Ainsi finit pour l’histoire religieuse, après une
existence de deux cent cinquante ans, ce petit royaume, qui fut créateur au
plus haut degré, mais qui ne sut pas couronner son édifice. Le iahvéisme
était déjà arrivé en Israël à une grande originalité ; ses prophètes surtout
donnèrent le type accompli de ce que l’avenir devait développer ; ses
écrivains tracèrent avec un art merveilleux les premiers cadres de On peut dire, au contraire, que la disparition de Samarie servit à l’œuvre générale, qu’une vocation étrange avait dévolue à la descendance du vieux Jacob. De même que la destruction de Jérusalem par Titus fut une chance extraordinaire pour le christianisme naissant, de même la destruction de Samarie fut une fortune inouïe pour le judaïsme. Israël n’était pas fait pour être une patrie profane. Réduit à un espace de douze ou quinze lieues en carré, il pourra maintenant se livrer tout entier à son travail. Jérusalem va être un vase de fermentation absolument incomparable. La colline de Sion n’aura plus de rivale ; elle sera l’unique aimant religieux de l’humanité. David aussi va régner seul. La théocratie portait sa conséquence naturelle, le droit divin, la légitimité. Isaïe, qu’on peut appeler le père du légitimisme, avait raison. Sion, seule, était un rocher solide. David va chaque jour s’idéaliser, pour devenir le roi théocratique par excellence, le roi selon le cœur de Dieu. L’histoire et les documents du royaume d’Israël nous ont
été, en définitive, légués par Juda. Or A la place des tribus amenées en Mésopotamie et en Assyrie[9], le gouvernement
assyrien envoya en Samarie des populations de C’est là sans doute une façon de présenter les choses
conçue après la captivité de Juda, sous le coup de la haine qui divisa
Jérusalem et Samarie. Il n’y avait pas en réalité de désert à peupler.
L’exil, cette fois comme toujours, ne frappa guère que la tête de la nation[13]. Un grand nombre
d’Éphraïmites se fixèrent à Jérusalem ou s’enfuirent en Égypte. La plus
grande partie de l’ancienne population resta dans le pays[14]. La région au
delà du Jourdain, en particulier, était israélite de race et de cœur. Tous
ces éléments iahvéistes continuèrent d’exister, mais dans un état de
simplicité grossière, sans sacerdoce et plus désorganisés que jamais[15]. Ayant perdu
leur autonomie, ils se tournèrent vers Jérusalem pour y chercher un appui.
Jérusalem et le temple gagnèrent ainsi beaucoup à la ruine du royaume du
Nord. Nous verrons Josias souverain religieux de Désormais Juda poursuivra seul l’œuvre dévolue à
l’ensemble de la race d’Israël. Il poursuivra cette œuvre avec une suite bien
supérieure à celle qu’avaient pu y mettre les tribus du Nord. Déjà, un
demi-siècle avant la prise de Samarie, presque toute l’activité du génie
hébreu s’était concentrée en Juda. Le prophétisme était arrivé à ses
résultats essentiels : monothéisme, Dieu [ou
Iahvé] étant la cause unique des phénomènes de l’univers ; justice de
Iahvé, nécessité que cette justice soit réalisée sur la terre et pour chaque
individu dans les limites de sa vie ; puritanisme démocratique des mœurs,
haine du luxe, de la civilisation profane, des obligations résultant d’une
organisation civile compliquée ; confiance absolue en Iahvé ; culte de Iahvé
consistant surtout dans la pureté des sentiments. L’immensité d’une telle
révolution étonne, et, quand on y réfléchit, on trouve que le moment où se
fit cette création est le plus fécond de toute l’histoire religieuse. Même le
mouvement initial du christianisme, au Ier siècle de notre ère, le cède à ce
mouvement extraordinaire du prophétisme juif, au VIIIe siècle avant
Jésus-Christ. Jésus est tout entier dans Isaïe. La destinée humanitaire
d’Israël est aussi clairement écrite vers 720 que celle de Jusqu’à l’époque d’Élie et d’Élisée, Israël ne se
distingue pas essentiellement des peuples voisins ; il n’a pas de signe au
front. A partir du moment où nous sommes arrivés, sa vocation est absolument
marquée. Après un règne très favorable (celui
d’Ézéchias), le prophétisme traversera une longue période d’épreuves (règnes de Manassès et d’Amon), puis
triomphera complètement sous Josias. L’histoire de Juda, désormais, sera
l’histoire d’une religion, d’abord renfermée en elle-même, pendant de longs
siècles, puis se mêlant, par la victoire du christianisme, au mouvement
général de l’humanité. Le cri de justice poussé par les anciens prophètes ne
sera plus étouffé. Le laïcisme germanique contrebuta les poussées de cet
ébionisme oppresseur. L’homme de guerre, franc, lombard, saxon, frison, prit
sa revanche sur l’homme de Dieu. L’homme de guerre du moyen âge était si
simple d’esprit, qu’il retombait bientôt par sa crédulité sous le joug de la
théocratie ; mais L’œuvre des prophètes est ainsi restée un des éléments essentiels de l’histoire du monde. Le mouvement du monde est la résultante du parallélogramme de deux forces, le libéralisme, d’une part, le socialisme, de l’autre, — le libéralisme d’origine grecque, le socialisme d’origine hébraïque, — le libéralisme poussant au plus grand développement humain, le socialisme tenant compte, avant tout, de la justice entendue d’une façon stricte et du bonheur du grand nombre, souvent sacrifié dans la réalité aux besoins de la civilisation et de l’État. Le socialiste de notre temps qui déclame contre les abus inévitables d’un grand État organisé ressemble fort à Amos, présentant comme des monstruosités les nécessités les plus évidentes de la société, le payement des dettes, le prêt sur gage, l’impôt. Pour oser dire laquelle a raison de ces deux directions opposées, il faudrait savoir quel est le but de l’humanité. Est-ce le bien-être des individus qui la composent ? Est-ce l’obtention de certains buts abstraits, objectifs, comme l’on dit, exigeant des hécatombes d’individus sacrifiés ? Chacun répond selon son tempérament moral, et cela suffit. L’univers, qui ne nous dit jamais son dernier mot, atteint son but par la variété infinie des germes. Ce que veut Iahvé arrive toujours. Soyons tranquilles ; si nous sommes de ceux qui se trompent, qui travaillent à rebrousse-poil de la volonté suprême, cela n’a pas grande conséquence. L’humanité est une des innombrables fourmilières où se fait dans l’espace l’expérience de la raison ; si nous manquons notre partie, d’autres la gagneront. FIN DU TOME DEUXIÈME |
[1] Voyez II Rois, XVII, 7-23.
[2] II Rois, XVII, 9.
[3] II Rois, XVII, 16-17.
[4] Jérémie, XXIII, 13.
[5] Amos, VI, 7.
[6] Probablement identique au Kebar d’Ézéchiel, le Chaboras, grand affluent de l'Euphrate.
[7] Désignations peu précises, leçons incertaines.
[8] II Rois, XVII, 23, écrit vers le milieu du VIe siècle.
[9] I Rois, XVII, et suiv.
[10] Kopta, Avva, Séfarvaïm, pays inconnus ou douteux.
[11] Le livre d’Esdras, IV, 2, 9 et suiv., présente la chose d’une manière moins sérieuse encore.
[12] Pavillon de filles.
[13] Le chiffre de 27.280 transportés, donné, dit-on, par les textes assyriens (Schrader, p. 272, 274) ne doit peut-être pas être pris trop au sérieux. Ces textes présentent, du reste, l’état du pays après la campagne comme analogue à ce qu’il émit auparavant.
[14] II Chron., XXXIV, 6 ; Jérémie, XLI, 5-6.
[15] II Rois, XVII, 39 et suiv.
[16] Même Ézéchias, s’il fallait en croire II Chron., XXX ; mais c’est là une bien faible autorité.
[17] Les sectes socialistes du moyen âge, se rattachant plus ou moins à l’Évangile éternel, viraient des prophètes, surtout de Jérémie, et y puisaient leurs furibondes déclamations.