HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE VI. — LE TRAVAIL LITTÉRAIRE SOUS ÉZÉCHIAS.

 

 

Le règne d'Ézéchias fut une époque de grande activité littéraire ; ce fut ce qu'on peut appeler l'époque classique de la littérature hébraïque. Chaque développement humain a ainsi son heure d'accord parfait, où toutes les parties du génie national battent leur plus haute note à l'unisson. La langue hébraïque atteignait la perfection. Outre Isaïe et son école, qui possédaient admirablement la tradition de l'ancienne éloquence, beaucoup d'écrivains d'un rare talent maintenaient la langue et lui faisaient encore produire des chefs-d'œuvre. Une compagnie d'hommes qu'on appela plus tard les hommes d'Ézéchias[1] apparaît autour du roi, occupée avant tout d'extraits et de compilations[2] ; mais sans doute aussi, à quelques égards, ce fut une académie littéraire, préoccupée de style. Le roi lui-même cultivait avec succès la poésie lyrique et parabolique[3]. La baisse rapide qui se remarque en cent ans, d'Isaïe à Jérémie, dans la manière d'écrire l'hébreu, montre qu'on était à une de ces époques où, pour conserver la langue, il fallait des précautions, une sorte de garde de l'État.

L'écriture était devenue en Judée d'un usage tout à fait ordinaire. Les arrêts de la justice se rendaient par écrit[4] ; on les portait avec orgueil attachés à l'épaule, quand ils vous étaient favorables[5]. Le spécimen que nous avons de l'écriture de Jérusalem au VIIIe siècle[6] nous montre un caractère déjà fatigué, affectant les lignes courbes, tournant au cursif. La matière sur laquelle on écrivait était probablement le papyrus préparé, ou charta, importé d'Égypte. La forme du livre ou du document un peu étendu (sépher) était le rouleau[7]. Le moment où l'écriture devient ainsi très commune et, où la matière sur laquelle on écrit cesse d'être d'un prix élevé est presque toujours un moment littéraire important. On se met à rédiger une foule de choses qu'on n'avait pas encore fixées ; on codifie ce pour quoi la tradition orale avait suffi jusque-là. C'est le moment des compilations et des recueils. En Orient, nous l'avons dit, recopier, c'est le plus souvent refaire. La plupart des documents de l'ancienne littérature hébraïque subirent ainsi, vers le temps d'Ézéchias, de profonds remaniements.

Beaucoup de lettrés du Nord s'étaient réfugiés à Jérusalem après la destruction du royaume d'Israël. Ils apportaient avec eux des textes d'une grande beauté littéraire, à peine connus en Juda. Il s'agissait de fixer toute cette partie de la tradition, qui allait se perdre. Nous avons vu le travail qui s'accomplit sur l'Histoire sainte. Le récit unifié s'arrêtait, comme les deux récits séparés, à la conquête censée de la Palestine par Josué et au partage de la terre entre les tribus. Cette histoire avait un caractère essentiellement religieux, et toujours elle eut son cadre à part. Mais une curiosité bien naturelle faisait désirer aux gens quelque peu réfléchis de savoir ce qui se passa ensuite. De la conquête de la Palestine à l'établissement de la royauté, s'écoula un long intervalle, d'Israël n'eut que des sofetim intermittents ; c'était l'âge héroïque de la nation, le commencement de l'histoire proprement dite. Le Iasar ou Livre des guerres de Iahvé contenait sur ces temps des renseignements inestimables, des chants d'une facture toute primitive, des aventures d'un rare intérêt. Racontées à un point de vue profane et sans but d'édification, ces vieilles histoires avaient un charme qui captivait tout le monde. Il n'y avait qu'à les extraire. C'est ce que fit l'auteur du livre des Juges. Il retoucha très peu le texte qu'il trouva établi[8], n'y ajouta que des réflexions destinées à montrer les malheurs du peuple comme la suite de ses infidélités, retrancha sans doute peu de chose. Ainsi un trésor nous est parvenu, un texte du IXe ou Xe siècle avant Jésus-Christ, retrouvable encore à travers les corrections des scribes postérieurs.

Les récits des Guerres de Iahvé et les chants du Iasar allaient, selon nous, jusqu'à l'avènement définitif de David à la royauté de Jérusalem. Ces récits du temps de Saül et de la jeunesse de David ont formé le fond des livres dits de Samuel ; mais ici des éléments d'autre provenance ont été mêlés ou ajoutés : d'une part des pièces et des fragments de mazkirim du temps de David ; de l'autre, des pages de médiocre valeur, tirées de Vies de prophètes et d'écrits tout à fait légendaires.

De la sorte, les parties essentielles des grandes compositions narratives du Xe siècle entrèrent dans des compositions plus récentes. Le Iasar, les Guerres de Iahvé, les Légendes patriarcales du Nord furent dépecés en quelque sorte au profit d'arrangements postérieurs. Dans l'antiquité, une littérature ainsi exploitée, non seulement n'était plus copiée, mais disparaissait vite. On croyait qu'elle avait fourni sa part à l'œuvre commune ; on n'y tenait plus. Les anciens livres du Nord périrent donc, au moment de leur plein succès. Peut-être cette littérature exquise inspira-t-elle quelques pastiches aux lettrés du temps d'Ézéchias. Le charmant livre de Ruth nous est resté comme une épave indécise de la littérature idyllique qui rapportait au temps des Juges l'âge idéal de toute poésie[9].

Pour l'époque de Salomon, de Roboam, de Jéroboam et de leurs successeurs, on possédait des annales sérieuses, d'où l'on tira une histoire des rois de Juda et d'Israël, qui fut continuée à mesure. De là ces Livres des Rois, qui sûrement n'avaient pas, au temps d'Ézéchias, la physionomie sèche et étriquée qu'ils ont aujourd'hui. Après la captivité, un abréviateur maladroit, tenant de près à Baruch et à l'école de Jérémie, fit à coups de ciseaux le livre que nous avons, chétif extrait, taillé. avec l'esprit le plus partial dans un vaste ensemble de documents, et mêlé de parties faibles empruntées aux agadas prophétiques.

Dès le temps d'Ézéchias, commencèrent probablement ces Vies de prophètes, intimement liées à l'histoire des rois. Certains récits sur Élie et Élisée ont un grandiose qui les rapproche des plus belles pages du jéhoviste ; d'autres, au contraire, ont des détails exagérés, puérils, presque odieux, introduits sans doute à l'époque où l'on aimait à se figurer les prophètes confondant les rois et dominant les populations par la terreur. La prophétie d'Élie et d'Élisée eut un si grand caractère que jamais on ne vit poindre, à Jérusalem, la pensée qu'ils fussent schismatiques. Nous inclinerions, cependant, à croire que les belles parties de cette légende furent écrites dans le Nord. Il serait du plus grand intérêt de savoir comment elles réussirent à s'acclimater à Jérusalem.

Le travail littéraire des Hommes d'Ézéchias s'exerçait dans des ordres assez divers. Un des genres les plus chers aux peuples sémitiques, à toutes les époques, a été celui des mesalim, proverbes, maximes exprimées d'une façon piquante, petits morceaux d'une tournure énigmatique et recherchée. C'est un usage constant des littératures de cet ordre qu'un personnage réel ou fictif, célèbre à tort ou à raison par sa sagesse, endosse toutes les sentences anonymes et centralise les maximes des siècles les plus divers. Chez les Hébreux, dès l'époque d'Ézéchias, c'était Salomon qui jouait ce rôle d'auteur parémiographique et gnomique par excellence. Les Hommes d'Ézéchias compilèrent un recueil de proverbes, qu'on mettait déjà sur le compte du fils de David[10], et réunirent à la suite quelques autres petits recueils d'une sagesse fort ancienne, attribués à des personnages énigmatiques, Lemuel[11], Agour, Ithiel[12]. Là aussi trouva place le joli poème alphabétique de la Femme forte, petit chef-d'œuvre qui n'a d'égal que le portrait de la femme folle, dans Proverbes, 13-18 :

L'eau furtive est bien douce ;

Le pain qu'on mange en cachette a des charmes particuliers...

L'esprit de pareils poèmes est ainsi parfois plus qu'à demi profane. C'était presque de la libre philosophie. Dieu pourtant s'y appelle Iahvé[13]. Une sorte de compromis s'était établi entre le iahvéisme et la sagesse commune à toutes les nations. La religion n'enserre pas encore l'homme tout entier ; la vue du monde n'est bas interceptée ; le fanatisme existe à peine, ou du moins n'empêche pas l'exercice individuel de l'esprit.

Cet essai de culture profane n'était pas, du reste, un fait isolé dans l'Orient sémitique. Les tribus voisines de la Palestine, tels que les Beni-Kédem ou Orientaux, participaient à la même philosophie[14]. La tribu iduméenne de Théman, en particulier, était célèbre par ses sages[15]. La place du roi Lemuel ou Limmudel[16], dont nous sommes censés avoir un début de poème gnomique, n'est pas probablement plus à chercher dans une dynastie arabe ou araméenne que dans la série des rois palestiniens. II semble bien, cependant, qu'il y eut un mode de culture intellectuelle, se traduisant par la forme parabolique, dont le peuple juif nous a seul transmis le souvenir, mais qui ne lui était pas exclusivement propre. Il est même possible que, parmi les monuments de la sagesse hébraïque, se trouve plus d'un fragment de la sagesse des tribus voisines, caractérisée, comme celle d'Israël, par la forme sentencieuse, le parallélisme et le jeu qui consistait à commencer chaque strophe par les lettres de l'alphabet dans leur ordre cadméen[17].

Un livre extraordinaire nous est resté comme l'expression de ce moment unique où, malgré le fardeau de sa vocation religieuse, Israël leva vers le ciel un regard hardi[18]. Le livre de Job est un des monuments les plus étonnants que nous ait légués le passé de l'esprit humain. Cette admirable composition, qui a sûrement été écrite par un Israélite, mais qui aurait pu être aussi bien l'œuvre d'un Thémanite ou d'un Saracène[19], nous apparaît au sommet des deux pentes du génie hébreu, celle qui monte et celle qui descend. Il traite la question même qui est au cœur du judaïsme. C'est le livre hébreu par excellence, et, chose qui montre bien combien le siècle dont Ézéchias est le centre fut libre et large, ce n'est pas un livre sacré ; c'est bien un livre de philosophie ; il n'enseigne pas, il discute.

Comment se fait-il que, sous l'empire d'un Dieu juste, le méchant réussisse fréquemment, tandis que l'homme juste, fréquemment aussi, est frappé de malheurs immérités ? La question était pour l'Israélite absolument capitale. On peut dire que la lutte contre cette antinomie est l'histoire du judaïsme tout entier. L'histoire du judaïsme est un long effort de six cents ans pour arriver aux solutions que la croyance à l'immortalité de l'individu fournit tout d'abord aux races aryennes. Plus avancés par certains côtés que les autres peuples, les Beni-Israël virent bien que les récompenses et les châtiments d'outre-tombe sont chose vaine, sans réalité. C'est dans le cercle de la vie réelle qu'il faut chercher l'équilibre de la justice suprême. Posé de cette façon, le problème est absolument insoluble, ou plutôt il implique une fausse majeure, c'est que ce monde est gouverné par une conscience claire et déterminée, par une Providence réfléchie, ayant souci d'être juste envers l'individu. L'exagération du dogme de la Providence est la grande erreur du judaïsme et de l'islam. Si Iahvé est le Dieu juste par excellence, et si tout ce qui arrive dans le monde se fait par Iahvé, ou du moins à sa connaissance, il faut que la liquidation finale des comptes du créateur avec sa créature se solde par une balance exacte entre le mérite et la récompense. Crime et châtiment sont synonymes. Celui qui a semé le bien, récoltera le bien ; celui qui a semé le mal, récoltera le mal[20]. Quoi de plus contraire à l'expérience journalière des faits de ce monde Éliphaz cherche en vain une réponse à l'objection de ceux qui disaient :

Qu'en saura Dieu ?

Peut-il juger à travers la nuit sombre ?

Les nuages l'empêchent de voir ;

Il se promène sur la voûte du ciel[21].

Une connaissance plus étendue de l'univers et surtout l'habitude de distinguer entre la raison consciente et la raison inconsciente ont à peu près supprimé pour nous, en laissant à la place une effroyable plaie béante, le problème qui tourmentait ces vieux sages. Il n'y a pas eu guérison, il y a eu extirpation, et l'extirpation sera peut-être mortelle pour l'humanité. Pour l'Hébreu, étranger à l'idée de l'infinité de l'univers et n'ayant pas la moindre notion de l'inconscience de la raison suprême, la situation était sans issue. Jusqu'à un certain point, elle était tenable pour les prophètes, pour un Isaïe par exemple, ne voulant considérer que la race et la nation, sachant se contenter, pour. le train ordinaire des choses, d'une justice sommaire, et vivant dans l'attente d'un jour de réparations absolues, où toutes les choses faussées par l'homme seront rétablies en leur droit sens. On expliquait bien la chute du royaume du Nord par ce fait qu'il n'avait pas pratiqué un iahvéisme assez pur[22] ; mais il était difficile de prouver que, dans ces terribles avalanches assyriennes, il y avait une ombre de discernement du juste et de l'injuste. Le pauvre Ézéchias, tout homme accompli qu'il était, passe sa vie, au moins avant la catastrophe de Sennachérib, comme l'oiseau sur la branche, à épier d'où souffle le vent. Que dire surtout de la justice divine à l'égard des individus ? Non seulement la vertu n'est pas ici-bas récompensée ; on peut presque dire qu'elle est punie. C'est la bassesse qui est récompensée ; les profits sont tous pour elle ; sans cela les habiles lui tourneraient le dos. La vertu héroïque, celle qui va jusqu'à la mort, trouve dans son héroïsme même l'exclusion de toute rémunération possible.

C'était, on le voit, le problème de la morale, de la vertu, du devoir, qui se posait, dès le mie siècle avant Jésus-Christ, avec une netteté redoutable. L'auteur du livre de Job ne le résout pas, et certes il en est excusable. Kant le résout en le supprimant ; l'impératif catégorique, qui est son Iahvé, manque de parole à l'homme de la manière la plus indigne. Le souci extrême qu'Israël a de l'honneur de son Dieu ne lui permet pas de le croire capable d'une telle banqueroute. De là une lutte sans fin contre la réalité.

L'excellence du livre de Job est de présenter cette lutte dans un cadre d'une admirable grandeur. Un homme irréprochable est frappé de malheurs qui viennent tous des fatalités de la nature ou de l'humanité, mais qui, selon l'idée du temps, sont attribués à l'action directe de Iahvé. Job se soumet à la volonté divine, mais maudit la condition humaine exposée à de telles épreuves. Moins sages que lui, ses trois amis, l'un d'eux surtout, Éliphaz, appartenant à l'école des sages de Théman, cherchent la cause de ses infortunes et croient la trouver dans des crimes cachés que Job a dû commettre. La conscience humaine est si obscure ! Nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. On est souvent impur aux yeux de Dieu sans le savoir. Job, qui a la certitude de son innocence, proteste, et, pour se défendre, se laisse aller à des paroles hardies, qui semblent incriminer la justice de Dieu. Ses amis le traitent d'impie[23]. Iahvé apparaît alors, du sein de la tempête, et, blâmant les amis de leur dureté, Job de sa témérité, écrase à coups de foudre l'orgueil de l'homme qui prétend comprendre quelque chose aux œuvres de Dieu. Job s'humilie ; Dieu le rétablit dans son premier état, lui rend même tout au double ; au lieu de sept fils, il en a quatorze ; au lieu de trois mille chameaux, il en a six mille. Il meurt rassasié de jours.

Le trait de génie de ce poème, c'est l'indécision de l'auteur, en un sujet où l'indécision est le vrai. Toutes les solutions sont essayées par les interlocuteurs ; aucune n'est définitivement retenue. Tantôt la justice retrouve son compte dans l'ensemble de la tribu ; tantôt la famille est l'unité qui explique tout. Un homme inique peut prospérer, c'est vrai ; mais ses enfants sont peu considérés après lui ; on tire de leur ventre avec des crocs les richesses mal acquises de leur père. A quoi Job répond que c'est là une sanction peu efficace, puisque, dans le scheol, on ne sent rien, on ne voit rien, on ne se souvient de rien[24].

L'auteur est-il même entièrement satisfait du dénouement qu'il propose ? On en peut certes douter. Mais ce dénouement et bien celui qu'exigeait la pensée hébraïque. Le livre de Tobie, frère de celui de Job, à huit siècles de distance, se contente de la même solution[25]. Tobie est frappé de cécité dans l'exercice d'un acte pieux ; le cas, par conséquent, est plus étrange encore que celui de Job. Tobie persiste à espérer en Iahvé. Il est guéri ; il meurt très vieux, voit ses enfants bien établis, Ninive, l'ennemie de son peuple, ruinée. Que pouvait-il désirer de plus ? Judith a également pour récompense de vivre cent vingt ans, et de mourir entourée d'honneurs, au milieu de son peuple, sauvé et heureux par elle[26]. Les malheurs qui arrivent aux fidèles de Iahvé sont une épreuve passagère. Iahvé se doit de les en tirer et même de leur donner une compensation pour ce qu'ils ont souffert. Cette compensation a toujours lieu dans cette vie. La mort n'a rien dont l'homme puisse se plaindre, quand il meurt vieux, en laissant derrière soi une famille nombreuse pour conserver son nom.

Cette théorie enfantine était chaque jour plus ébranlée ; il faudra six siècles encore, il faudra des martyrs pour qu'Israël sorte de ces deux dogmes inconciliables : Dieu est juste ; l'homme est passager, par l'expédient désespéré de la résurrection et du règne de mille ans[27]. L'immortalité absolue, le vieil Israël ne l'admit jamais ; cela eût. fait de l'homme un dieu. Mille ans, c'est bien long, et vraiment le martyr qui aura vécu ce temps-là, au sein d'une Jérusalem devenue la capitale du monde, devra être content.

C'est dans le livre de Job que l'on voit au plus haut degré la force, la beauté, la profondeur du génie hébreu. Le Pentateuque, Isaïe, les Psaumes ont exercé une bien plus grande action sur le monde. Job a produit l'étonnement, la terreur ; le moyen âge n'osa le traduire[28] ; il est surprenant qu'il soit resté dans le Canon. Si le Cantique des Cantiques prouve qu'Israël fut jeune à son jour, le livre de Job prouve aussi qu'à son jour il pensa librement. Certes, les limites du développement philosophique qui pouvait sortir d'un tel esprit se laissent entrevoir. L'immensité du Dieu de Job ne devait pas permettre un complet embrassement du cosmos. L'étude analytique de la réalité était impossible sous l'empire d'un tel maître. La donnée fondamentale de notre système du monde, la fixité des lois de la nature, ne saurait être conciliée avec une volonté aussi absolue, s'étendant à tous les détails de l'univers. L'auteur du livre de Job, vivant des milliers d'années, ne fût jamais arrivé à la science, comme les Grecs l'ont conçue et comme le génie moderne l'a définitivement créée. Mais il fût arrivé à une philosophie très raffinée. Il eût senti la nécessité d'introduire la nuance dans ses hautaines affirmations. Il eût vu qu'un Iahvé tel qu'il se l'imagine ne saurait être juste, que les choses ne se passent pas du tout comme il le croit, qu'aucune volonté particulière ne gouverne le monde, et que ce qui arrive est le résultat d'un effort aveugle tendant en somme vers le bien.

A ce point de vue nouveau, il eût compris qu'aucun homme n'a jamais été, comme son héros, en butte à des coups systématiques du sort ; que Job a bien tort de maudire le jour de sa naissance, puisque ce jour a été pour lui la cause de plus de bien que de mal ; que ses richesses, Dieu ne les lui a pas plus enlevées qu'il ne les lui avait données ; enfin que, pour fermer la bouche à ses superficiels amis, il n'avait qu'une observation à faire, c'est que le mal moral n'exerce aucune action appréciable sur le cours des faits physiques, si bien qu'au nom de la morale même, il faut absolument écarter l'idée de récompense et de châtiment de l'ordre des faits contingents. La justice lui fût apparue clans l'avenir ; il eût. vu qu'elle fait défaut dans le présent, qu'elle est l'œuvre lente de la raison, non une sorte de loi immanente du monde. Cet intelligent Israélite, au XVIIe siècle, aurait été Spinoza ; de nos jours, il serait un de ces juifs amis du vrai, qui se résignent au tardif avènement du règne de la justice, sachant fort bien que les impatiences des hommes ne peuvent rien pour avancer la marche des choses. Au fond, les Beni élohim ont raison ; la création est bonne et fait beaucoup d'honneur à l'Éternel ; les objections du Satan contre l'œuvre de Dieu sont essentiellement déplacées ; mais des milliards de siècles sont probablement nécessaires pour que le Dieu juste soit une réalité. Attendons.

Le travail qui s'accomplit sous le règne d'Ézéchias consista en grande partie, nous l'avons vu, à sauver, dans le naufrage du royaume d'Israël, les textes hébreux écrits dans le Nord. Le livre de Job fut-il du nombre de ces écrits, et la liberté d'esprit qu'on y remarque est-elle un fruit de l'air plus libre qu'on respirait dans les tribus restées près de la vie nomade ? Cela est possible assurément. Un autre ouvrage, toutefois, dont l'origine israélite peut être plus certainement affirmée, c'est le Cantique des Cantiques[29]. Ce joli poème fut sûrement conçu dans le Nord. L'opposition de Jérusalem et de Thirsa[30], capitale du royaume d'Israël avant Samarie, et aussi le rôle presque ridicule qu'y joue Salomon, suffiraient pour le prouver. Dans les mariages, il était d'usage de réciter et de chanter des scènes d'amour dialoguées, dont le thème, varié en épisodes divers, roulait toujours sur le même sujet : une jeune bergère du Nord, enlevée par les pourvoyeurs du harem de Salomon, reste fidèle à son amant, malgré les séductions de la cour. Toutes les scènes qui servaient à rendre cette idée unique se terminaient par le même tableau, la jeune fille endormie dans les bras de son amant[31]. Cela se savait par cœur ; le plan de l'œuvre étant très lâche et la prosodie de tels morceaux n'ayant rien de fixe, on pouvait se permettre les changements que l'on voulait, ainsi que font les improvisateurs italiens. Après la destruction du royaume d'Israël, la perte d'un tel scenario était tout à fait à craindre. Nous admettons volontiers que le Sir has-sirim fut écrit d'abord par les lettrés d'Ézéchias, sans être sûrs que le texte tout à fait défectueux qui est venu jusqu'à nous soit celui qui fut alors fixé par le kalam.

Un genre qui fut, au contraire, l'œuvre propre de Jérusalem, commença de se développer richement sous Ézéchias. Le sir ou cantique était vieux comme les peuples sémitiques eux-mêmes ; mais les anciens âges, peu mystiques, avaient tout à fait ignoré les raffinements qu'on pouvait porter dans les modulations du sentiment. Vers le temps d'Ézéchias, le sir se diversifie à l'infini. Ce n'est plus, comme autrefois, l'écho poétique d'un fait extérieur ; c'est la méditation de l'âme sur la situation que lui créent les injustices des hommes et ses propres défaillances. Le sir se rapprochait ainsi du masal, et quelquefois il était difficile de discerner entre l'un et l'autre. Le petit poème de ce genre s'appelait mizmor. La musique en était l'accompagnement ordinaire. Il est douteux qu'au temps d'Ézéchias, le mizmor eût un emploi dans la liturgie ; mais la tendance était déjà de ce côté. Beaucoup d'hommes pieux auraient voulu dès lors que le sacrifice fût aboli et remplacé par la louange (toda). En tout cas, le mizmor, chanté sur une des variétés de la lyre ou de la guitare (nébel, cinnor, negina), était la manière de parler à Dieu, de s'entretenir avec lui. Nous verrons bientôt Ézéchias prier sous cette forme. C'est dans la génération suivante que le mizmor produira ses chefs-d'œuvre. Il fleurit pourtant dès le temps où nous sommes. Deux ou trois fois, on voit Isaïe s'exprimer sur le ton d'un psalmiste accompli[32].

Ainsi fut inauguré le psaume, cette création littéraire la plus belle peut-être, et certainement la plus féconde du génie d'Israël. La prière antique, accompagnée de danses et de cris, pour attirer l'attention du dieu, était rejetée parmi les ridicules naïvetés d'un âge grossier. La prière du cœur venait de naître. Le piétisme sobre et ferme des anavim montra ici sa haute originalité. D'un genre froidement patriotique et solennellement officiel, il fit l'hymne pur ; d'un bruit confus il fit une lyre décacorde, se prêtant à toutes les effusions subjectives de l'âme meurtrie par les duretés de la vie. L'homme pieux eut dès lors une consolation, un alibi au milieu de ses troubles, une chapelle intime où il put se livrer à des dialogues secrets avec son créateur bienveillant. Avant de se montrer dur pour ces rêves du passé, il faudra se rappeler le parti merveilleux que l'Église sut tirer du chant des Psaumes, supputer les âmes tendres et bonnes que la harpe d'Israël a consolées.

Commença-t-on, dès l'époque d'Ézéchias, à grouper en un recueil les pièces lyriques que l'on possédait d'époques plus anciennes ? Cela serait conforme à l'esprit du temps ; l'académie d'Ézéchias aurait trouvé là un emploi bien naturel de son activité. Mais un tel recueil, s'il avait été fait, nous serait arrivé, en paquet ficelé à part, dans la collection générale des Psaumes, ainsi que la chose se passa pour les Proverbes. Or aucun des cinq livres qui composent aujourd'hui le livre des Psaumes ne saurait être la collection qui aurait été ainsi formée sous Ézéchias.

Le mot de siècle d'Ézéchias ne serait pas déplacé pour désigner ce remarquable ensemble littéraire que produisit le génie hébreu vers la fin du VIIIe siècle et le commencement du VIIe siècle avant Jésus-Christ. L'usage, dérouté par les fausses idées chronologiques de la critique orthodoxe, ne l'a pas adopté. Une telle expression supposerait, d'ailleurs, dans ce petit monde palestinien, une ampleur de vie que la Grèce, l'Italie, l'Europe moderne ont seules connue. De grosses lacunes empêchaient le cadre de la société israélite de pouvoir devenir comme la Grèce le modèle complet d'une société civilisée. L'Assyrie toute-puissante mettait la Palestine dans l'état où se fût trouvée l'Hellade, si la Perse l'eût vaincue, deux cents ans plus tard. L'emploi beaucoup plus répandu de l'écriture donnait à la Syrie du VIIIe siècle sur la Grèce du même temps[33] une avance énorme ; mais la liberté civique a des avantages que rien ne compense. Le génie grec, tout renfermé qu'il était dans le cercle étroit des chants homériques et hésiodiques, se décelait déjà comme plus compréhensif, plus étendu, plus laïque, si j'ose le dire. L'esprit grec l'emportera dans l'ordre intellectuel, philosophique, politique ; mais les questions religieuses et sociales échapperont à sa sérénité enfantine. Isaïe a planté le drapeau de la religion de l'avenir, quand Solon et Thalès de Milet ne sont pas nés encore. On est enragé de justice à Jérusalem, quand, à Athènes et à Sparte, nulle protestation ne s'élève contre l'esclavage, quand la conscience grecque, dans les conjonctures embarrassantes, est satisfaite de cette raison péremptoire : Διός δ' έτελείετο βουλή.

 

 

 



[1] Proverbes, XXV, 1.

[2] C'est le sens du mot העהיק.

[3] Isaïe, XXXVIII, 10 et suiv.

[4] Isaïe, X, 1.

[5] Job, XXXI, 36.

[6] Inscription de Siloé.

[7] Le mot טנלה ne se trouve pas avant Jérémie, XXXVI, 2 et suiv. Le passage Ps. XL, 8, est douteux. Septante : χόρτης, χαρτίον.

[8] Auparavant sans doute, bien des histoires, comme celle de Samson, avaient été modifiées.

[9] Le livre est certainement judaïte ; il suppose l'Histoire sainte dans l'état où elle est actuellement (IV, 11).

[10] Proverbes, ch. XXV et suiv. Les deux autres recueils (I et suiv. ; X et suiv.) paraissent moins anciens. Les répétitions qui existent entre le recueil des Hommes d'Ézéchias et le recueil ch. X et suiv. empêchent de supposer que les Hommes d'Ézéchias aient simplement continué le recueil X et suiv.

[11] Ce nom est probablement symbolique. Peut-être לטואל est-il une faute pour לטראל, le disciple de El. Comparez יהוה לטרי, Isaïe, VIII, 16 ; L, 4 ; LIV, 13. Voir cependant Genèse, XLVI, 10, et Nombres, XXVI, 12 (lamed écourté devenant iod).

[12] Agour-ben-Iagé (Proverbes, XXX, 1) est également symbolique. לאיהיאל répété par dittographie, est probablement une glose introduite dans le texte. Ithiel serait alors le vrai nom de l'auteur.

[13] יהוה est employé dans toutes les parties des Proverbes, même dans Agour et la Femme forte. קרשים (les Saints), pour Dieu, se trouve deux fois dans les Proverbes : IX, 10 ; XXX, 3. Cf. Osée, XII, 1.

[14] I Rois, V, 10.

[15] Jérémie, XLIX, 7 ; Obadia, 9 ; Baruch, III, 22-23. Comparez Job, XV, 10, 18, 19.

[16] Proverbes, XXXI, 1-9. L'idée que massa (Prov., XXX, 1, et XXXI, 1) serait un royaume d'Arabie n'a aucune vraisemblance.

[17] Le petit poème de la Femme forte et le Ps. XXXVII (assez ancien) présentent déjà cette particularité.

[18] Les analogues littéraires du livre de Job sont : Amos, Joël, Osée, Isaïe, le cantique d'Ézéchias et les psaumes des anavim. On dirait que le livre a été composé par un anav. Comparez aussi Isaïe, XIX, 5, et Job, XIV, 11. Pour plus de développements, voir l'étude en tête de ma traduction du Livre de Job (Paris, Lévy, 1858).

[19] L'attention à ne pas employer le mot de Iahvé dans la discussion philosophique implique bien que Job et ses amis sont, pour l'auteur, étrangers au iahvéisme. De même, les narrateurs sacrés évitent de mettre le nom de Iahvé dans la bouche de non-israélites, et le narrateur élohiste s'interdit ce nom avant la révélation du Sinaï. Le livre de Job et les livres sapientiaux s'interdisent également Sebaoth.

[20] Osée, VIII, 7 ; X, 13 ; Job, à chaque page.

[21] Job, XXII, 13-14.

[22] II Rois, XVII.

[23] Le discours d'Élihou (ch. XXXII-XXXVII) est certainement une interpolation. C'est, du reste, un morceau insignifiant et sans valeur doctrinale.

[24] Job, XIV, 21-22.

[25] Hist. des origines du christianisme, VI, 228-237.

[26] Hist. des origines du christianisme, V, 29 et suiv.

[27] C'est ce qui sera expliqué dans le tome IV de cet ouvrage, si j'ai le temps et la force de l'écrire. Voir Hist. des orig. du christ., t. I, 56.57, 290 et suiv. ; II, 97-98 ; t. III, 196-197, 379, 413 et suiv., 529-530 ; t. IV, 446, 447, 468 ; t. VI, 220.

[28] Ces paroles sont de si fort latin et plaines de si grant mistère que nous..., ne les devroit oser translater, car lais gens pouroient errer ; ... et pour ce les trespasserai-je. Guyart Des Moulins, Hist. litt. de la Fr., t. XXVIII, p. 449.

[29] Voir l'étude que j'ai mise en tête de ma traduction (Paris, Lévy, 1860).

[30] Cant., VI, 4.

[31] Jérémie, VII, 31 ; XVI, 9 ; XXV, 10.

[32] Isaïe, XII, 1 et suiv., 4 et suiv.

[33] Vers 700 avant Jésus-Christ, quelques îles de la Grèce pratiquaient seules l'alphabet cadméen.