HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE II. — POLITIQUE ET ADMINISTRATION.

 

 

De 721 à 711, à peu près, l'état de la Judée parait avoir été assez prospère. Dans les premières années qui suivirent la prise de Samarie, la situation d'Ézéchias à l'égard de l'empire d'Assyrie fut celle d'un vassal. Une circonstance, cependant, vint rendre sa situation moins mauvaise qu'on ne devrait le supposer. Salmanasar mourut avant que la guerre contre Samarie fût terminée, et eut pour successeur un de ses officiers, Saryoukin ou Sargon. Le commencement d'une nouvelle dynastie est toujours un moment favorable à ceux que la dynastie précédente a tenus dans la sujétion.

Sargon fut un souverain trop puissant pour que le prudent Ézéchias songeât à se révolter contre lui. Les propositions réelles ou présumées de l'Égypte étaient cependant une perpétuelle tentation, ce qu'est maintenant, en France, l'alliance russe pour les esprits agités. Les conseillers politiques du roi y étaient favorables. De ce nombre était surtout un certain Sebna ou Sebent, peut-être un Sébennyte, certainement un étranger, un homme sans famille, qui arriva au titre de soken ou conseiller intime du roi, et était revêtu des fonctions de préfet du palais. Isaïe et les prophètes étaient contraires à l'alliance égyptienne, par suite de leur principe général que les moyens humains sont une injure à Iahvé, et aussi par suite de la juste vue qu'ils avaient de la situation militaire du temps.

En 711, la tentation fut plus forte que jamais[1]. Le tartan ou général des armées de Sargon traversa le pays de Juda pour aller conduire une expédition en Égypte et en Éthiopie. Le premier acte de la campagne fut le siège d'Asdod. Une ligue générale de l'Égypte et des pays palestiniens paraissait indiquée. Isaïe fit à cette politique la plus vive opposition, et employa, pour la combattre, les énergiques moyens de démonstration par les yeux qui lui étaient habituels. Un jour, on le vit se promener dans la rue de Jérusalem, déchaussé, dans un état de nudité honteuse. Il déclarait que Iahvé lui avait ordonné de se montrer ainsi, pour que l'on vît l'état ignominieux où le roi d'Assyrie ramènerait les prisonniers d'Égypte et d'Éthiopie.

La haine d'Isaïe contre celui qu'il appelle l'opprobre de la maison de son maître s'est exprimée, sous une forme moins bizarre, dans un morceau où les luttes intérieures de la cour d'Ézéchias éclatent visiblement[2]. Sebna, dont le père n'est jamais nommé et qui devait être de basse extraction, menait grand train, se faisait creuser, en vrai parvenu qu'il était, un tombeau dans le roc de la colline royale. Cela rendait furieux la coterie des piétistes. Iahvé, disaient-ils, le précipitera du faite de ses honneurs ; ses chars ne lui serviront de rien. L'intrigue pour remplacer Sebna était évidemment déjà toute prête. Le candidat du parti théocratique et anti-égyptien était Éliaqim fils de Hilqiah[3], qui devait, selon l'usage de l'Orient, porter toute sa famille aux honneurs avec lui. Iahvé apostrophe Sebna et fait la réclame pour le saint homme, qui réparera les scandales du mécréant.

Alors j'appellerai mon serviteur Éliaqim fils de Hilqiah, et je le revêtirai de ta tunique, et je le ceindrai de ton baudrier, et je mettrai ton pouvoir en sa main, et il sera un père pour le peuple de Jérusalem et la maison de Juda, et je placerai la clef de la maison de David sur son épaule ; il ouvrira, et après lui personne ne fermera ; il fermera, et après lui personne n'ouvrira. Je l'enfoncerai comme une cheville en un endroit solide[4] ;... on y suspendra toute la gloire de la maison de son père, branches nobles et humbles pousses, vases petits [et grands], depuis les bassines jusqu'aux cruches[5]. En ce jour-là, au contraire, dit Iahvé Sebaoth, le clou qui paraissait solidement enfoncé sera ébranlé ; il cédera, il tombera, et la charge qui posait dessus s'abîmera, car Iahvé l'a dit.

Éliaqim, en effet, remplaça Sebna dans la charge de préfet du palais[6] ; mais Sebna n'en garda pas moins à la cour une haute autorité. En somme, Isaïe avait raison malgré l'étrangeté de ses arguments. L'Égypte n'était pas un appui solide ; c'est l'Assyrie qui était vraiment l'organe de Iahvé, car l'Assyrie était forte. Les prophètes, voyant l'action de Iahvé dans tout ce qui triomphait, devaient être pour l'Assyrie. Ce n'est pas impunément qu'on exécute les arrêts de Iahvé, qu'on est son ministre, le réalisateur de ses plans[7]. La force païenne chargée d'une telle mission devait paraître quelque chose de sacré. C'est ainsi que le parti prophétique fut amené à saluer l'Assyrie, puis la Perse, comme des institutions divines. La cour de Rome, toujours acquise au plus puissant, est la vraie continuatrice de cette politique. Le fort fait la volonté de Dieu. Lui désobéir, c'est désobéir à la volonté de Dieu. Ajoutons qu'étant presque indifférents en religion, les Assyriens se présentaient aux populations pieuses de la Syrie un peu comme les Mongols aux yeux des croisés. Ils ne portaient point atteinte à la liberté religieuse, la seule que ces races aient toujours désirée. Sujet en politique d'un empire qui respecte sa religion, tel est, dès la plus haute antiquité, la position logiquement voulue par Israël.

Cet état de vassalité relativement à l'Assyrie avait d'ailleurs pour Ézéchias de réels avantages. L'Assyrie ne paraît pas avoir visé à des délimitations bien exactes de frontières. Plusieurs villes de l'ancien royaume d'Israël purent être rattachées à Juda. Du côté des Philistins[8], les armes d'Ézéchias furent tout à fait victorieuses. Le pays, sans doute épuisé par ses luttes contre l'Assyrie[9], tomba, jusqu'à son extrémité méridionale, c'est-à-dire jusqu'à Gaza, entre les mains du roi de Juda.

L'organisation de la royauté parait s'être retrouvée, dans les bonnes années d'Ézéchias, ce qu'elle fut aux meilleures époques de la dynastie davidique. Le roi est entouré de soferim, constituant une sorte de classe administrative, et de sokenim, ministres et conseillers. Le préfet du palais ou majordome est le premier soken, une sorte de vizir. Cette place, comme nous l'avons vu à propos de Sebna et d'Éliaqim, donnait un grand pouvoir et était l'objet de vives compétitions. Les prêtres apparaissent subordonnés et réduits au service du temple. Les prophètes étaient tout ; ils avaient bénéficié de ce que l'ordre civil avait perdu par les victoires de l'Assyrie.

Les travaux publics de Jérusalem, qui semblent avoir été actifs sous Achaz, le furent plus encore sous Ézéchias. Une vraie transformation de la ville s'opéra. La population augmentait ; il est probable que beaucoup d'Israélites, sans patrie depuis la fin du royaume du Nord, vinrent s'y fixer.

L'approvisionnement d'eau a toujours été la grande difficulté de Jérusalem, la ville étant assise tout près de la ligne culminante entre la Méditerranée et la mer Morte, et n'étant dominée que par quelques sommets très éloignés. La population hiérosolymite a toujours vécu de ses citernes, qui sont en grand nombre et bien exécutées. La petite source de Gihou, sur le versant de Sion, n'a qu'un mince filet. Les eaux recueillies à la naissance de la vallée occidentale sont peu de chose, et proviennent uniquement des terrains environnants, servant pendant l'hiver de surfaces récoltantes. Ézéchias entreprit de tirer le meilleur parti possible de cette pauvreté[10], et en même temps de prendre les précautions nécessaires pour qu'en cas de siège, la ville ne pût être coupée de sa provision d'eau. Il fit construire dans la ville une grande piscine[11] et creuser une conduite souterraine qui y amenait, clans la saison des pluies, les eaux de la piscine supérieure (Birket Mamillah), alimentée elle-même par les eaux du plateau.

Les travaux du siloh paraissent avoir été exécutés du temps d'Achaz. Peut-être furent-ils achevés sous Ézéchias ; du moins on les lui attribua[12]. Ce siloh ou émissaire était un canal souterrain destiné à porter aux jardins royaux et à la porte du Sud-est les eaux de la fontaine Gihon, peut-être aussi à les soustraire à l'action de l'ennemi. Une inscription, récemment découverte, nous apprend que le travail de percement fut entrepris par les deux extrémités et montre la peine qu'eurent les deux brigades de travailleurs à se rejoindre sous la colline. L'examen du travail souterrain révèle à la fois beaucoup de hardiesse et beaucoup d'hésitation dans une œuvre qui devait, en l'absence de mires perfectionnées, présenter d'énormes difficultés.

L'art hébreu paraît avoir atteint son plus haut degré sous Ézéchias. L'enlèvement des objets d'art sous Achaz fut bien vite réparé. Le palais retrouva tous ses ornements, et nous verrons Ézéchias, sur la fin de son règne, fier des richesses ciselées qu'il avait su amasser. Le style assyrien luttait déjà avec avantage contre l'imitation égyptienne, que les Phéniciens avaient mise à la mode ; un autre symbolisme tendait à prévaloir[13]. Le temple était rétabli en sa splendeur, bien que la simplicité du culte ne fût pas altérée. On ne sait rien des habits sacerdotaux de ce temps[14]. Les troupes de lévites et de chanteurs que l'on imagine comme une vaste maîtrise autour du temple sont des imaginations de l'auteur des Chroniques, empruntées au second temple. Aux fêtes de Pâques, on chantait des cantiques ; dans les marches du pèlerinage, on s'accompagnait de la flûte[15] ; les sentiments religieux s'exhalaient au son des neginoth ; mais rien ne prouve que la musique du temple fût déjà organisée[16]. Les prophètes, qui avaient si fort déprécié les cohanim, n'étaient pas favorables à l'application de l'art à la religion. Leur culte était tout abstrait. A quoi bon ces pompes, cet appareil extérieur ? Dieu ne demande à l'homme que la justice et la pureté du cœur.

Les utopies socialistes ont besoin, pour se développer librement, d'un temps assez prospère. On ne déclame bien à son aise que quand on n'est pas trop malheureux. Quoi qu'en dise Isaïe dans ses moments de mauvaise humeur, le gouvernement réalisait la mesure d'ordre et de justice dont le pays et le temps étaient capables. Mais les grandes races sont insatiables ; elles réclament toujours contre l'insuffisance de la dose de liberté et d'égalité qui leur est départie. Il n'est pas bon de se résigner facilement. L'état d'inquiétude sacrée où vivaient les prophètes était le grand propulseur religieux du génie de ce peuple, la garantie de son avenir. L'impossibilité des rêves qui empêchaient de dormir ces prodigieux agitateurs ne pouvait se découvrir encore. Ils voulaient la justice. Il fallait du temps pour arriver à voir que les abus qu'ils appelaient injustices tiennent aux conditions d'existence de la nature et qu'il faudrait supprimer la vie humaine pour les supprimer.

 

 

 



[1] Isaïe, ch. XX, emprunté à un livre où il était question d'Isaïe. Cf. Dillmann, Der Proph. Jesaia, p. 182-183.

[2] Isaïe, XXII, 15-25.

[3] Cf. Isaïe, XXXVI, 3.

[4] Le trait : Et il sera un siège de gloire pour la maison de son père parait transposé.

[5] Pensée qui de nos jours paraîtrait épigrammatique : Tous les membres, grands et petits, de la famille d'Éliaqim auront une place.

[6] Isaïe, XXXVI, 3 ; II Rois, XVIII, 18.

[7] Dans Isaïe, X, 10-11, Assur fait un raisonnement iahvéiste.

[8] II Rois, XVIII, 8.

[9] Isaïe, XX, 1.

[10] Les vasques d'Étham ont sûrement été faites pour l'approvisionnement de la cité. Il n'en est jamais question dans les textes bibliques. Ce beau travail, qui n'a qu'un défaut, c'est de supposer une police exacte établie dans le pays, paraît être l'ouvrage de Pilate (Jos., B. J., III, IX, 4).

[11] II Rois, XX, 20. C'est probablement Amyydalon ou Birket Hammam el-Batrak. Si la piscine de II Rois, XX, 20, est la même que la Vieille piscine d'Isaïe, XXII, 11, il faudrait supposer qu'Ézéchias ne fit que mettre en état un travail plus ancien. La circonstance entre deux murailles (Isaïe, l. c.) conviendrait bien à cet emplacement, qu'Ézéchias put couvrir d'un second mur.

[12] II Chron., XXXII, 4, 30 ; Sirach, XLVIII, 17.

[13] Isaïe, VI.

[14] Les longs détails donnés par le Lévitique sont du second temple.

[15] Isaïe, XXX, 29.

[16] Cant. d'Ézéchias (dans Isaïe, XXXVIII), verset 9, n'implique pas une musique liturgique réglée.