HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE PREMIER. — ÉZÉCHIAS.

 

 

La destruction de Samarie fut, selon une loi ordinaire de l'histoire, l'exaltation de Jérusalem, sa rivale. Le travail religieux et littéraire qui s'accomplissait par les deux moitiés séparées de Jacob va maintenant s'accomplir par Juda seul. Or Juda, c'était Jérusalem. La religion d'Israël jusqu'ici n'avait pas de nom ; dans la forme que va lui donner le génie hiérosolymite, elle s'appellera le judaïsme. Ainsi concentrée, la force du mouvement religieux allumé par les prophètes acquit un nouveau degré d'intensité. La petite ville de David devint un foyer de création comme il n'y en a pas eu d'autre dans l'ordre religieux. Les problèmes moraux et sociaux s'y posèrent avec une originalité hors ligne. La première religion organisée est en voie de se former ; le christianisme, l'islamisme, le protestantisme, et, mutatis mutandis, le socialisme moderne en sortiront.

Le iahvéisme, l'élohisme et les cultes qui s'y rattachaient, même les disciplines qui, depuis des siècles, constituaient le prophétisme, n'étaient pas encore des religions ayant un principe d'identité qui assurât leur durée. C'étaient des germes énergiques, d'où devait sortir la tige de l'arbre religieux de l'humanité ; ce n'étaient que des germes. Les réformes d'Ézéchias et de Josias, les livres qui en résultèrent, le terrible fanatisme de Jérémie, la captivité, le retour, furent le nœud qui lia tout cela en un faisceau désormais impossible à briser. Le royaume d'Israël une fois disparu, sa religion disparut avec lui ; le royaume de Juda disparaîtra, mais sa religion lui survivra. Le judaïsme, de religion locale, deviendra une religion sans lien avec un pays déterminé, susceptible d'être pratiquée dans tous les pays, embrassée par les races les plus diverses.

Deux grands hommes, Ézéchias et Isaïe, sont à l'origine de ce mouvement extraordinaire, qui a décidé du sort de l'humanité. Les circonstances y aidèrent puissamment. Les trois années que dura le siège de Samarie et les années qui suivirent furent pour Jérusalem un temps de fièvre ardente. A chaque moment, on croyait voir se détourner sur la Judée le fléau qui broyait Éphraïm. Une sorte de patriotisme empêcha Isaïe et Michée de pousser trop hautement des cris de triomphe à la prise de Samarie ; mais, en fait, la victoire du iahvéisme était complète. Les prédictions des prophètes de Jérusalem s'étaient réalisées. Le royaume d'Éphraïm était tombé victime de son infidélité à Iahvé. Seule en Syrie, Jérusalem avait été épargnée. Quoi de plus clair ? Dès qu'on admettait que les Assyriens étaient le fléau avec lequel Iahvé battait les peuples, cette immunité de Jérusalem ne pouvait être que l'effet d'une protection divine. Une belle surate d'Isaïe[1], qui paraît se rapporter à ce temps, contient la théorie complète de la Providence selon les prophètes, théorie qui est restée l'universelle philosophie de l'histoire jusqu'à Bossuet.

Dieu gouverne le monde par le châtiment. Pour châtier, il a besoin d'instruments ; mais ces instruments ne connaissent pas la main qui se sert d'eux ; ils s'imaginent faire eux-mêmes ce que Dieu leur fait faire. C'est par ma propre force, se dit Assur, que j'ai fait tout cela ; c'est par ma sagesse et mon intelligence que j'ai changé les frontières des peuples, pillé les trésors, renversé les rois, broyé les peuples. Quelle folie !

La cognée s'élève-t-elle contre celui qui la brandit ?

La scie fait-elle la glorieuse contre celui qui la manie ?

C'est comme si le bâton voulait diriger la main qui le lève,

Comme si la verge prétendait mouvoir le bras qui la tient.

L'orgueil d'Assur sera puni. Sa politique est d'exterminer les peuples les uns après les autres. Calno et Karkemis, Harnath et Arpad[2], Damas et Samarie ont succombé[3]. Jérusalem, que l'exemple de Samarie n'a pas rendue sage, aura le même sort. Le prophète entend en quelque sorte la marche de l'ennemi venant du Nord, écrasant tout sur son passage.

Les voilà arrivés à Ayyat[4],

Ils ont passé à Migron,

Ils confient leurs bagages à Mikmas.

Ils franchissent le passage :

Ce soir [disent-ils] nous coucherons à Géba ;

Rama tremble ; Gihéa de Saül est en fuite.

Élève ta voix, fille de Gallim,

Prête l'oreille du côté de Laïs, pauvre Aniyya[5].

Madména est en fuite,

Les habitants de Géhim se sauvent.

Encore une halte aujourd'hui à Nob ;

De là ils étendent la main vers la montagne de Sion,

Vers la colline de Jérusalem.

C'est au moment où Assur se croit sûr de prendre Jérusalem que Iahvé saisit sa hache contre lui. Assur était comme un Liban couvert de hautes forêts ; Iahvé le jette à terre et le rase[6]. Les défaites d'Israël ont cela de particulier qu'elles ne sont jamais complètes. Un reste d'Israël est toujours gardé par Iahvé pour servir de noyau à une renaissance qui sera l'ère du bonheur. Les justes ont été la cause de la victoire ; les justes régneront, sous le sceptre d'un roi parfait, qui, dans l'esprit du prophète, est à la fois Ézéchias et le roi idéal de la théocratie future.

Un rameau sortira de la souche d'Isaï,

Un rejeton poussera de ses racines.

Et l'esprit de Iahvé reposera sur lui,

Esprit de sagesse et d'intelligence,

Esprit de conseil et de force,

Esprit de science et de crainte de Dieu[7].

Il ne jugera pas selon ce que ses yeux croiront voir,

Il ne décidera pas selon ce que ses oreilles auront entendu ;

Mais il jugera les faibles avec justice,

Il rendra des arrêts équitables pour les humbles du pays ;

Il frappera les violents de la verge de sa bouche ;

Et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.

La justice sera la ceinture de ses reins,

Et la fidélité le baudrier de ses flancs.

Alors le loup habitera avec la brebis,

Le tigre se couchera à côté du chevreau.

Le veau, le lionceau, l'agneau vivront ensemble,

Et un petit garçon les mènera.

La génisse et l'ours paîtront dans la même prairie,

Leurs petits reposeront côte à côte ;

Le lion mangera de la paille comme le bœuf.

L'enfant jouera près du nid de la vipère,

Et dans le repaire de l'aspic le nouveau-né mettra la main.

Plus de mal, plus de souillure

Sur ma montagne sainte ;

Car le pays sera plein de la connaissance de Iahvé,

Comme la mer est pleine d'eau.

En ce jour-là, il y aura un rejeton d'Isai

Qui sera, élevé comme un drapeau pour les peuples ;

Les nations viendront lui rendre hommage,

Et sa résidence sera glorieuse.

Et en ce jour-là, Iahvé étendra une seconde fois la main

Pour rassembler les restes de son peuple

D'Assur, de Mesraim, de Patres, de Cousch,

D'Élam, de Sennaar, de Hamath et des îles de la mer.

Et il élèvera un signe de ralliement visible chez tous les peuples,

Pour rassembler les exilés d'Israël

Et recueillir les dispersés de Juda

Des quatre coins de la terre ;

Et la jalousie d'Éphraïm cessera,

Et les haineux de Juda disparaitront.

Les deux familles d'Israël réunies battront les Philistins, les Édomites, les Moabites, les Ammonites. Iahvé, renouvelant les miracles de l'exode, rendra l'Euphrate guéable, pour que les restes de son peuple qui seront dispersés en Assur puissent revenir. Les justes du royaume idéal éclatent alors en un chant triomphal. La victoire sera le fruit de l'amélioration morale ; car pour avoir l'appui de Iahvé, il faut être pur. La vraie politique a pour base l'ordre moral. La nation qui observe l'ordre peut être éprouvée, non vaincue.

Jamais mieux qu'à ce moment ne se voit la pensée des piétistes d'Israël. L'État est une fonction de la religion ; les ennemis ou les serviteurs tièdes de Iahvé perdent la chose publique ; les gardiens de la chose publique ont donc pour premier devoir de veiller à ce que Iahvé soit servi comme il entend l'être. Le vrai culte de Iahvé, c'est la pureté du cœur et des actions, l'horreur pour les fétiches matériels, en bois ou en métal. Les serviteurs de Iahvé sont des pauvres, des humbles. Les riches sont, en général, durs, impies, violents. Le premier devoir du souverain pieux est d'être juste envers ces pauvres de Dieu et de refréner vigoureusement l'exploitation des pauvres par les riches ; les pauvres finiront par régner un jour.

Telle était, sans nuance différentielle bien sensible, la doctrine de tous les prophètes iahvéistes. Or, pendant les années qui suivirent la ruine du royaume d'Israël, le parti des prophètes fut tout-puissant en Judée. Le roi s'y livra sans réserve. Son caractère était porté vers la justice et la piété. Déjà l'ensemble des écritures hébraïques était considérable et pouvait servir de base à une éducation morale. Ézéchias y puisa beaucoup de ses qualités et son sérieux d'esprit. Il paraît avoir été plus jeune qu'Isaïe ; la culture littéraire, qui distingue Isaïe et Michée, le pénétra encore plus profondément. Ce fut presque un lettré[8] ; ce fut surtout un piétiste ; mais on était au début ; les excès de zèle où glisse facilement le piétisme furent cette fois évités.

On est quelquefois porté à croire que l'ardeur avec laquelle Ézéchias se consacra à la vraie religion fut le résultat d'une conversion qui eut sa date, d'une puissante révulsion morale, qui l'attacha désormais irrévocablement aux idées qu'il tenait pour la vérité absolue[9]. La proclamation officielle du judaïsme aurait ainsi fort ressemblé à celle du bouddhisme, amenée par la conversion du roi Asoka. La psychologie juive ne semble pas exiger un coup de cette sorte. Le langage d'Isaïe et de Michée, dans les premières années d'Ézéchias, ne diffère pas beaucoup de ce qu'il était sous Achaz. Le iahvéisme impliquait un levain théocratique qui ne pouvait que se développer. Le iahvéisme des prophètes de Juda est essentiellement une religion sociale ; son but est la réforme de la société selon la justice. Le roi est la clef de voûte de l'édifice iahvéiste. Le roi est choisi, sacré par Dieu[10]. Il est le mesih (l'Oint) de Dieu. Son devoir est de faire régner Dieu et de se conduire par les conseils des hommes de Dieu, c'est-à-dire des prophètes. Ézéchias ne fit donc que suivre l'indication d'événements qui pour lui étaient la manifestation évidente de la volonté de Iahvé, la prise de Samarie, la captivité de !t'osée. Il n'y eut pas deux hommes dans Ézéchias. Il y eut un convaincu, que des signes plus ou moins évidents frappèrent. Si Salmanasar n'eût pas fait sa campagne de Syrie, il est probable que Jérusalem eût continué, malgré Isaïe et Michée, à se traîner dans l'espèce de médiocrité religieuse d'où elle ne réussissait pas à sortir. Que dis-je ? Sans les grands événements qui semblèrent la justification des oracles iahvéistes, Isaïe et Michée n'eussent point été ce qu'ils furent. Iahvé est le Dieu vivant de l'histoire, le Dieu qui gouverne le monde. Il triomphe par l'histoire ; les grandes révolutions du monde sont ses manifestations.

 

 

 



[1] Isaïe, depuis X, 5, jusqu'à la fin de XII.

[2] Tell-Erfad, au nord d'Alep.

[3] Il est remarquable qu'il n'est pas question de Tyr.

[4] Isaïe, X, 28 et suiv.

[5] Nom d'Anatoth arrangé symboliquement.

[6] Isaïe, X, 33-34.

[7] Le texte actuel est prégnant, par suite d'intercalation de variantes dans le texte.

[8] Proverbes, XXV, 1.

[9] II Chron., XXX et XXXI.

[10] Idées analogues chez Iehaumélek, roi de Byblos, Corpus inscr. semit., 1re partie, n° 1.