HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XXIV. — ŒUVRE GÉNÉRALE DU ROYAUME D’ISRAËL.

 

 

Ainsi finit pour l’histoire religieuse, après une existence de deux cent cinquante ans, ce petit royaume, qui fut créateur au plus haut degré, mais qui ne sut pas couronner son édifice. Le iahvéisme était déjà arrivé en Israël à une grande originalité ; ses prophètes surtout donnèrent le type accompli de ce que l’avenir devait développer ; ses écrivains tracèrent avec un art merveilleux les premiers cadres de la Thora et de l’Histoire sacrée. Mais l’organisation manqua, parce que la dynastie manquait. Les prophètes du Nord n’eurent pas la grande audace, celle qui s’adjuge crânement l’avenir. Jamais ils n’osèrent annoncer, comme Isaïe le fait déjà pour Sion, que Béthel ou le Garizim seraient un jour le centre de l’humanité. En poésie, en littérature, le Nord fut supérieur à Juda. On doit au royaume d’Israël les récits épiques du livre des Juges, les légendes patriarcales, les anciens cantiques, la poésie idyllique et amoureuse, le livre de l’Alliance et quelques très belles pages prophétiques. Mais les institutions religieuses qui ont conquis le monde sont l’œuvre de Jérusalem. Si Jérusalem eût péri avec Samarie, la destinée d’Israël dans son ensemble eût été arrêtée.

On peut dire, au contraire, que la disparition de Samarie servit à l’œuvre générale, qu’une vocation étrange avait dévolue à la descendance du vieux Jacob. De même que la destruction de Jérusalem par Titus fut une chance extraordinaire pour le christianisme naissant, de même la destruction de Samarie fut une fortune inouïe pour le judaïsme. Israël n’était pas fait pour être une patrie profane. Réduit à un espace de douze ou quinze lieues en carré, il pourra maintenant se livrer tout entier à son travail. Jérusalem va être un vase de fermentation absolument incomparable. La colline de Sion n’aura plus de rivale ; elle sera l’unique aimant religieux de l’humanité.

David aussi va régner seul. La théocratie portait sa conséquence naturelle, le droit divin, la légitimité. Isaïe, qu’on peut appeler le père du légitimisme, avait raison. Sion, seule, était un rocher solide. David va chaque jour s’idéaliser, pour devenir le roi théocratique par excellence, le roi selon le cœur de Dieu.

L’histoire et les documents du royaume d’Israël nous ont été, en définitive, légués par Juda. Or la Judée, tout en acceptant de très belles pages écrites dans les tribus du Nord, et en les fusionnant avec les siennes, fut ingrate pour Israël[1]. Les historiographes couvrirent d’un blâme uniforme un état religieux dont le seul tort fut de n’avoir pas été celui qui prévalut plus tard. Le péché de Jéroboam fut la banale critique qu’on adressa à ces rois, qui sous paraissent avoir été braves et dont quelques-uns eurent de la capacité. Dans cent ans, l’unité du lieu de culte sera la loi fondamentale du judaïsme. On ne pardonnera pas à Éphraïm ses nombreux sanctuaires, ces autels que possédait chaque localité, depuis la tour isolée du gardien, jusqu’aux grandes villes fortes[2]. Les hauts-lieux, les asérot et les massébot, qui se rencontraient à chaque pas, les deux taureaux fondus de Dan et de Béthel, les astartéïa et les pratiques impures qui s’y continuaient, les Baalim et toute cette armée du ciel, inconsidérément divinisée[3], étaient des abus sans doute ; mais Juda, à pareille date, n’en était pas exempt. La prophétie par Baal[4] n’impliquait pas une apostasie générale. L’usage monstrueux de faire passer les enfants par le feu, la divination, la sorcellerie, la nécromancie, blâmés par tous les Israélites éclairés, furent des maux hiérosolymites plus encore que samaritains. On fut pour le royaume d’Israël presque aussi injuste que si l’on reprochait à la vieille Gaule de n’avoir pas pratiqué, avant le christianisme, toutes les pratiques du culte chrétien.

La Samarie ne se releva jamais politiquement du coup que lui avait porté Salmanasar. Un des traits de la politique assyrienne était une sorte de goût pour les échanges de populations entre les divers pays conquis. L’idée de la transportation est déjà dans Amos[5]. Nous en avons rencontré un exemple à propos des Damasquins transportés à Qir. Déjà même des populations palestiniennes étaient dirigées vers les grandes plages désertes de la Babylonie. On peut supposer que les milices ninivites avaient presque absorbé les habitants de ces contrées, et que, pour les repeupler, les vainqueurs devaient y transplanter les populations que le sort des armes mettait entre leurs mains. La partie la plus considérable de la nation israélite fut transportée en Assyrie et établie soit dans la Khalakliène, près de Ninive, au Nord, soit sur le fleuve Habour[6], en Gozanitide, soit dans les montagnes de Médie[7]. Les Judaïtes conservèrent longtemps de leurs frères dispersés une notion vague[8]. Quand Juda fut porté par l’exil dans ces mêmes contrées, la fraternité religieuse des deux branches d’Israël était perdue. Puis l’oubli se fit complètement, et le champ fut ouvert à toutes les suppositions. Le iahvéisme du Nord n’était pas assez fortement noué pour résister à l’épreuve de la transportation. Nous verrons, au contraire, le iahvéisme de Jérusalem ou, pour mieux dire, le judaïsme sortir plus puissant de l’exil et se reconstituer, sur le sol d’où on l’avait violemment arraché, plus fort que jamais.

A la place des tribus amenées en Mésopotamie et en Assyrie[9], le gouvernement assyrien envoya en Samarie des populations de la Babylonie et du Nord de la Syrie (Hamath)[10]. L’idée que chaque province a son dieu géographique, qui veut être adoré d’une certaine manière et qui se venge s’il ne reçoit pas les honneurs consacrés par l’usage, était fort répandue dans l’antiquité. Les gens qui venaient habiter un pays se croyaient obligés de prendre la religion du pays. Quelques mésaventures qui arrivèrent aux colons assyriens leur firent croire que le dieu indigène était mécontent. On parla de gens attaqués par des lions (l’état de dévastation de la contrée rend la chose vraisemblable), que l’on crut des émissaires des dieux ‘méconnus. Selon ce récit, en très grande partie légendaire[11], les nouveaux habitants du pays auraient eu si peu l’idée d’une fraternité de culte avec Jérusalem, qu’ils se seraient adressés, non à cette ville, mais à Ninive, pour porter remède à la situation. Le gouvernement assyrien entra, dit-on, parfaitement dans leur idée, et envoya quelques prêtres de Iahvé d’entre ceux qui avaient été transportés, pour leur enseigner le culte de ce dieu. Ces prêtres se fixèrent à Béthel et rétablirent les sacrifices selon les rites anciens. Mais les colons n’abandonnèrent pas pour cela leurs dieux nationaux. Ils les installèrent dans les hauts-lieux de la Samarie. Les gens de Babylonie firent un Succoth-Benoth[12] (Sicca Venerea) ou Astarteïon ; ceux de Kouta firent un Nergal, ceux de Hamath un asima (?) ; les Avvites firent un Nibhaz et un Tartaq ; les Séfarvaïtes brûlèrent leurs enfants à Adrammélek et Anammélek.

C’est là sans doute une façon de présenter les choses conçue après la captivité de Juda, sous le coup de la haine qui divisa Jérusalem et Samarie. Il n’y avait pas en réalité de désert à peupler. L’exil, cette fois comme toujours, ne frappa guère que la tête de la nation[13]. Un grand nombre d’Éphraïmites se fixèrent à Jérusalem ou s’enfuirent en Égypte. La plus grande partie de l’ancienne population resta dans le pays[14]. La région au delà du Jourdain, en particulier, était israélite de race et de cœur. Tous ces éléments iahvéistes continuèrent d’exister, mais dans un état de simplicité grossière, sans sacerdoce et plus désorganisés que jamais[15]. Ayant perdu leur autonomie, ils se tournèrent vers Jérusalem pour y chercher un appui. Jérusalem et le temple gagnèrent ainsi beaucoup à la ruine du royaume du Nord. Nous verrons Josias souverain religieux de la Palestine presque tout entière[16]. Si le royaume de Juda n’eût été détruit par Nabuchodonosor, il est probable que la plaie ouverte par Jéroboam eût été presque entièrement cicatrisée.

Désormais Juda poursuivra seul l’œuvre dévolue à l’ensemble de la race d’Israël. Il poursuivra cette œuvre avec une suite bien supérieure à celle qu’avaient pu y mettre les tribus du Nord. Déjà, un demi-siècle avant la prise de Samarie, presque toute l’activité du génie hébreu s’était concentrée en Juda. Le prophétisme était arrivé à ses résultats essentiels : monothéisme, Dieu [ou Iahvé] étant la cause unique des phénomènes de l’univers ; justice de Iahvé, nécessité que cette justice soit réalisée sur la terre et pour chaque individu dans les limites de sa vie ; puritanisme démocratique des mœurs, haine du luxe, de la civilisation profane, des obligations résultant d’une organisation civile compliquée ; confiance absolue en Iahvé ; culte de Iahvé consistant surtout dans la pureté des sentiments. L’immensité d’une telle révolution étonne, et, quand on y réfléchit, on trouve que le moment où se fit cette création est le plus fécond de toute l’histoire religieuse. Même le mouvement initial du christianisme, au Ier siècle de notre ère, le cède à ce mouvement extraordinaire du prophétisme juif, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Jésus est tout entier dans Isaïe. La destinée humanitaire d’Israël est aussi clairement écrite vers 720 que celle de la Grèce le sera deux cents ans plus tard.

Jusqu’à l’époque d’Élie et d’Élisée, Israël ne se distingue pas essentiellement des peuples voisins ; il n’a pas de signe au front. A partir du moment où nous sommes arrivés, sa vocation est absolument marquée. Après un règne très favorable (celui d’Ézéchias), le prophétisme traversera une longue période d’épreuves (règnes de Manassès et d’Amon), puis triomphera complètement sous Josias. L’histoire de Juda, désormais, sera l’histoire d’une religion, d’abord renfermée en elle-même, pendant de longs siècles, puis se mêlant, par la victoire du christianisme, au mouvement général de l’humanité. Le cri de justice poussé par les anciens prophètes ne sera plus étouffé. La Grèce fondera la société laïque, libre au sens où l’entendent les économistes, sans s’arrêter aux souffrances du faible amenées par la grandeur de l’œuvre sociale. Le prophétisme accentuera la juste réclamation du pauvre ; il sapera en Israël les conditions de l’armée et de la royauté ; mais il fondera la synagogue, l’Église, des associations de pauvres, qui, à partir de Théodose, deviendront, toutes-puissantes et gouverneront le monde. Durant le moyen fige, la voix tonnante des prophètes, interprétée par saint Jérôme[17], épouvantera les riches, les puissants, empêchera, au profit des pauvres ou prétendus tels, tout développement industrie’, scientifique et mondain.

Le laïcisme germanique contrebuta les poussées de cet ébionisme oppresseur. L’homme de guerre, franc, lombard, saxon, frison, prit sa revanche sur l’homme de Dieu. L’homme de guerre du moyen âge était si simple d’esprit, qu’il retombait bientôt par sa crédulité sous le joug de la théocratie ; mais la Renaissance et le protestantisme l’émancipèrent ; l’Église ne put plus ressaisir sa proie. En fait, le barbare, le prince laïque le plus brutal était un libérateur, comparé au prêtre chrétien, ayant à sa disposition le bras séculier. L’oppression exercée au nom d’un principe spirituel est la plus dure ; le tyran laïque se contente de l’hommage des corps ; la communauté qui a la force d’imposer ses idées est le pire des fléaux.

L’œuvre des prophètes est ainsi restée un des éléments essentiels de l’histoire du monde. Le mouvement du monde est la résultante du parallélogramme de deux forces, le libéralisme, d’une part, le socialisme, de l’autre, — le libéralisme d’origine grecque, le socialisme d’origine hébraïque, — le libéralisme poussant au plus grand développement humain, le socialisme tenant compte, avant tout, de la justice entendue d’une façon stricte et du bonheur du grand nombre, souvent sacrifié dans la réalité aux besoins de la civilisation et de l’État. Le socialiste de notre temps qui déclame contre les abus inévitables d’un grand État organisé ressemble fort à Amos, présentant comme des monstruosités les nécessités les plus évidentes de la société, le payement des dettes, le prêt sur gage, l’impôt.

Pour oser dire laquelle a raison de ces deux directions opposées, il faudrait savoir quel est le but de l’humanité. Est-ce le bien-être des individus qui la composent ? Est-ce l’obtention de certains buts abstraits, objectifs, comme l’on dit, exigeant des hécatombes d’individus sacrifiés ? Chacun répond selon son tempérament moral, et cela suffit. L’univers, qui ne nous dit jamais son dernier mot, atteint son but par la variété infinie des germes. Ce que veut Iahvé arrive toujours. Soyons tranquilles ; si nous sommes de ceux qui se trompent, qui travaillent à rebrousse-poil de la volonté suprême, cela n’a pas grande conséquence. L’humanité est une des innombrables fourmilières où se fait dans l’espace l’expérience de la raison ; si nous manquons notre partie, d’autres la gagneront.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME

 

 

 



[1] Voyez II Rois, XVII, 7-23.

[2] II Rois, XVII, 9.

[3] II Rois, XVII, 16-17.

[4] Jérémie, XXIII, 13.

[5] Amos, VI, 7.

[6] Probablement identique au Kebar d’Ézéchiel, le Chaboras, grand affluent de l'Euphrate.

[7] Désignations peu précises, leçons incertaines.

[8] II Rois, XVII, 23, écrit vers le milieu du VIe siècle.

[9] I Rois, XVII, et suiv.

[10] Kopta, Avva, Séfarvaïm, pays inconnus ou douteux.

[11] Le livre d’Esdras, IV, 2, 9 et suiv., présente la chose d’une manière moins sérieuse encore.

[12] Pavillon de filles.

[13] Le chiffre de 27.280 transportés, donné, dit-on, par les textes assyriens (Schrader, p. 272, 274) ne doit peut-être pas être pris trop au sérieux. Ces textes présentent, du reste, l’état du pays après la campagne comme analogue à ce qu’il émit auparavant.

[14] II Chron., XXXIV, 6 ; Jérémie, XLI, 5-6.

[15] II Rois, XVII, 39 et suiv.

[16] Même Ézéchias, s’il fallait en croire II Chron., XXX ; mais c’est là une bien faible autorité.

[17] Les sectes socialistes du moyen âge, se rattachant plus ou moins à l’Évangile éternel, viraient des prophètes, surtout de Jérémie, et y puisaient leurs furibondes déclamations.