application précise. Nahum et Sophonie purent très bien formuler leurs 'Ji-tenaces. sans avoir dans l'esprit autre chose que les images générales fournies par le prophétisme antérieur.

Le règne messianique tel que le conçoit Sophonie ressemble tout à fait au règne messianique d'Amos ou Joël, d'Osée, de Michée, d'Isaïe. D'au-delà des fleuves de Cousch, de toutes parts, les dispersés du vrai Dieu amèneront des offrandes. Tout le monde invoquera Iahvé avec des lèvres pures. Les dieux païens disparaîtront ; on viendra des îles lointaines se prosterner devant Iahvé. Dans Jérusalem le triomphe des anavites sur les fastueux, les mondains sera complet. L'ani et le dal seront tout désormais. Iahvé sera roi d'Israël ; il aura sa capitale à Jérusalem. Une ère réparatrice de tout le mal antérieur s'ouvrira. Israël, ramené de ses lieux d'exil et restauré, goûtera enfin les fruits de sa fidélité[10].

Sophonie ne semble pas avoir produit, dans la société de son temps, une impression bien sensible. Une individualité beaucoup plus puissante fit bientôt son apparition dans le monde prophétique, et décida du sort d'Israël. Ce fut Jérémie. Ce qu'Isaïe avait été sous Ézéchias, Jérémie le fut sous Josias. Très inférieur à son devancier par le talent, il le surpassa par le sérieux tragique et l'obstination terrible. Il fut le premier saint, dans l'acception étroite du mot. Les sombres zélateurs du bien que connurent le XIIIe, le XVIe siècle, vont avoir leur ancêtre, leur patron céleste, leur modèle, souvent mauvais à imiter.

Jérémie peut compter entre les hommes qui ont eu le plus d'importance dans l'histoire. S'il n'est pas le fondateur du judaïsme, il en est le grand martyr. Sans cet homme extraordinaire, l'histoire religieuse de l'humanité eût suivi un autre tour : il n'y eût pas eu de christianisme.

Le prophétisme juif, en effet, entre avec Jérémie dans une voie toute nouvelle. Le caractère religieux devient beaucoup plus prononcé ; le tribun incline au prêtre. Amos et Osée, à certains moments Isaïe, nous étonnent par leur hardiesse, leur amour du peuple, leur désintéressement à l'égard des questions théologiques et liturgiques. Leur colère nous plaît. Quand ils voient combien le monde est injuste, ils voudraient le briser. Ils raisonnent un peu comme les anarchistes de nos jours : Si le monde ne peut être amélioré, il faut le détruire. Jérémie est beaucoup moins préoccupé de la question sociale et du triomphe des anavim[11]. C'est avant tout un homme pieux et d'une moralité sévère. C'est un fanatique, il faut le dire, haineux contre ses adversaires, mettant tous ceux qui n'admettent pas d'emblée sa mission prophétique au nombre des scélérats, leur souhaitant la mort et la leur annonçant. Voilà qui est loin de notre suprême vertu, la politesse. Mais le vite siècle avant Jésus-Christ était aussi très loin du nôtre. La morale alors avait besoin d'être affirmée et fondée ; or, le juif n'avait pas à son service les terreurs d'un enfer chimérique. Le rigorisme moral, de nos jours, fait presque autant de mal que de bien à l'humanité ; cependant il a été utile à son heure. Il nous est bien permis, au XIXe siècle, d'être pour Marie Stuart contre Knox ; mais au XVIe siècle, le protestantisme fanatique servait mieux la cause du progrès que le catholicisme, même relâché.

Jérémie doit donc être mis au nombre de ces grands réactionnaires, que nous n'aimons pas, mais dont il serait injuste de méconnaître le rôle historique. Au point de vue littéraire, la décadence chez lui est sensible. Son style n'a pas la fermeté classique des écrivains du siècle d'Ézéchias ; il est clair, prolixe et mou ; il sent l'imitation ; il est plein de réminiscences des écrits antérieurs. Mais le génie religieux de cet homme fut sans égal ; les trois quarts des rayons de la gloire légendaire de Moïse doivent être reportés à Jérémie. Même le XVIe siècle n'a pas de géant à comparer à ce possédé de l'idée piétiste. Rarement une tendance morale s'est emparée à ce point d'une conscience humaine, l'a remplie de passion concentrée ; et cela avec un minimum de mobiles d'action qui surprend. Jérémie n'est ni un philosophe, ni un superstitieux, ni un prêtre, ni un militaire, ni un politique. Il n'a aucune science du monde ; sa théologie est des plus simples ; ses idées sur une autre vie sont nulles. Et pourtant quelle ténacité dans la foi au bien ! Quel courage dans l'insuccès ! Qu'il est grand dans sa solitude, héroïque dans ses prisons, sublime dans sa désolation ! C'est un ,Élie non légendaire, un Élie dont nous avons des pages et que nous touchons. Il ne doute pas un moment de son Iahvé, même quand Iahvé viole le plus outrageusement son mandat de justicier. Job, cent ans auparavant, injurie en face le Dieu qui manque à ses devoirs. Jérémie s'assied et pleure. Dans ces tentations suprêmes de la foi, il croit absolument que c'est l'homme qui a tort. Quand Dieu frappe son serviteur, c'est que celui-ci a péché. Grande affirmation chevaleresque, sublime acte de foi, qui couvre toutes les fautes de l'Israélite et fait de lui vraiment le confesseur de Dieu sur la terre ! Le héros de cet effort désespéré pour défendre la Providence contre d'accablantes apparences est ce rabbin de Mayence du mie siècle, qui, conduit au bûcher, inventait à sa charge toutes sortes de crimes pour ne pas convenir que Iahvé pouvait laisser périr un innocent.

Jérémie était fils d'un prêtre d'Anatoth, petite ville située à une lieue environ au nord de Jérusalem, Anatoth était une ancienne ville sacerdotale benjaminite, comme Nob[12], possédant plusieurs de ces familles qui avaient, depuis une haute antiquité, le privilège d'offrir des sacrifices à Iahvé. Helqiah, père de Jérémie, appartenait à une de ces familles, dont il nous est difficile de concevoir l'état et la position sociale. La centralisation du culte à Jérusalem n'était pas encore effectuée ; cependant la tendance dans ce sens était très forte. Nous doutons que Helqiah offrît encore des sacrifices sur le vieil autel qu'Anatoth possédait sans doute. Ces familles sacerdotales, qui n'avaient presque plus de raison d'être, offraient peut-être une matière toute préparée aux idées des pauvres de la terre. Jérémie, cependant, ne paraît pas avoir été dans le besoin. C'est des profondeurs du iahvéisme, et non des circonstances extérieures, qu'il paraît avoir tiré le fanatisme intense qui le jeta très jeune[13] dans la fournaise ardente des passions d'Israël.

En la treizième année de Josias, le roi n'ayant encore que vingt ans (627 avant J.-C.), Jérémie entra dans la carrière prophétique. Le cercle de son action se borna d'abord à ses compatriotes. Sa parole était dure, cassante et austère. Le ton d'autorité exagérée avec lequel il parlait ameuta ses auditeurs contre lui. Les gens d'Anatoth nièrent sa vocation prophétique et voulurent le tuer. Les pensées qui semblent représenter l'état d'esprit de Jérémie à cette époque[14] rappellent le livre de Job. Beaucoup d'indices portent à supposer que le prophète faisait de ce livre sa lecture habituelle.

Tu as toujours raison, ô Iahvé, quand je dispute contre toi ; cependant je te dirai mon avis. Pourquoi le sort des méchants est-il prospère ? Pourquoi sont-ils en sécurité, tous ces perfides ? Tu les plantes, et ils prennent racine ; ils croissent et portent des fruits. Tu es près de leur bouche et loin de leur cœur. Mais moi, Iahvé, tu me connais, tu me vois, tu as éprouvé mon cœur. Place-les à part comme des moutons pour la boucherie, désigne-les pour le jour de l'égorgement. Jusqu'à quand la terre sera-t-elle en deuil et l'herbe des champs desséchée à cause de la méchanceté des habitants ? N'est-ce pas pitié de voir périr des bêtes, des oiseaux par suite de l'aveuglement des hommes ?

Jérémie, dès cette première période, paraît ce qu'il sera toute sa vie, un exalté, un inquisiteur, s'attirant la haine de tous par ses foudroyantes invectives. Ce qui nous choque le plus, c'est l'hypocrisie de sa modération et son affectation de faiblesse. En vrai iahvéiste, il remet sa vengeance à Iahvé, assuré qu'il la remet en bonnes mains. Une révélation[15] lui apprend les périls qu'il court de la part de ses proches. Conformément à cet avis, il quitte son village d'Anatoth, en lui prédisant l'extermination, et vient à Jérusalem, où son ardente prédication va trouver un champ plus digne d'elle. A partir de ce moment, Jérémie est le chef de la grande réaction qui ne finira plus, et aboutira aux Macchabées, puis, avec d'étranges variations de nuances, à Jean-Baptiste, à Jésus, à Jacques frère du Seigneur, à la partie ébionite des fondateurs du christianisme, à Rabbi Aquiba, à Juda le Saint.

Le genre de prédication du nouveau porte-voix de Iahvé nous est bien représenté par les premiers chapitres du livre biblique qui porte son nom. L'affirmation perpétuelle de lui-même à laquelle le prophète est entraîné a quelque chose de très fatigant. La grande blessure morale du prophétisme juif est l'obligation où est le prophète d'affirmer sa mission sans preuves ou avec des preuves charlatanesques. Cette affirmation gratuite est d'autant plus obstinée chez Jérémie que jamais il ne fait appel à des miracles tangibles, à des signes comme dit Isaïe.

Et la parole de Iahvé me vint en ces termes[16] : Avant de t'avoir formé dans le sein de ta mère, je te connaissais, et, avant que tu ne sortisses de la matrice, je t'avais consacré et posé en prophète pour les nations. Et je dis : Ah ! ah ! Seigneur Iahvé, je ne sais pas parler ; je suis un enfant. Et Iahvé me répondit : Ne dis pas : Je suis un enfant ; car tu iras trouver ceux vers lesquels je t'enverrai, et, tout ce que je t'ordonnerai, tu le diras. Ne crains rien d'eux ; car je serai avec toi. Et Iahvé étendit sa main, et il toucha ma bouche, et il me dit : Voilà que je place mes paroles dans ta bouche. Vois, je te constitue aujourd'hui sur les nations et sur les royaumes, pour arracher et pour détruire, pour perdre et pour ruiner, pour bâtir et pour planter.

Voilà des paroles que n'eût pas écrites Isaïe. Le prophète, selon Jérémie, est une sorte de pape infaillible, chargé de faire le discernement des choses[17] et revêtu des pleins pouvoirs de Iahvé. Il est le confident intime de Iahvé. Iahvé l'établit comme un mur contre les rois, les princes, les prêtres, le peuple[18]. La parole de Dieu est dans sa bouche un feu qui dévore[19]. Est-ce un démocrate, est-ce un souverain théocratique qui parle ainsi ?

Cette théorie de la mission spontanée a sa grandeur ; mais, appliquée aux institutions politiques, elle ne pouvait conduire qu'à l'anarchie. Comment distinguer, en effet, entre ceux qui se disaient également inspirés de Iahvé et qui annonçaient ou conseillaient des choses contraires. Les miracles, employés comme signes diacritiques, commençaient. à tomber en désuétude. Les rivalités entre les prophètes étaient ardentes. Ils cherchaient à se perdre ; ils se volaient leurs prophéties les uns aux autres[20]. Chacun allait contant son rêve ; et ces rêves étaient souvent des calomnies homicides. La façon d'alléguer les fléaux naturels comme des preuves, déplorable paralogisme que Jérémie emploie à chaque instant, était pliable à tout sens. Jérémie procède contre ses confrères par l'ironie[21]. Or çà, qui donc ici a pris part au conseil de Iahvé ? Qui l'a vu ? Qui a entendu ses paroles ? Voilà qui est bien ; mais on pouvait lui dire : Et vous donc !... Cela faisait un cercle vicieux, dont il était impossible de sortir. Les principaux adversaires de Jérémie sont des prophètes comme lui[22]. Il ne craint pas de dire que c'est des prophètes de Jérusalem que vient l'impiété de tout le pays[23]. Les prophètes de Samarie prophétisaient au nom de Baal ; les prophètes de Jérusalem encouragent les méchants et les empêchent de se repentir.

Jérémie est avant tout un iahvéiste exclusif. L'idolâtrie, le culte des astres, les cultes païens, voilà le mal suprême. L'imitation de l'étranger en est la source. Iahvé se plaint de ces infidélités comme d'un amour trahi.

Passez aux iles de Kittim et regardez[24]. Envoyez à Kédar, et observez. Voyez si une chose comme celle-ci est jamais arrivée z un peuple changeant ses dieux ! (Et encore les dieux de ces gens-là ne sont-ils pas des dieux !) Or voilà ce que mon peuple a fait. Cieux, soyez stupéfaits de ceci ; terre, frémis d'horreur... Israël a préféré une citerne crevassée, qui ne garde pas l'eau, à une source d'eau vive ! Israël ne voit pas que tout cc qui lui arrive vient de ce qu'il a délaissé Iahvé. Que veulent dire ces voyages d'Égypte, pour boire l'eau du Nil, ces voyages d'Assyrie pour boire l'eau de l'Euphrate[25] ? C'est ta méchanceté qui te châtie, ce sont tes infidélités, ô fille de joie, qui te punissent. Sur chaque colline élevée, sous chaque arbre touffu, tu t'es livrée à la prostitution. Les ceps exquis sont changés en ceps d'une vigne bâtarde. Quand même tu te laverais dans le bor et que tu purifierais tes mains dans l'huile et la cendre, ton péché n'en resterait pas mains éclatant à mes yeux. Comment oses-tu dire . Je ne suis point souillée ; je ne me suis pas prostituée aux idoles. Que signifient alors ces courses dans la vallée[26] ? Songe à ce que tu y fais, chamelle évaporée et vagabonde. Pareille à l'onagre, du désert, tu es là flairant le vent, dans l'ardeur de tes feux impurs...

Ils m'ont tourné le dos, ce qui ne les empêche pas de venir me crier, au jour de la détresse : Sauve-nous. Mais où donc sont les dieux que vous vous êtes faits ? Qu'ils se lèvent ; c'est le cas de se montrer. Car tes dieux, ô Juda, sont aussi nombreux que tes villes. Ai-je donc été pour Israël un désert, qui manque à ses promesses ? Une vierge oublie-t-elle sa parure, une fiancée sa ceinture ? Le sang innocent des prophètes et des pauvres crie vers moi.

La jalousie de Iahvé s'étend jusqu'aux alliances politiques de son peuple. La confiance en Iahvé est la seule chose qui sauve ; l'habileté, la force, la richesse ne servent de rien[27]. Les allées et venues des négociateurs sont finement raillées. Oh ! comme nous changeons vite de route ! Tout à l'heure nous allions vers Assur, maintenant c'est vers l'Égypte. Mêmes illusions !...

A beaucoup d'égards, on le voit, le Iahvé de Jérémie est presque revenu au rang de Dieu national. Jérémie trouve tout simple que les autres nations aient leur dieu, il ne les en blâme pas ; mais ce qui lui paraît monstrueux, c'est qu'on abandonne son dieu, quand ce dieu n'a pas failli à ses promesses. L'idée, fondamentale clans les prophètes du ville siècle, que les peuples étrangers viendront au culte de Iahvé, apparaît très rarement chez Jérémie. Si on le pressait, on l'amènerait à dire que ces peuples, en abandonnant leur dieu, feraient aussi mal que les Israélites en étant infidèles au leur. Quand les Israélites déportés diront : Pourquoi Iahvé nous traite-t-il de la sorte ? il leur sera répondu : De même que vous m'avez abandonné et que vous avez servi dans votre pays des dieux étrangers, de même vous servirez des étrangers dans un pays qui n'est pas le vôtre[28]. Ailleurs, il est vrai, Jérémie présente Iahvé comme le Dieu qui a fait le ciel et la terre. Souvent il se plaît à décalquer les grandes descriptions de Job, où Iahvé est présenté comme l'agent immédiat des grands phénomènes naturels, surtout atmosphériques[29]. Sa logique, qui n'était pas forte, s'arrangeait comme elle pouvait de ces combinaisons forcées.

Une difficulté qui se présentait fréquemment à son esprit, et qui tenait à sa notion contradictoire de Iahvé, était la sévérité de Dieu pour Israël et son étonnante indulgence pour les gentils, bien plus coupables après tout qu'Israël : Châtie-moi, Iahvé, mais avec justice, non selon ta colère. Réserve ta colère pour les nations qui ne te connaissent pas, pour les tribus qui n'invoquent pas ton nom[30]. L'objection qui troublait Jérémie. poursuivra Israël jusqu'à ses derniers jours ; elle remplit les Apocalypses de la fin du premier siècle de notre ère[31]. Comme les Pères et les évêques du Ve siècle semblent souvent amis des barbares, et ont l'air de les appeler parce qu'ils les prédisent, de même Jérémie paraît l'allié secret des hordes du Nord et, plus tard, des Casdim. Ces bandes terribles, ces cyclones irrésistibles sont pour lui des exécuteurs de la volonté de Iahvé. Ce qui le préoccupe dans les premières années de son apostolat[32], c'est une invasion venant des pays les plus lointains du Nord[33]. Le peuple que Iahvé amènera est un peuple antique, de vieille race, dont Israël ne connaît pas la langue[34]. C'est un peuple nombreux, cruel, monté sur des chevaux rangés en bataille (une vraie cavalerie, non des chars), armé d'arcs et de javelots, ravageant tout[35]. A l'époque où Jérémie écrivait ces menaces, Ninive probablement existait encore. Les attaques redoublées des Mèdes et des Scythes l'avaient affaiblie, non ruinée. Ce sont, à ce qu'il semble, ces hordes iraniennes et tartares que Jérémie voit à l'horizon comme des fléaux de Dieu[36].

Un des morceaux les plus achevés de Jérémie[37] est la peinture de cette invasion, qui n'a sans doute existé que dans ses visions. La panique est universelle ; tout le monde perd la tête ; Iahvé, pour punir le peuple, permet que les faux prophètes le trompent. Les mauvaises nouvelles arrivent coup sur coup de Dan et d'Éphraïm. L'angoisse de Jérusalem est à son comble. Cette prostituée qui s'est livrée à tous les étrangers (modes étrangères, alliances étrangères) est à bout de finesses : Malheureuse, que vas-tu faire ? Quand tu t'habillerais de pourpre, quand tu te mettrais des joyaux d'or, quand tu te ferais de grands yeux au moyen du fard noir, ce serait peine perdue ; tes amants[38] te dédaigneraient. C'est ta vie qu'ils veulent.

Une vaste transportation, analogue à celle qui a frappé Israël et tant d'autres nations, frappera Juda. La masse du peuple sera exterminée. Le temple et Jérusalem seront traités comme Silo[39] ; Juda sera repoussé de Dieu comme Éphraïm. Iahvé ne veut plus des sacrifices de son peuple[40]. C'est l'obéissance qu'il veut., et on la lui refuse. Les tombes des rois de Juda seront violées, ainsi que les grandes nécropoles des sarim, des cohanim et des nebiim aux portes de la ville[41].

Les enfants de Juda ont fait ce que je déteste, dit Iahvé[42]. Ils ont placé leurs idoles dans ]a maison qui s'appelle de mon nom, pour la profaner. Ils ont bâti les bamoth du Tophet, qui sont en la vallée de 13en4linnom, pour brûler leurs fils et leurs filles par le feu ; chose que je n'ai point commandée, et qui ne me plaît pas. C'est pourquoi voilà que des jours viennent où il sera question, non plus de Tophet ni de vallée de Ben-Hinnom, mais de vallée d'égorgement, et où l'on enterrera les morts à Topheth, faute de place. Et les cadavres de ce peuple serviront de pâture aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la terre, sans que personne les chasse. Et je ferai disparaître des villes de Juda et des rues de Jérusalem les cris de joie et les chants d'allégresse, la voix du Fiancé et de la Fiancée ; car la terre sera un désert.

Tout cela devait arriver, mais plus tard et par d'autres mains que le prophète ne le croyait. Il fallait de la sagacité, mais il ne fallait aucun don surnaturel pour prévoir la ruine de Jérusalem quarante ans d'avance. Les grandes forces qui s'agitaient en Asie ne laissaient point de place à une aussi petite individualité que Juda. La situation du peuple israélite, au Vile siècle avant Jésus-Christ, ressemblait à ce qu'elle fut au premier siècle de notre ère, devant la masse croissante de l'empire romain. Les prédictions que l'on prête à Jésus sur les événements de l'an 70 sont du même ordre que celles de Jérémie. L'esprit juif a toujours eu une grande aptitude à prédire les évolutions générales. Jérémie voit très bien que le petit royaume de Jérusalem sera détruit de fond en comble, comme l'a été celui de Samarie. L'avenir d'Israël n'est pourtant pas perdu pour cela. L'arbre sera tranché ; mais la souche ne sera pas arrachée ; elle repoussera[43]. Il y aura alors un Israël formé par la réunion des deux familles, docile aux prophètes, qui observera les préceptes de Iahvé[44]. Jérémie ne va guère au delà. Comme tous les prophètes, il fait peu de cas des rites[45] ; il n'estime que le culte du cœur[46]. Mais les brillants rêves des prophètes du vine siècle sur la future conversion du monde à la religion d'Israël ne semblent pas beaucoup lui sourire[47]. Une seule fois le grand idéalisme israélite l'élève à la conception du culte pur : En ce temps-là, on ne parlera plus de l'arche de l'alliance de Iahvé ; on n'y pensera plus, on ne s'en souviendra plus ; on ne la regrettera pas ; elle ne sera pas rétablie. Alors on appellera Jérusalem le trône de Iahvé, et tous les peuples s'y donneront rendez-vous en son nom[48].

 

 

 



[1] Sophonie, ch. III.

[2] L'auteur paraît avoir lu Joël. Kuenen, p. 454, note 2.

[3] Sophonie, I, 8.

[4] Ch. II, 3.

[5] Ch. I. Comp. Jérémie, XLV, 4-5.

[6] Passage altéré.

[7] Hérodote, I, 103-106 ; Justin, II, 3 et suiv. ; Strabon, I, III, 21. Un vague souvenir des invasions scythes peut se trouver dans les ch. XXXVIII et XXXIX d'Ézéchiel. On applique, mais sans preuves décisives, au même événement, les chapitres I, IV, V, VI de Jérémie. On insiste sur ce que, dans ces passages, les envahisseurs viennent du Nord ; mais tout envahisseur de la Judée, vînt-il de Babylone, étant obligé de prendre le détour de la Bekaa, débouchait du côté du Nord.

[8] La preuve tirée du nom de Scythopolis n'a aucune force. Ce nom, comme celui de Pella, Aréopolis, Philadelphie, etc., est postérieur à Alexandre.

[9] La désignation ethnique des Scythes, chez les écrivains hébreux, est Mések-Tubal. Ézéchiel (XXXII, 20) compte les armées de Mések-Tubal parmi les grandes armées qui ont été détruites de son temps. Mais il ne les met pas en rapport avec la Palestine.

[10] Sophonie, III, 11 et suiv., 15.

[11] Jérémie et Ézéchiel ne se servent pas de ce mot ; rarement ils se servent d'ébion ou dal. Voir Jérémie, XX, 13.

[12] I Rois, II, 26.

[13] Jérémie, I, 5-7.

[14] Morceau XIII (ch. XI fin, et XII commencement. Voir aussi ch. XIX et XX).

[15] Ch. XII, 6.

[16] Ch. I. Ce prologue général est peut-être du disciple éditeur.

[17] Jérémie, VI, 27 et suiv.

[18] Jérémie, I, 18.

[19] Jérémie, V, 14.

[20] Jérémie, XXIII, 30.

[21] Jérémie, XXIII, 16 et suiv.

[22] Jérémie, XXIII.

[23] Jérémie, XXIII, 15.

[24] . Ch. II, 10 et suiv. Mêmes idées au ch. V, etc. Comparez les tendres reproches du morceau ch. III et IV, 1-4.

[25] C'est-à-dire pour rechercher des alliances.

[26] Allusion aux horreurs de la vallée de Hinnom, aux sacrifices humains.

[27] Jérémie, IX, 22-23.

[28] Jérémie, V, 19.

[29] Jérémie, X, 10 et suiv.

[30] Jérémie, X, 24-25.

[31] Apocalypses d'Esdras, de Baruch. Voir Hist. des orig. du christ., V, 352 et suiv., 519 et suiv.

[32] Jérémie, IV, 16 ; V, 15.

[33] Jérémie, I, 13 et suiv., VI, 22 ; X, 17-25. Des traits particuliers montrent qu'il s'agit ici de peuples réellement septentrionaux, non des Casdim.

[34] Jérémie, V, 15. S'applique mal à Assur. Pourquoi, d'ailleurs, désigner Assur en énigmes. Il y a ici quelque chose de nouveau.

[35] Ch. VI, 22 et suiv.

[36] Les Casdim n'entrent en scène qu'à partir du ch. XXI.

[37] Ch. IV, à partir du verset 5. Comparez ch. V, menace d'un siège.

[38] Les étrangers, à l'alliance et à l'imitation desquels Jérusalem a tout sacrifié.

[39] Ch. VII et VIII, long sermon.

[40] Voir aussi ch. VI.

[41] Ch. VIII, 1 et suiv.

[42] Ch. VII, 30 et suiv. Répété au ch. XIX.

[43] Jérémie, ch. V.

[44] Morceau ch. III et IV, 1-4.

[45] Jérémie, VI, 20 ; IX, 23 ; XI, 15 ; XIV, 12, etc. ; surtout VII, 21 et suiv.

[46] Jérémie, III, 16 ; IV, 1 ; VII, 6 ; XXXI, 33, etc.

[47] La conversion des peuplades voisines d'Israël (XII, 15-16) a bien moins de conséquence.

[48] Jérémie, III, 16 et suiv. Le verset XXXIII, 18, qui exprime une pensée toute contraire, est suspect ; il manque dans le grec.