HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE IV. — LES ANAVIM.

 

 

Ainsi se constitua une sorte de petite morale excellente, déjà en germe dans les écrits des prophètes antérieurs, qui maintenant est représentée par un parti et forme une école. C'est une morale de gens du peuple et de moyenne classe, affamés de justice et d'honnêteté, détestant les hautes allures des aristocrates, comprenant peu les nécessités de l'État, affectant des dehors doux et humbles. Prêchée avec acharnement par les prophètes et leurs disciples jusqu'à la confection .définitive du judaïsme, pratiquée par les juifs pieux durant les siècles qui précèdent notre ère, répandue par le christianisme, cette morale est devenue la morale du genre humain. Grâce à elle, les droits du pauvre, ou pour mieux dire du faible, ont partout triomphé, au moins jusqu'au temps où le christianisme, faussant complètement sa nature première, fit alliance avec les classes militaires et aristocratiques et n'eut plus à prêcher au pauvre que la résignation.

Dans le partage idéal qu'il avait fait à son peuple des biens de la terre, Iahvé n'avait pas prévu qu'il y aurait des riches et des pauvres. Les riches, aux yeux du iahvéiste conséquent, sont un pur inconvénient. Le perpétuel objectif de la politique iahvéiste est de protéger le faible contre le fort et de réduire presque à rien les avantages du riche sur le pauvre. Le roi est le roi des pauvres[1]. Prêter l'argent à intérêt est un crime. Le riche est, en général, présenté comme un être violent, uniquement occupé à dépouiller le faible. Dans la pensée des piétistes israélites, l'origine de la fortune est toujours mauvaise. Ils sont de l'avis de saint Jérôme : Omis dives iniquus aut hæres iniqui. C'est l'idée générale de l'Orient. Le pauvre y est, a priori, considéré comme bon, le riche comme méchant. Un jour que je faisais à mon drogman l'éloge des gens d'un village que nous venions de traverser : C'est tout simple, me dit-il, ils sont pauvres.

Le pauvre est l'ami de Iahvé. Il s'établit à cet égard des synonymies singulières. Le mot anav, doux et le mot ani, pauvre, affligé, dérivant tous deux d'une racine qui marque l'humilité, en vinrent à s'employer l'un pour l'autre. Pauvre, affligé, malheureux, opprimé, doux, résigné, pieux, humble ne se distinguèrent plus. Les mots qui signifient proprement pauvre (dal, ébion) devinrent équivalents de saintes gens, d'amis de Dieu. Les expressions les pauvres de Dieu ou pauvres de Iahvé, les humbles du pays, les chétifs de la terre, les doux du peuple, furent les noms dont se désignèrent les iahvéistes purs[2]. Tout cela se fit dans un sentiment analogue à celui qui créa, au moyen âge, les noms de mineurs, minimes, pauvres de Dieu, humiliés, etc. Le sentiment de tristesse résignée qui remplit le cœur du pauvre confine par quelques côtés à la piété, et l'humilité des sentiments prédispose à un certain état de dévotion. Par contre, les mots hébreux signifiant riche, grand, fort (asir, gadol, aris) se prennent presque toujours en mauvaise part[3].

A partir du règne d'Ézéchias, ces associations d'idées sont fixées d'une manière irrévocable[4]. Le vrai serviteur de Iahvé est un pauvre, persécuté par les riches, vexé par les gens du monde. Iahvé l'aime, parce qu'il est humble, parce qu'il ne fait pas ombrage à sa grandeur. Iahvé est son protecteur, son justicier ; il finira par lui donner la victoire. Les ennemis de Iahvé sont les ennemis des pauvres ; les ennemis des pauvres sont ceux de Iahvé. On sent qu'un tel esprit devait facilement dégénérer en hypocrisie sournoise, en humilité factice, surtout dans un état de croyances qui n'admettait pas que l'homme juste ajournât à un autre monde ses revanches et ses compensations. Un sérieux terrible crispait tous ces fronts. Les railleurs (lécim) sont toujours présentés comme des impies. Le leç, c'est l'homme frivole, hardi, rieur ; c'est le voltairien du temps, l'homme du monde, qui se moque des frocards. Ces lécim faisaient bande à part, s'asseyaient sur un banc à eux ; c'était ce qu'on appelait le banc des railleurs. Il partait de ce banc plus d'une plaisanterie contre les saintes gens ; ceux-ci, de leur côté, ne regardaient qu'avec haine ce groupe de pestiférés[5].

Une démocratie théocratique, une religion résidant presque toute dans les questions sociales, voilà le judaïsme du Ville siècle, le vrai judaïsme, dont le christianisme n'a été que l'épanouissement et l'application. Les anavim ou hasidim[6] forment une élite de l'humanité ; ce sont les doux de la terre ; ce sont surtout les justes, les droituriers (isarim), la génération juste (dor saddiq), les fidèles du pays (néemné erès), les gens tranquilles (rigeé érès), les cœurs droits (isré leb), les sectateurs de la voie parfaite (temimé dérek), les hommes qui craignent Dieu, qui l'aiment, qui ont confiance en lui, ceux qui cherchent Iahvé [7]. C'est ici le point où il faut se placer pour voir le départ des lignes qui, d'abord parallèles, divergeront ensuite à l'infini. Constitués en une sorte de fraternité ou de société pieuse[8], les anavim ne veulent avoir de relations qu'entre eux, pour ne pas se souiller[9]. Quand on appliqua à ces sortes de piétistes le nom de pharisiens, vers l'époque asmonéenne, il n'y eut en réalité d'innovation que pour les mots. Les «avine nous font entrevoir à l'horizon les pharisiens de l'Évangile. D'un autre côté, quel avenir a cet aime, frère de l'anav et du hasid, qui sera le premier chrétien (Ébionites)[10] et dont le nom constituera la première béatitude : Heureux les ébionim ! Ce qu'on ne saurait dire, c'est à quel point tout le christianisme naissant est dans Isaïe, dans ses contemporains, dans ce qui s'agita d'original, à ce moment tout à fait solennel, en la conscience d'Israël.

Une chose est dès à présent évidente. Israël ne fondera ni une république, ni une royauté, ni un État civil, ni une polis. Israël fondera la synagogue, l'Église, la coterie pieuse, le pharisaïsme et le christianisme. Le piétisme, au fond, tue le citoyen. Ce n'est plus Israël dans son ensemble qui est le peuple de Iahvé ; ce sont les anavim, les hasidim seuls, qui sont le troupeau de Iahvé. Israël n'est plus qu'une élite de saints ; les profanes sont le terreau qui sert à produire les plantes élues, la vigne qui sert à produire le vin. Tout cela ressemble beaucoup à l'islam. Ces hasidim sont des musulmans qui ont dévolu leurs affaires entre les mains de Dieu[11]. Dieu est leur vékil ; et quel vékil ! Sûrement il les vengera. Avec de tels raisonnements, on donne au monde de grandes disciplines morales ; mais on supprime la nation.

L'État et même la polis (on peut dire surtout la polis) supposent des classes, des privilèges héréditaires, des injustices, des abus, la liberté laissée à certains vices, une élimination sévère des questions sociales. Israël, au contraire, ne voulait que la justice sociale. Une cour, une classe militaire, une aristocratie de naissance, lui étaient antipathiques. L'ébion acceptait sa pauvreté, mais à condition qu'il fût bien entendu qu'il était l'ami de Dieu et le pivot de la nation. Des sacrifices qu'il faut faire à la patrie, il exagéra les uns et ne voulut pas des autres. Il ne voulut pas des austères devoirs qui sont l'acceptation de l'inégalité, la résignation à l'injustice. Ainsi il travailla plus pour l'humanité que pour sa patrie terrestre ; il perdit le pays qui était censé lui avoir été donné. Israël était destiné à être un ferment universel, bien plus qu'une nation particulière, mariée à une terre. Sa dispersion était écrite à l'avance ; c'est comme dispersé qu'il devait accomplir sa principale vocation.

Le roi Ézéchias présidait à ces transformations, avec une sorte d'impartialité bienveillante. Sa piété était dans les sentiments, dans une foi ardente, dans une confiance absolue en Iahvé. Il poussait, dit-on, jusqu'à l'ostentation le mépris des moyens humains, affectant de n'attendre son secours que de Dieu. Comme David, il espérait que Iahvé, en récompense de ce qu'il avait fait pour lui, bénirait toutes ses entreprises. Si, par moments, Iahvé semblait l'abandonner, il lui en faisait de tendres reproches ; mais il ne se décourageait pas[12]. Son objectif était uniquement la vie présente. Quand Isaïe lui communiquait ses grands rêves d'un avenir sans bornes, que disait-il ? Il serait puéril de vouloir le conjecturer. Le propre de la conscience d'Israël, le secret de sa force et de ses contradictions, était de tenir latentes des réserves d'idées destinées à se dérouler en leur temps et auxquelles durant des siècles il avait pu paraître étranger.

Ézéchias doit ainsi figurer en tête de l'histoire, non plus mythique, mais désormais positive, du judaïsme. L'idéal des anavim, en effet, n'allait pas sans un roi qui fût à leur service. Les poètes pieux avaient peut-être composé, dès cette époque, ces Psaumes où la perfection du roi théocrate est tracée en vives couleurs.

Ô Dieu, prête au roi ta justice[13],

Et ta sagesse au fils du roi[14].

Qu'il juge ton peuple avec droiture,

Et tes pauvres avec équité.....

Qu'il rende la justice aux humbles du peuple,

Qu'il vienne au secours des fils de l'indigent,

Et qu'il broie l'oppresseur.

Qu'on le craigne tant que luira le soleil,

Tant que durera la lune.

Qu'il descende comma la pluie sur un pré,

Comme l'ondée qui fertilise la terre.

Que de son temps fleurisse le bon droit,

Et la plénitude de la paix, jusqu'à ce que disparaisse la lune.

Qu'il commande de la mer à la mer,

Et du Fleuve aux extrémités de la terre.

Que devant lui ses adversaires se courbent,

Et que ses ennemis lèchent la terre.

Que les rois de Tharsis et des îles soient ses tributaires,

Que les rois de Scheha et Seba lui apportent leurs redevances,

Et que tous les souverains se prosternent devant lui,

Que tous les peuples soient ses sujets.

Car il délivrera le pauvre qui crie,

L'infortuné qui n'a point d'aide ;

Il aura pitié du faible et de l'indigent,

Il sauvera la vie des malheureux.

Il garantira leur existence contre la ruse de l'oppression ;

Leur sang aura du prix à ses yeux.

Ils vivront, et il leur donnera de l'or de Seba,

Et ils prieront pour lui sans cesse ;

Tous les jours, ils le béniront.

On croit entendre, dans les strophes que voici, la prière par laquelle les hasidim du temple accueillaient le roi quand il venait sacrifier[15].

Que Iahvé t'exauce, au jour de l'angoisse,

Que le nom du Dieu de Jacob te protège.

Qu'il t'envoie de son sanctuaire le secours dont tu as besoin,

Que de Sion il te fortifie.

Qu'il se souvienne de tes offrandes,

Qu'il ait pour agréables tes holocaustes.....

Tels sont fiers de leurs chars, tels de leurs chevaux ;

Nous, c'est-au nom de Iahvé, notre Dieu, que nous triomphons.

Les voilà courbés, les voilà tombés ;

Nous voilà debout, nous voilà levés.

Iahvé, donne la victoire au roi ;

Exauce-nous au jour où nous t'invoquons.

Un accent de victoire domine dans le morceau suivant[16] qui se termine comme toujours par des menaces contre l'aristocratie hostile aux réformes. Le roi saura aller chercher ces méchants dans leurs repaires et les exterminer.

Iahvé que par ta force le roi se réjouisse,

Que par ton aide il soit tenu en joie.

Tu lui as accordé le désir de son cœur,

Tu n'as pas repoussé la prière de ses lèvres.

Tu l'as comblé des bénédictions du bonheur

 Tu as mis sur sa tête une couronne d'or.

Il t'a demandé de la vie, tu lui en as donné,

Une longueur de jours indéfinie.

Grande est sa gloire, grâce à toi ;

Tu as mis sur lui éclat et majesté.

Tu fais reposer sur lui des bénédictions éternelles,

Tu le remplis de joie par la vision de ta face.

Car le roi a confiance en Iahvé,

Et, par la bonté du Très-haut, il ne chancellera pas.

Ta main, ô roi, atteindra tes ennemis,

Ta droite saura trouver tous ceux qui te haïssent.

Tu les feras flamber comme une fournaise, devant ta face ;

Iahvé les dévorera en sa colère, le feu les mangera.

Tu détruiras leur fruit de la terre,

Leur postérité d'entre les fils des hommes ;

Car ils complotent le mal contre toi,

Ils trament des intrigues qu'ils ne pourront réaliser...

D'autres fois, le roi se trace à lui-même, par la plume de ses pieux conseillers, le programme accompli d'un roi théocrate[17].

Je veux comprendre la voie parfaite,

La conduite irréprochable il tenir au sein de ma maison.

Je ne souffrirai pas devant mes yeux celui qui fait le mal ;

Je haïrai le malfaiteur ; il n'aura pas de relations avec moi.

Loin de moi le cœur pervers !

Je ne connaîtrai pas le méchant.

Celui qui calomnie en secret son prochain, je l'exterminerai ;

L'homme aux yeux hauts et au cœur large[18], je ne le supporterai pas.

Mes yeux inviteront les fidèles de la terre à demeurer avec moi ;

Celui qui est irréprochable en sa voie sera mon ministre.

L'artisan de fraude ne demeurera pas dans ma maison ;

Celui qui profère le mensonge ne se tiendra pas devant mes yeux.

Je me lèverai chaque matin pour anéantir les méchants de la terre,

Pour exterminer de la cité de Iahvé tous ceux qui font l'iniquité.

Ce psaume peut être du temps de Josias, comme du temps d'Ézéchias. On voit combien le pharisaïsme est ancien en Israël. La question des rapports sociaux était grave pour l'homme pieux. Notre principe moral, qu'il n'y a pas de contagion pour le galant homme, qu'on peut voir et toucher tout le monde sans contracter nulle souillure, était le contraire de l'esprit des saintes gens d'Israël. Il fallait choisir sa compagnie, s'arranger pour n'avoir de relations qu'avec les gens de la même secte que soi. Ce principe, divisant le monde en petites coteries sectaires, a rendu impossible en Orient ce que nous appelons la société. L'inquisition la plus odieuse en sortait comme conséquence nécessaire. Le roi qui mettrait en pratique les maximes du parfait roi d'Israël serait un tyran redoutable. Il est dangereux d'avoir pour programme de purger sa ville des ennemis de Dieu, c'est-à-dire de ceux qu'on suppose tels ; car Dieu ne met personne dans ses confidences, et ne communique pas la liste de ses amis. Philippe II, pour obéir à ce verset, signait ses listes d'extermination et les faisait exécuter le matin. Israël a fondé bien plutôt la moralité que la liberté. A vrai dire, sept cents ans avant Jésus-Christ, personne n'avait l'idée de la liberté comme nous l'entendons ; la Grèce elle-même commençait à peine à en apercevoir quelque lueur. Selon le rédacteur jéhoviste de la Genèse, les pensées de l'homme vont naturellement au mal ; le roi, représentant de Dieu, doit surtout réprimer. Notre libéralisme au cœur large eût fait à ces vieux croyants l'effet qu'il produit sur les musulmans, sur les protestants puritains ; il leur eût semblé l'impiété même, la négation absolue des droits de Iahvé. Le banc sur lequel nous enseignons cette douce philosophie leur eût paru être la chaire du mal, et sûrement ils l'eussent appelé, mosab lécim le banc des railleurs.

 

 

 



[1] Isaïe, XI, 4. Cf. XIV, 30, 32 ; XXIX, 19.

[2] Voir Gesenius, aux mots עכו et עכי. Les mots ani, anav, pour désigner les gens pieux, se trouvent déjà dans les plus anciens prophètes, et ont pour synonymes ébion et dal. Amos, II, 6-7 (synonymie de saddiq, ébion, dal, anav) ; cf. V, 11 ; Zacharie, IX, 9 ; Psaumes, X, 2 ; XIV, 5-6 ; CXII, 9-10 ; CXL, 13-14. On trouve cet emploi presque à chaque page d'Isaïe et des prophètes postérieurs, même quand il s'agit de gens aisés ; dans Jérémie, XX, 13, אכיון est pris au sens religieux. L'emploi de ces mots dans les Psaumes est on ne peut plus fréquent ; mais ici la date est presque toujours incertaine. — Dans le livre de l'Alliance (Exode, XXII, 24), dans Agur (Prov., XXX, 14), dans la Femme forte (Prov., XXXI, 20), עכי est au sens propre.

[3] Comparez Isaïe, LIII, 9 ; Prov., XVIII, 23 ; Michée, VI, 12 ; Matth., XIX, 23, 24. Même observation sur nadib, Isaïe, XIII, 2.

[4] Isaïe, dès sa première époque, XIV, 32.

[5] Ps. I, 1.

[6] Hasidim est le mot favori des Psaumes ; il apparaît dans Michée, VII, 2 ; cf. Prov., II, 8.

[7] Ces expressions sont très fréquentes dans les Psaumes.

[8] Ps., XXII, 23.

[9] Éternelle déclamation contre les רשעים, qui fait le fond des Psaumes de ce temps.

[10] Voir Hist. des origines du christianisme, I, 132-138, 185 et suiv. ; 189-190, 376 ; II, 117, et suiv. ; III, 511 ; V, 44-45, 48 et suiv. ; 73-74, 195-196, 275-277 ; VI, 280 et suiv.

[11] Ps. XXII, 9 ; XXXVII, 5 ; Prov., XVI, 3.

[12] Cantique, dans Isaïe, XXXVIII.

[13] Ps. LXXII.

[14] Le fils du roi, c'est son grand vizir. Comparez I Rois, XXII, 26 ; Soph., I, 8 ; Jérém., XXXVI, 26 ; peut-être II Rois, XIX, 37. Genèse, XV, 2.

[15] Ps. XX. Peut-être du temps de Josias. Comparez Ps. LXXXIV, 10.

[16] Ps. XXI, fort analogue à XX.

[17] Ps. CI. Il y a, au commencement de ce morceau, des superfétations venant d'erreurs de copistes. Cf. Ps. XLII, 3, et CI, 2.

[18] En mauvaise part. L'anav, toujours triste et contrit, a le cœur étroit, serré en quelque sorte.