Par la disparition de Sennachérib, Ézéchias se trouva porté à un degré de puissance supérieur à celui dont il avait disposé dans la première partie de son règne. Les petits princes voisins, qui s'étaient enrichis de ses disgrâces, s'empressèrent de se remettre bien avec lui. Les présents lui arrivèrent de tous les côtés. Ses trésors, qu'il avait dû vider pour payer sa rançon, se remplirent promptement[1]. La sécurité du côté de l'Assyrie était absolue. Comme tout État bicéphale, l'empire fondé sur l'union momentanée de Ninive et de Babylone menaçait de se disloquer. Mérodach-Baladan, qui, depuis longtemps déjà, représentait la protestation de Babylone contre Ninive[2], rechercha l'alliance du roi de Juda[3]. Depuis le temps de Josaphat, on n'avait pas vu à Jérusalem une telle prospérité. Le parti réformateur eut là quelques années de pouvoir sans partage. La tentative manquée de Sennachérib fut, en effet, dans l'histoire du judaïsme, un événement décisif. On se souvint longtemps de ce terrible épisode, de la famine, peut-être de la peste, qui l'accompagnèrent. Les proclamations d'Isaïe, pendant la crise, furent presque toutes conservées. Même en admettant que la légende de l'ange exterminateur se soit développée bien plus tard, la délivrance annoncée par les prophètes, accomplie sans chevaux, sans chars, sans aucun des moyens étrangers à l'ancienne tactique d'Israël, n'était-elle pas le plus grand des miracles ? Le dieu national venait de remporter une victoire sans égale. Au premier coup d'œil, c'était là un faible avantage pour la morale. Le dieu national d'Israël est un grand orgueilleux, un jaloux. Il veut que toute gloire lui soit rapportée. Il aime qu'on le loue, qu'on le flatte ; il n'est pas fâché qu'on lui mente[4], quand c'est un ennemi vaincu qui est réduit à s'incliner devant lui. On ne voit pas bien pourquoi, fait de la sorte, il est passionné pour le droit et le bien. Mais c'est ici le chef-d'œuvre des prophètes israélites. Leur Dieu idéal était en même temps le dieu de la nation, Là fut le secret de leur force. Une cause patriotique a plus de chances de succès qu'une cause abstraite[5]. Les religions, dans leur âge viril, font plier la politique ; mais les religions naissantes ont souvent dépendu de circonstances politiques maintenant oubliées. Le moment de Sennachérib fut, comme celui d'Antiochus Épiphane, comme celui du retour de la captivité, un de ces moments où l'avenir de l'humanité se joua sur un coup de dés. Isaïe avait en quelque sorte engagé son enjeu sur un fait tangible, la délivrance de Jérusalem. Il avait parié, et il gagna son pari. Si Sennachérib fût revenu vainqueur de l'Égypte et eût pris Jérusalem, le judaïsme et par conséquent le christianisme n'existeraient pas. Pendant tout le reste du règne d'Ézéchias, c'est-à-dire pendant cinq ou six années, les prophètes furent tout-puissants. Isaïe était l'âme des conseils du roi. Ézéchias, convaincu des dons supérieurs de son prophète, s'inclinait devant lui, et peut-être, en cette dernière période, la modération qui avait signalé la première partie de son règne, ne fut-elle pas toujours observée. Il y eut des conspirations, des complots. Les anavim assuraient le roi qu'il triompherait des pervers, et l'engageaient à les exterminer, eux et leur race[6]. Le roi ne paraît pas avoir suivi les mauvais conseils qu'on lui donnait ; mais il donna satisfaction aux vœux des gens de bien. Les réformes intérieures furent activement poussées dans le sens voulu par les anavim ; le parti des railleurs fut abaissé, et l'autorité passa presque tout entière entre les mains des hommes pieux. La justice fut probablement mieux rendue aux pauvres ; mais les gens du monde, les hommes intelligents furent froissés, les femmes violemment irritées. La force de la réaction qui suivit, sous Manassès, semble bien indiquer que les saints, pendant qu'ils furent les maîtres, abusèrent plus d'une fois de leur pouvoir. Un des plus beaux morceaux lyriques de la littérature hébraïque, le psaume Quare fremuerunt gentes[7], se rapporte peut-être à ce temps. Le triomphe des anavim y est associé à une défaite des rois de la terre, qui avaient juré la ruine du peuple saint. Le roi de Sion, est l'Oint de Iahvé ; Dieu lui a dit : Tu es mon fils ; aujourd'hui je t'ai enfanté. Les complots que l'on forme contre lui sont frivoles. Les impies veulent rejeter le joug qui pèse sur leur tête. Iahvé se rit d'eux. Le roi les gouvernera avec une verge de fer, les brisera comme un vase d'argile. Grande leçon pour ceux qui jugent la terre ! Servir Iahvé avec crainte, voilà ce qui sauve au jour de la colère. Comme Isaïe, le psalmiste rêve un monde converti au iahvéisme et voit le domaine du roi messianique s'étendant jusqu'aux extrémités de la terre[8]. Une maladie que fit Ézéchias[9] montra bien les
nuances singulières de la piété du temps. Isaïe, connaissant la gravité du
mal, lui dit : Règle les affaires de ta maison ; car
tu es un homme mort. Ézéchias se tourna contre le mur et, adressa
cette prière à son Dieu : Ah ! Iahvé, souviens-toi
donc que j'ai marché devant toi avec fidélité, d'un cœur intègre, et que j'ai
toujours fait ce qui était agréable à tes yeux. Et il pleurait
beaucoup. Isaïe n'était pas encore sorti de la cour intérieure que la parole
de Iahvé descendit à son oreille : Retourne et dis à
Ézéchias, le chef de mon peuple : Voici ce que dit Iahvé, le dieu de ton père
David. J'ai entendu ta prière, j'ai vu tes larmes : je vais te guérir. Dans
trois jours, tu monteras à la maison de Jahvé, et j'ajouterai à tes jours
quinze années encore. Ézéchias demanda un signe pour être plus sûr de
la vérité de la prophétie. Le prodige choisi par Isaïe reste pour nous une
énigme. Il consista, parait-il, à faire reculer de dix degrés l'ombre du
cadran solaire établi dans la cour du palais par Achaz. Isaïe fit en outre
appliquer un cataplasme de figues sur la pustule. Le roi composa sur sa
convalescence un cantique qui nous a été conservé : Au
milieu de mes jours, je m'en vais aux portes du scheol ; Je suis
frustré du surplus de mes ans. Je ne
verrai plus Iahvé sur la terre des vivants, Je
n'aurai plus de commerce avec les humains, Je
n'aurai pour compagnons que les habitants du repos. Ma vie
a été emportée loin de moi comme la tente du berger, Mon
existence a été tranchée comme par le tisserand ; Le fil
est coupé ; Dans
quelques heures tu m'auras achevé...... Ainsi,
comme l'hirondelle plaintive je gémissais, Je
roucoulais comme la colombe, Mes
yeux languissants cherchaient en haut..... Et
voilà que tu m'as ramené au salut, Tu as
tiré mon âme de la fosse du néant ; Car tu as jeté derrière toi tous mes péchés[10]. Le
scheol, en effet, ne te célèbre pas ; La mort
ne te loue pas ; Au fond
de la fosse, on ne compte plus sur ta fidélité. Le vivant, le vivant, voilà celui qui te loue[11], Comme
je le fais aujourd'hui ; Le père
à ses enfants enseigne ta fidélité. Iahvé
nous a sauvés ! Tous
les jours de notre vie, on entendra nos lyres Auprès
de la maison de Iahvé. Mérodach-Baladan était avec Ézéchias dans des rapports si intimes qu'il crut devoir lui envoyer des ambassadeurs pour le féliciter de sa guérison[12]. Il est probable que le roi de Babylone voulait en même temps l'engager dans une ligue contre Ninive. Ézéchias fit fête aux envoyés et leur montra tout ce qu'il avait de précieux : argent, or, parfums, armes, ustensiles de toutes sortes. Isaïe, qui voyait sans doute les conséquences d'une telle alliance, fut mécontent de cette imprudente exhibition. Il réprimanda vivement le roi, et lui annonça, dit-on, qu'un jour toutes ces belles choses seraient transportées à Babylone. Selon des récits relativement modernes, il aurait ajouté que plus d'un de ses descendants serait eunuque dans le palais du roi de Babel. Ézéchias d'abord ému, se serait rassuré en disant : Bonne est la parole de Iahvé ! Pourvu du moins que la paix et la sécurité durent autant que moi !... Dans cette circonstance, du reste, Isaïe fut encore inspiré par une politique assez sage. La tentative d'indépendance babylonienne à laquelle on attache le nom de Mérodach-Baladan ne paraît pas avoir réussi[13]. Le règne d'Ézéchias laissa les traces les plus profondes.
Il vit ce qu'on peut appeler la fondation définitive du judaïsme, par
l'espèce de précipité qui s'opéra entre les éléments divers tenus jusqu'alors
en suspens dans la conscience israélite. Il y avait en quelque sorte deux
iahvéismes, comme, de nos jours, il y a en réalité deux catholicismes, le catholicisme
modéré, qui n'est qu'une fidélité traditionnelle au culte établi, et le
catholicisme exalté, qui a la fièvre en pensant à l'avenir de l'Église et de
la papauté, qui exerce une propagande, qui s'oblige à n'avoir pas de rapports
avec les mal pensants. On peut appartenir au culte catholique, même aller à
la messe, sans être l'adepte du parti catholique, qui croit le catholicisme
destiné à transformer le monde et à résoudre tous les problèmes sociaux. Sous
Il y avait de même, parmi les adorateurs de Iahvé, des gens sensés, fort honnêtes à leur manière, qui n'aimaient pas l'extérieur d'affectation austère des prophètes et la part de charlatanerie qu'ils mêlaient à leur activité pieuse. qu'on se rappelle les frérots, les papelards du temps de saint Louis et l'antipathie qu'ils excitaient. C'était comme une armée du salut, importune, hautaine en son humilité, maîtresse du pouvoir, et à laquelle il fallait plaire pour arriver. Forte était la mauvaise humeur des gens sérieux, quand ils voyaient tirer de leur bouge des affiliés de la secte prophétique, qui passaient en une heure de la poussière aux plus hautes fonctions de l'État[14]. Toutes les fois qu'une coterie dévote s'empare ainsi du gouvernement, elle provoque de vives réactions. Une foule de haines se tenaient en réserve contre les anavim, pour le jour où le protecteur royal viendrait à leur manquer. Les piétistes sont essentiellement persécuteurs ; ils se plaignent fort, quand on les persécute ; et pourtant ils trouvent très mauvais qu'on les empêche de persécuter les autres ; ils sont si sûrs d'avoir raison ! Le roi fut plus sage que ses pieux amis ; mais son entier dévouement à la cause des anavim avait excité dans la classe aristocratique des mécontentements qui devaient un jour éclater violemment. Les mondains et les pauvres de Iahvé devenaient d'irréconciliables ennemis. |
[1] Isaïe, XXXIX, 2 ; II Chron., XXXII, 27-29.
[2] G. Smith, History of Sennacherib, p. 429 et suiv., et les discussions de Schrader. Les textes assyriens porteraient à placer tout ce qui concerne Mérodach-Baladan avant la mort de Sennachérib. Mais nous répugnons à modifier l'ordre assez logique de l'historiographie hébraïque.
[3] II Rois, XX, 12. כלארז כז, variante introduite dans le texte. Le nom assyrien Binbaliddina existe en effet.
[4] Sens de כחש. Ps. LXVI, 3 ; LXXXI, 16.
[5] Le babisme, par exemple, ne réussira que quand il se sera identifié avec quelque cause nationale en Perse.
[6] Ps. XXI, 9 et suiv.
[7] Ps. II. Au v. 12, au lieu de כר, lisez כו.
[8] On escomptait surtout la conversion d'Aram et de Hamath. Cf. Ps. LXVI, en tenant compte des corrections de Grætz et en comparant Zacharie, IX, 1.
[9]
Isaïe, ch. XXXVIII. Selon le v. 6, Sennachérib n'avait pas encore évacué
[10] Tu les as oubliés.
[11] Comparez Ps. CXV, 17-18, et le touchant כעורי, Ps. CXLVI, 2.
[12] On soupçonne ici quelque combinaison artificielle de l'historiographie hébraïque, influencée par les prophètes.
[13] H. Winckler, Untersuchungen zur altorientalischen Geschichte (Leipzig, 1889), p. 55 et suiv.
[14] I Samuel, II, 8 (psaume inséré).