HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE VII. — INVASION DE SENNACHÉRIB.

 

 

La domination assyrienne n'était que militaire. L'œuvre de la conquête avait sans cesse besoin d'être refaite. Le passage des armées n'était pas suivi, comme cela eut lieu pour la domination romaine, d'une sorte de conquête administrative et civile. Sargon, qui, au commencement de son règne, avait paru si terrible à la Syrie, fit peu parler de lui en ce pays durant les quinze années qui suivirent.

Les nuages qui obscurcirent la fin de son règne[1] purent encourager la révolte. Ézéchias cessa de payer le tribut[2] et rompit ainsi les liens de vassalité qui l'attachaient à Ninive. En même temps, il entamait des négociations avec l'Égypte, avec l'Éthiopie surtout, qui était alors au comble de sa puissance[3] et qui entretenait avec la Syrie des relations très suivies.

Il semble qu'en tout cela Ézéchias suivait les conseils de Sebna, qui avait, à ce qu'il paraît, conservé son crédit à la cour, sous un autre titre[4]. Isaïe continuait ses intrigues et ses déclamations contre lui. On peut rapporter à ce moment le manifeste où Jérusalem est désignée par le nom symbolique d'Ariel[5].

Ariel sera broyé dans un an par des masses compactes qui approchent. Ce sera sa faute ; Ariel n'écoute pas les prophètes ; il ne pratique que le culte extérieur ; nul ne songe au vrai culte, qui est le culte du cœur. La justice est mal rendue.

Puisque ce peuple ne me rend hommage que de bouche et ne m'honore que des lèvres, et que son cœur est loin de moi, et que sa piété se borne à des préceptes d'hommes, à une leçon apprise, ,je vais continuer à faire avec ce peuple des choses surprenantes, singulières, où la sagesse de ses sages ne verra goutte, où l'intelligence de ses gens d'esprit se voilera[6]. Malheur aux artisans de trames profondes, croyant cacher leurs desseins à Iahvé, travaillant dans les ténèbres et disant : Qui peut rien voir à ce que nous faisons ? Ô perversité ! Le potier pas plus estimé que l'argile ! L'œuvre disant de l'ouvrier : Je ne le connais pas ! Le vase disant de celui qui l'a fabriqué : Il n'y entend rien.

L'Éthiopie a envoyé des messagers en Judée. Le prophète défend qu'on les écoute. Tant que Iahvé le veut, la force sera aux Assyriens. Quand Iahvé le voudra, les Assyriens seront écrasés ; leurs cadavres couvriront la Judée, et serviront de proie aux oiseaux. Alors les Éthiopiens reviendront pour offrir des offrandes à Iahvé[7]. Le triomphe des anavim, des ébionim sera complet. Ce sera la fin des violents (arisim), des railleurs (lécim), des juges iniques, des pervertisseurs du droit. Les égarés reviendront à la sagesse ; les rebelles se plieront à l'instruction.

L'assassinat de Sargon, dans son palais de Khorsabad, vers 704, ne fit qu'accentuer, dans les provinces, le mouvement de révolte contre la puissance ninivite. Sennachérib, fils et successeur de Sargon, eut presque à reconquérir tout ce que son père avait tenu par la force[8]. Élulée, roi de Sidon, refusa le tribut, et son exemple fut suivi par le roi d'Askalon. Les habitants d'Ékron, mécontents de Padi, que Sargon leur avait donné pour roi, se saisirent de sa personne et l'envoyèrent à Ézéchias. C'était en même temps lui faire don de leur ville. Ézéchias accepta ; mais, au lieu de mettre Padi à mort, comme le voulaient les Ékronites, il se contenta de le retenir prisonnier. Plus prudents qu'Élulée et Ézéchias, les petits princes d'Arvad, de Gebal, d'Asdod, les rois de Moab et d'Ammon gardèrent la neutralité jusqu'à ce que la fortune se décidât d'un côté ou de l'autre.

A Jérusalem, le parti militaire et patriote poussait vivement à ne pas manquer une occasion qu'il croyait excellente pour écraser l'éternel danger de la liberté de l'Orient. Ce parti militaire paraît avoir été presque indifférent en religion ; ce n'était pas, du moins, des iahvéistes de l'école réformée ; ils ne repoussaient pas les images sculptées[9] ; ils étaient durs, peut-être injustes envers les gens du peuple, comme le sont souvent les aristocrates. Vis-à-vis d'eux, tranchait, comme le blanc sur le noir, le parti de la théocratie démocratique et du puritanisme religieux, ennemi de l'État laïque, des précautions militaires, ne voulant entendre parler que de réformes sociales et religieuses.

Dans un an, disaient-ils[10], la ville sera détruite ; elle deviendra le refuge des bêtes, jusqu'à ce qu'un esprit d'en haut soit répandu, et que tout soit transformé. Le désert alors fleurira ; la paix universelle régnera au sein d'une prospérité sans mélange. Ce sera le fruit de la justice, fruit elle-. même de l'attention que l'on prêtera aux discours des prophètes inspirés par Iahvé.

Les femmes, à ce qu'il semble, étaient du parti des politiques, plutôt que de celui des prophètes[11]. Isaïe les regarde en général comme des ennemies de la réforme et est pour elles très sévère. Dans une de ses pièces les plus violentes, il apostrophe les insoucieuses qui, préoccupées de leur parure, ne veulent pas croire aux malheurs futurs. C'étaient probablement les dames de la famille royale que le rude prophète visait. Nous verrons, en effet, plus tard, que les femmes de l'entourage d'Ézéchias étaient très peu favorables aux doctrines austères des réformés.

Il est rare qu'on serve en même temps plusieurs causes, même bonnes. L'homme de foi est toujours un danger politique ; car il met sa foi avant l'intérêt de la patrie. Le parti des prophètes l'a emporté dans l'histoire. Ils étaient pour la soumission à l'Assyrie, et, vu l'impossibilité de vaincre une si forte puissance, on ne peut pas dire qu'ils eussent tort. Si Sebna n'eût pas été contrebalancé par Isaïe, il est probable que Jérusalem aurait eu, sous Ézéchias, le même sort que Samarie sous Mosée. Mais le métier de décourageur est triste ; il faut être bien sûr d'avoir les paroles de Iahvé pour se croire obligé de dire à un peuple vaincu : Soumettez-vous ; ne faites rien pour la revanche ; vous seriez infailliblement battus.

C'est là pourtant l'idée qui remplit les manifestes d'Isaïe vers le temps où nous sommes. Toutes les ressources de ce talent virulent et populaire sont employées à déclamer contre la diplomatie et les préparatifs militaires, contre l'alliance égyptienne surtout[12]. Cette alliance a été conclue sans consulter la bouche de Iahvé. Iahvé n'en veut pas. Tout ce voyage de cadeaux à, travers l'Arabie Pétrée finira par des désastres.

Malheur à ceux qui descendent en Égypte pour y chercher de l'aide, qui s'appuient sur des chevaux, qui mettent leur confiance dans le nombre des chars et la force des cavaliers, mais qui ne tournent pas ,leurs regards vers le Saint d'Israël, ne se soucient pas de Iahvé[13] ! Lui aussi, il est habile ; il dispose du mal ; il ne retire pas sa parole ; il se lève contre la maison des méchants et contre les alliés des impies. Mesraïm est un homme, non un dieu ; ses chevaux sont chair et non esprit. Iahvé étend sa main, le protecteur trébuche, et le protégé tombe, et tous deux périssent ensemble.

Il y a des gens superficiels qui veulent qu'on leur prêche selon leurs illusions et non selon la vérité, qui s'impatientent quand on leur parle de Iahvé. ;Malheur à eux ! Le salut viendrait par la conversion, par la réforme de la société.

...Vous ne l'avez pas voulu ; vous avez dit : Non ; à cheval ! à cheval ! Eh bien ! vous en aurez du cheval. Au galop ! au galop ! Ah ! le beau galop sur vos talons ! Mille, à la menace d'un seul, à la menace de cinq, vous fuirez, jusqu'à ce que vous restiez comme une perche sur le sommet d'une montagne, comme un signal sur la colline...

Le prophète se repose, en finissant, sur des perspectives heureuses. Assur sera exterminé sans l'intervention d'une épée maniée par l'homme. Le peuple renoncera à ses idoles d'argent et d'or. Il en jettera les morceaux aux ordures... Au lendemain de chaque crise, on croyait ainsi voir s'ouvrir un âge d'or social, où le roi serait juste, où les administrateurs seraient parfaits, où l'on écouterait les prophètes, où l'impie serait réduit à l'impuissance. Alors, même les étourdis sauront comprendre. L'insensé ne sera plus appelé noble ; l'intrigant ne sera plus dit libéral...

Ne croirait-on pas entendre un sectaire socialiste de nos jours, déclamant contre l'armée, raillant la patrie, annonçant avec une sorte de joie les défaites futures, et se résumant à peu près ainsi : La justice pour le peuple, voilà la vraie revanche ; réformez la société, et vous serez victorieux de vos ennemis ; là où le pauvre est victime, là où il y a de riches privilégiés, il n'y a pas de patrie. Isaïe, hâtons-nous de le dire, sait donner à ces vérités dangereuses un éclat qu'elles n'ont jamais eu depuis. Le beau morceau politique que nous analysons finit par une théophanie de Iahvé qui respire le vieil esprit naturaliste et se confond, comme en un cinquième acte d'opéra, avec les reflets du bûcher d'Assur[14].

Voici Sem-Iahvé qui vient de loin ;

Sa face brûle, l'incendie éclate,

Ses lèvres sont pleines de colère,

Sa langue est comme un feu dévorant.

Son souffle est un torrent débordé,

Où l'on plonge jusqu'au cou.

Il vient pour vanner les nations avec le van de la ruine,

Et passer la bride de l'égarement aux mâchoires des peuples.

Vos chants éclateront alors comme en la nuit de la fête ;

Votre joie sera celle des pèlerins qui viennent à la montagne de [Iahvé au son de la flûte....]

Oui, à la voix de Iahvé Assur tremble ;

Car Iahvé va le frapper de sa verge.

Et, à chaque coup de verge dont Iahvé le frappe,

Retentissent les tambourins et les harpes [des peuples] ;

La bataille est ardente autour de lui ;

Car depuis hier, la fosse de feu est préparée,

Préparée pour Assur, préparée pour le roi ;

On l'a faite large et profonde ;

Du feu, du bois en abondance !

Le souffle de Iahvé, comme un torrent de souffre, la fait flamber.

Ce ne fut qu'au bout de trois ans que Sennachérib, vainqueur de ses ennemis, dans la région du Tigre et de l'Euphrate, put se tourner vers la Syrie et l'Égypte[15]. Il prit la vallée de l'Oronte et la côte, écrivit sa stèle sur les rochers du fleuve du Chien au nord de Beyrouth, comme l'avait déjà fait Ramsès. II, écrasa toutes les petites royautés. phéniciennes, Tyr exceptée, ne fut arrêté que devant Ékron. Là il rencontra une première armée égyptienne, qu'il mit en pièces ; il prit la ville, et tourna toutes ses forces contre Lakis, au sud du pays des Philistins.

Comment Ézéchias, qui avait trempé dans la ligue contre l'Assyrie, ne joignit-il pas ses forces à celles de l'Égypte et des villes philistines, pour arrêter Sennachérib à Ékron ? Ce fut là, sans doute, une des suites de l'indécision que la turbulence des prophètes faisait régner dans les conseils du roi de Jérusalem. Isaïe n'était pas assez fort pour empêcher les patriotes israélites de se tourner vers l'Égypte et l'Éthiopie ; mais son éternelle déclamation contre les précautions humaines et contre tout ce qui ressemblait à une politique de prévoyance, paralysait ce qu'aurait pu faire Ézéchias. Le bon sens naturel du roi et sa piété se neutralisaient.

L'armée assyrienne ravagea la Judée d'une effroyable manière[16] L'émotion à Jérusalem fut extrême. Aucun préparatif n'avait été fait pour résister. Le mur de la citadelle était plein de brèches ; on n'avait pas pris de mesures pour soustraire l'approvisionnement d'eau à l'ennemi[17]. Les prophètes eussent vu dans ces précautions une sorte d'injure à Iahvé. A ceux qui parlaient de chevaux, de chars de guerre, ils répondaient par leur éternel refrain : Ceux-ci espèrent dans les chevaux, ceux-là dans les chars ; nous, nous espérons dans le nom de Iahvé[18].

Quand la terreur était trop forte, de courts oracles circulaient, annonçant que Iahvé avait résolu de détruire l'armée d'Assyrie en Palestine même[19].

IAHVÉ A JURÉ CECI

Oui, ce que j'ai résolu arrivera,

Ce que j'ai décrété s'accomplira.

J'écraserai Assur en ma terre,

Sur mes montagnes je le broierai.

Et son joug disparaîtra de dessus les hommes,

Son fardeau de dessus leur épaule.

Voilà le décret décrété sur toute la terre,

Voilà la main étendue sur toutes les nations.

Quand Iahvé Sebaoth a décrété, qui peut empêcher ?

Sa main étendue, qui peut la ramener ?

Les manifestes — nous dirions aujourd'hui les articles — d'Isaïe, à ce moment solennel, se succèdent de jour en jour. Chose incroyable ! Il ne semble pas le moins du monde affecté d'un état de choses dont il était en partie la cause. Qu'as-tu donc à monter sur les toits[20], ville tumultueuse, bruyante, toujours agitée ? Il ne reproche aux malheureux Hiérosolymites que de ne pas assez jeûner et pleurer[21]. De toute la tribu de Juda, on s'entasse à Jérusalem. Cela ne sauvera personne ; tous seront pris ensemble. Élam, Qir (les provinces les plus éloignées de l'Assyrie) approchent. La cavalerie s'établit aux portes, le siège va commencer.

Et ce jour là, vous irez inspecter l'arsenal du palais de la Forêt, et vous constaterez les nombreuses brèches de la Ville de David, et vous emmagasinerez les eaux de la Piscine inférieure[22], et vous ferez le recensement des maisons de Jérusalem, et vous abattrez des maisons pour fortifier la muraille, et vous ferez un réservoir entre deux murs pour les eaux de la Vieille piscine[23], et vous n'aurez pas d'yeux pour celui qui est cause de tout cela, et vous ne saurez pas reconnaitre celui qui a préparé de loin ces catastrophes. En ce jour-là, ce à quoi le Seigneur Iahvé Sebaoth vous appelle, c'est à pleurer, à vous lamenter, à vous raser la tête, à ceindre le saq. Or voilà que, chez vous tout est plaisir, réjouissance, tuerie de bœufs, égorgement de moutons, mangerie de viande, beuverie de vin. Mangeons et buvons, dites-vous, car demain nous mourrons. Mais l'arrêt de Iahvé nous a été révélé : Ah ! [je veux n'être pas,] si ce péché vous est jamais pardonné... dit le Seigneur Iahvé Sebaoth.

Ézéchias prit le seul parti que ses tergiversations antérieures eussent laissé à son choix. Il envoya au camp de Lakis faire sa soumission au roi d'Assyrie[24]. Sennachérib lui imposa une contribution de trois cents talents d'argent et trente talents d'or. Il fallut livrer tout l'argent qui se trouvait dans le temple et dans les trésors du palais, et cela ne suffit pas. Pour compléter la somme, on dut enlever le revêtement des portes du temple et détacher les riches chambranles qu'Ézéchias lui-même avait fait plaquer. Padi fut rétabli dans sa royauté d'Ékron, et reçut, en dédommagement de la prison que lui avait fait subir Ézéchias, quelques villes de Juda. Les rois d'Asdod et de Gaza furent également récompensés de leur fidélité à l'Assyrie, aux dépens d'Ézéchias.

Si la campagne s'était terminée de la sorte, le triomphe du iahvéisme eût été médiocre. La conscience nationale voulait quelque chose de plus éclatant. Soit que la légende, par les combinaisons historiographiques artificielles qui lui sont habituelles, se soit donné pleine carrière[25] ; soit qu'en effet la campagne de Sennachérib ait mal fini pour les Assyriens, le parti prophétique raconta la chose comme une victoire complète de Iahvé. Sennachérib, à ce qu'il paraît, crut à une trahison d'Ézéchias et eut un retour offensif contre Jérusalem. Une armée égyptienne se formait à Péluse ; Tahraq a accourait d'Éthiopie pour soutenir la coalition.

Sennachérib envoya, dit-on, de Lakis, les trois principaux personnages de son gouvernement, le tartan, le chef des eunuques et le grand échanson, avec des forces considérables pour obtenir la soumission complète de Jérusalem[26]. L'armée assyrienne campa près du conduit de la Piscine supérieure, dans la plaine qui est au N.-O. de Jérusalem[27]. Les trois chefs assyriens exprimèrent le désir de parlementer, et le roi délégua, pour s'entendre avec eux, Éliaqim fils de Helqia, Sebna[28] et Ioah fils d'Asaf, le mazkir. Le grand échanson montra aux Juifs ce qu'il y avait de présomptueux dans la conduite d'Ézéchias, de vain dans l'alliance avec l'Égypte, ce roseau brisé qui perce la main de celui qui s'y appuie[29]. Leur Dieu Iahvé a été mécontenté par le roi, qui a eu la fâcheuse idée d'abolir son culte ailleurs qu'à Jérusalem. Iahvé lui-même protège les Assyriens, puisqu'il leur livre sa terre. Les parlementaires finissaient, dit-on, par la raillerie. Les Juifs ont espéré dans les chars et les cavaliers de l'Égypte[30]. Les Assyriens leur donneront, s'ils veulent, deux mille chevaux, à condition qu'ils trouvent des cavaliers pour les monter[31].

Le peuple, selon le récit traditionnel, était sur la muraille et entendait tout cela. Les trois fonctionnaires juifs furent effrayés de l'effet que de tels discours pouvaient produire sur la foule. Ils prièrent le grand échanson de parler en araméen, langue qu'ils comprenaient, et non en hébreu. Mais le grand échanson continua de s'adresser à la multitude. Il n'aurait pas caché aux Hiérosolymites que le plan de son maître, après son retour victorieux de l'Égypte, était de les transplanter, pour les soustraire au voisinage de leur allié naturel ; il promit que le pays qu'on leur donnerait vaudrait la Judée en fertilité. Iahvé est un Dieu impuissant ; il ne les sauvera pas ; Iahvé, au fond, est pour les Assyriens. Les dieux des autres peuples n'ont sauvé aucun de leurs clients des mains des Assyriens.

La conduite d'Isaïe en ces circonstances difficiles, paraît avoir été des plus correctes[32]. Le prophète assurait que Iahvé saurait venger son honneur, que les Assyriens pourraient bien encore par leur présence empêcher une fois la moisson, mais que l'année d'après les semailles se feraient, qu'en aucun cas l'ennemi n'assiégerait Jérusalem. Iahvé sera le plus fort. Le juste sera sauvé.

Qui est le juste ? demandaient les railleurs.

C'est celui qui marche droit et parle vrai,

Qui refuse les gains de l'iniquité,

Qui secoue la main pour repousser les présents ;

Qui ferme son oreille quand on lui parle de sang,

Qui clôt ses yeux quand on lui propose le mal ;

Voilà celui qui habite sur les pics,

Qui a pour asile les créneaux du rocher ;

Son pain lui est garanti d'avance,

Sa ration d'eau est assurée[33].

Un seul cri sortit de la bouche des piétistes durant ces jours d'angoisse :

Iahvé est notre juge,

Iahvé est notre législateur, Iahvé est notre roi ;

C'est lui qui nous sauve.

Effectivement, les affaires de Sennachérib s'embrouillaient de plus en plus. Tarhaqa, qui venait de conquérir l'Égypte, s'avançait pour l'attaquer. On apprit bientôt que l'armée assyrienne quittait la Judée et le pays des Philistins pour aller au-devant de l'Éthiopien[34]. On respira dans Jérusalem ; les crocs du monstre qui tenait la ville enserrée commençaient à se relâcher.

On éclata de joie quelques semaines après. L'armée assyrienne n'existait plus ; elle avait été détruite dans la Basse-Égypte, plus ce semble par les maladies que par l'épée des ennemis[35]. Sennachérib regagna Ninive en fuyard.

Quel triomphe pour Iahvé ! Les prophéties d'Isaïe s'étaient accomplies de point en point. Ézéchias avait vaincu, parce qu'il avait eu confiance en Iahvé seul. Très vite la légende se forma. On se rappela les oracles d'Isaïe, annonçant que l'armée de Sennachérib serait exterminée en Judée, sans le secours de la main de l'homme. La peste, dans l'antiquité, était toujours attribuée à un Dieu ou à un ange exterminateur[36]. On raconta bientôt que le maleak Iahvé, en une nuit, avait tué cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens, et que, le lendemain matin, la plaine était couverte de cadavres. Les Égyptiens expliquèrent également la disparition de l'armée assyrienne par un miracle[37].

Le règne de Sennachérib se prolongea longtemps encore, brillant et prospère[38]. Plus tard, il fut, dit-on, assassiné par deux de ses officiers, Adrammélek et Saréser, pendant qu'il priait dans un temple. Cette fin fut considérée comme une suite de la vengeance divine. Les annalistes juifs en avancèrent la date pour la rapprocher de l'extermination prétendue et rendre plus complète la vengeance de Iahvé. Les ennemis de la théocratie n'ont pas le droit de mourir sans que leur mort soit une punition du ciel.

 

 

 



[1] Maspero, Hist. anc., p. 431-432, 4e édit.

[2] II Rois, XVIII, 7.

[3] Isaïe, ch. XVIII, supposant une étonnante connaissance de l'Afrique centrale. Cf. Maspero, ibid., p. 410 et suiv.

[4] Dans Isaïe, XXII, 15, Sebna est soken ; ailleurs, il n'est plus que sopher.

[5] Isaïe, ch. XXIX. Le morceau d'Isaïe, de XVII, 12, à XVIII, 7, parait de la même situation.

[6] Allusion aux machinations de Sebna et de son parti.

[7] Il est remarquable que les Éthiopiens sont toujours montrés par les prophètes comme ayant de la propension vers le culte de Iahvé et qu'ils sont pour ce motif traités avec plus de faveur que les autres goïm.

[8] Schrader, Die Keil. und das A. T., p. 285 et suiv. ; G. Smith, History of Sennacherib (Londres, 1878) ; Maspero, p. 433 et suiv.

[9] Isaïe, XXX, 22.

[10] Isaïe, XXXII, 9 et suiv.

[11] Isaïe, XXXII, 9-20.

[12] Isaïe, ch. XXX, XXXI, XXXII, trois surates distinctes.

[13] Comparez XXX, 16, et Psaumes XX, 8 ; XXXIII, 17 ; LXXVI, 7 ; CXLVII, 10.

[14] Isaïe, XXX, 27 et suiv.

[15] Pour les difficultés chronologiques résultant de II Rois, XVIII, 13 ; Isaïe, XXXVI, 1, voir Dillmann, Der Proph. Jes., p.312-313. L'hypothèse qui substitue Sargon à Sennachérib est sujette à de trop graves difficultés.

[16] II Rois, XVIII, 13 et suiv., 27 ; XIX, 29 et suiv. Schrader, Die Keil., p. 285 et suiv. ; Maspero, Hist. anc., p. 433 et suiv.

[17] Isaïe, XXII, 8-10.

[18] Ps. XX, 8. II Chron., XXXII, 6-8, exprime bien cet état. Pour l'expression יהוה שם, cf. Isaïe, XXX, 27.

[19] Isaïe, XIV, 21-27.

[20] Pour voir venir les événements.

[21] Isaïe, XXI, 1-14.

[22] La piscine de Siloé.

[23] Probablement la piscine d'Ézéchias.

[24] Layard, Monum. of Nineveh, 2e série, pl. XXIII.

[25] La contradiction des récits originaux se sent, II Rois, XVIII, entre les versets 16 et 17. On dirait qu'on a fondu ensemble les données relatives à deux expéditions assyriennes.

[26] Tout l'épisode qui suit (Isaïe, XXXVI-XXXIX ; II Rois, XVIII-XX) a été tiré par l'éditeur d'Isaïe d'un livre où il y avait des pièces d'Isaïe. De là aussi l'a pris le dernier rédacteur des livres des Rois. L'éditeur d'Isaïe n'a pas puisé dans les livres des Rois ; car il a en plus le cantique d'Ézéchias.

[27] L'indication topographique est ici répétée de Isaïe, VII, 3, mot pour mot. Cela surprend ; à priori, il est presque certain que le camp des Assyriens a dû être vers l'établissement russe actuel, endroit où ils interceptaient aux assiégés les eaux venant de Mamillah. C'est ce qu'on appelait la παρεμβολή τών Άσσυρίων. Là fut aussi le camp de Titus, celui des croisés, etc. Dans la vallée de Cédron, le campement serait invraisemblable. Il doit donc être question ici des conduites d'eau du N.-O., alimentant la piscine d'Ézéchias. L'épisode d'Achaz, au contraire, paraît avoir eu lieu vers la fontaine de la Vierge.

[28] Association peu vraisemblable.

[29] Phrase familière aux prophètes (cf. Ézéchias, XXIX, 6), peu vraisemblable dans la bouche de l'Assyrien.

[30] Encore une idée des prophètes, mise dans la bouche de Rabsacès.

[31] Peut-être allusion à Isaïe, XXX, 16 et suiv.

[32] Isaïe, ch. XXXIII.

[33] Allusion au rationnement du pain et de l'eau, pendant le siège.

[34] L'ordre du jour d'Isaïe, conservé dans la légende II Rois, ch. XIX et dans Isaïe, ch. XXXVII, est d'une authenticité douteuse.

[35] Hérodote, II, 141.

[36] Se rappeler l'ange d'Arevna.

[37] Hérodote, l. c. ; Maspero, p. 440.

[38] Maspero, p. 440 et suiv.