HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XXIII. — PRISE DE SAMARIE.

 

 

Ézéchias avait vingt-cinq ans quand il monta sur le trône. Sa mère s’appelait Abi ; elle était fille d’un certain Zakariah. Ézéchias n’était pas encore l’homme hautement religieux qu’il fut plus tard. Rien ne prouve qu’il y ait eu d’abord entre lui et son père Achaz la moindre différence. Le ton des prophètes Isaïe et Michée fut pendant quelques années exactement le même qu’il avait été sous le règne précédent.

Michée, en particulier, est très sévère pour le roi, pour les classes élevées de la société de Jérusalem[1]. Les prêtres enseignent pour un salaire. Les faux prophètes disent à chacun ce qui lui plaît, pourvu qu’on les paye[2]. Le monde, aux yeux de Michée, se divise en deux classes d’hommes, les riches et les saints. Les premiers sont au pouvoir et en usent pour commettre toutes les iniquités ; les seconds sont leurs victimes de tous les jours. Fraudes, faux poids, rapines, exactions, voilà les pratiques des riches. Le peuple est comme dans une marmite, sucé, émacié par des exploiteurs, qui lui arrachent la peau de dessus la chair, puis la chair de dessus les os. Les bons Israélites sont surtout ruinés par les procès pour dettes ; on les voit sortir nus du tribunal ; les magistrats sont sans pitié. Les jugements se rendent à prix d’argent ; les nobles, les grands saignent le peuple. Les choses allaient bien mieux autrefois ; il y avait encore quelques honnêtes gens.

Malheur à moi[3] !

Je suis comme ceux qui glanent après la récolte,

Qui grappillent après la vendange

L’homme charitable a disparu de la terre,

Le juste n’existe plus parmi les mortels.

Tous font le guet pour verser le sang,

Chacun dresse ses filets pour prendre son frère.

S’agit-il du mal, ils ont deux mains ;

S’agit-il du bien, [ils sont manchots[4]].

Le prince demande,

Le juge marchande,

Le grand dit ce qu’il convoite,

Et la fraude est bâclée.

Le meilleur d’entre eux est comme un fagot d’épines,

Le plus honnête est pire qu’une haie de ronces...

Ne croyez pas à un ami ;

Ne vous fiez pas à un intime ;

Contre celle qui dort dans ton sein

Garde bien fermés les battants de ta bouche ;

Car le fils traite son père de sot,

La fille s’insurge contre sa mère,

La bru contre sa belle-mère ;

Les ennemis d’un homme sont les gens de sa maison.

L’état de dissolution intérieure du royaume d’Israël était à son comble. La puissance assyrienne, au contraire, arrivait à son apogée. Salmanasar[5], successeur de Téglatphalasar, était l’empereur de toute l’Asie citérieure. Hosée reconnut, d’abord, sa suzeraineté en lui payant un tribut. Mais, par derrière, il continuait ses intrigues, cherchant à former une ligue avec le roi d’Égypte Sabak, de la vingt-cinquième dynastie (éthiopienne). Il cessa tout à coup de payer le tribut, sachant sans doute quelles seraient les conséquences d’un tel acte. Une belle surate d’Isaïe[6], pleine d’allusions obscures et de pseudonymies indéchiffrables, paraît être de ce temps.

Éphraïm est comparé à un festin de gens ivres, couronnés de fleurs, mais de fleurs qui se fanent. Les juges, prêtres et prophètes de Juda, eux aussi, sont hors du droit sens. Ils n’y voient pas clair, leurs visions sont troubles. Les tables sont couvertes de leurs vomissements. Ils parlent en bégayant comme des gens. pris de vin : Kav la-kav, sav la-sav[7] ; se moquant des vrais prophètes, qui leur apportent sans cesse de nouveaux ordres de Iahvé.

Eh bien oui ! C’est par des gens qui bégayent[8] que Dieu parlera à cette nation. Il lui parlera assyrien[9] !... Au lieu de pratiquer une politique prudente comme le conseillaient les prophètes, ces étourdis ont été agités, moqueurs. Malheur à eux !

Les partisans de la guerre à outrance disaient, en leur langage exagéré, qu’ils avaient fait un pacte avec la mort et contracté une alliance avec le scheol. Ils espéraient dans l’Égypte. L’alliance de l’Égypte, dit le prophète, n’est que mensonge et perfidie. Il n’y a qu’une base de résistance : c’est Sion, non la forteresse matérielle qui s’élève au-dessus du val de Cédron, mais la Sion idéale, L’aie sur le droit et la justice[10]. Le reste ne tiendra pas. Le pacte avec la mort, le contrat avec le scheol, sont des enfantillages. Le fléau assyrien écrasera tout. Que Juda veille ; l’heure solennelle des jugements de Iahvé est proche.

Le pauvre Éphraïm, en effet, était à l’agonie. On sentait que c’en était fait de Joseph. Un orage terrible se formait sur la Syrie. Tyr et toute la Phénicie se soulevaient contre la domination assyrienne . Salmanasar accourut avec son puissant appareil à broyer les peuples. Tyr, à ce qu’il semble, fut privé de ses communications avec la terre[11]. Le siège fut mis devant Samarie[12]. Jérusalem, sans aucun doute, fut surveillée de très près.

Les sièges assyriens étaient longs[13] ; ils duraient des années ; on bâtissait une ville contre la ville assiégée[14] ; un coup de bélier coûtait des journées.

L’émotion, pendant ces longues crises, était extrême. Qu’on se figure le siège de Paris durant cinq ans au lieu de cinq mois. Nous ne savons pas bien ce qui se disait à Samarie, pendant l’investissement ; car la voix du prophétisme y était fort affaiblie, vers ce temps. Mais les deux petits volumes prophétiques qui portent les noms d’Isaïe et de Michée nous ont gardé les manifestes qui circulaient à Jérusalem. On y croyait généralement que le colosse, après s’être assouvi sur Samarie, se tournerait de tout son poids contre Juda[15].

Isaïe, dont l’esprit actif franchissait sans cesse les bornes de la Judée, croyait avoir le secret des desseins de Iahvé et les expliquait avec une précision qui étonne. Il avait une menace pour tous les peuples qui allaient s’engager dans la lutte. Il soupesait le temps de vie qui restait à chacun d’eux et le trouvait court. Moab n’a plus que trois ans d’existence[16]. Le siège de Tyr surtout préoccupait le prophète. Il tenait pour certain que l’issue en serait fatale à la ville, et, sur cette base hypothétique, il donnait carrière à ses rancunes concentrées.

Hurlez, vaisseaux de Tharsis ;

Car elle est détruite, votre forteresse[17].....

La colère des iahvéistes exaltés contre les villes phéniciennes leur faisait presque oublier leurs propres périls[18] Ces villes représentaient pour eux la civilisation profane, l’antipode de l’idéal patriarcal. La vieille condamnation prononcée contre Chanaan troublait toutes les idées[19]. Par une étrange interversion, les Phéniciens étaient pour les Juifs d’alors ce que les Juifs d’aujourd’hui sont pour les Germains renforcés. L’idée que Tyr va être détruite provoque chez le prophète de Jérusalem un énorme cri de joie. Tyr est si coupable ! Elle fournit de blé le monde entier ; les richesses des nations aboutissent entre ses mains ; ses marchands sont des princes ; ses colporteurs sont partout l’aristocratie. Quelle insulte à Iahvé ! Cette ville distribue les couronnes[20], comme si un tel privilège n’appartenait pas à Iahvé. Aussi est-ce Iahvé qui a décrété sa ruine. Il l’a décrétée, pour ternir l’orgueil de toute beauté, pour humilier les grands de la terre[21]. Iahvé est un jaloux ; il prend un méchant plaisir à humilier l’éclat humain. Nahum, cent ans plus tard, présente aussi le commerce comme une œuvre idolâtrique et païenne[22]. L’idéal triste des prophètes, analogue à celui des puritains d’Écosse, leur inspirait une rage sombre contre la brillante civilisation des villes phéniciennes. Ils en voulaient à la vie joyeuse qu’on y menait[23]. Ils rêvaient des conversions impossibles.

Selon Isaïe, Tyr sera désolée pendant soixante-dix ans ; puis elle recommencera son métier de courtisane ; mais ses profits nouveaux seront consacrés à Iahvé ; les serviteurs de Iahvé (les prêtres de Jérusalem) en profiteront. Tyr, en effet, embrassera le iahvéisme. Ses marchands, devenus de riches prosélytes, viendront faire des dévotions somptueuses à Jérusalem. Les prêtres, enrichis par ces étrangers, auront de beaux habits, mangeront et boiront à satiété[24].

En ce qui concerne l’Égypte, les colères prophétiques n’étaient pas moins vives. Iahvé va visiter l’Égypte[25] ; les idoles de l’Égypte tremblent déjà. Le plan de Iahvé est d’amener une guerre civile, qui armera les royaumes de l’Égypte les uns contre les autres, et à la suite de laquelle le pays se verra livré à un maître dur[26]. Le trouble, en attendant, est profond. Tanis a une dynastie à part, qui se rattache aux anciens rois ; Memphis a une prétention analogue ; la folie de tous est la même. Comme Tyr, l’Égypte adoptera un jour le culte de Iahvé ; alors elle sera sauvée.

Ressaisi par son rêve favori, le Voyant ne met plus de bornes à ses espérances . Son horizon s’élargissant encore, il annonce l’union future des peuples dans le culte de Iahvé. Assur, l’Égypte et Israël formeront une sorte de trio religieux.

Ce jour-là, il y aura une grande route de Mesraïm en Assur ;

Assur viendra en Mesraïm, et Mesraïm ira en Assur ;

Mesraïm aura le même culte qu’Assur.

Ce jour-là, Israël sera en tiers avec Mesraïm et Assur ;

Il y aura une grande bénédiction sur la terre ;

Iahvé-Sebaoth dira :

Bénis soient mon peuple Mesraïm,

Et l’œuvre de mes mains Assur,

Et mon héritage propre Israël[27].

Voilà les chimères par lesquelles Isaïe prenait sa revanche sur la force brutale qui l’accablait. Les angoisses nationales suscitent les prophètes, en obligeant les âmes ardentes à se rabattre sur les joies de l’imagination, les seules réelles. Michée est plus écrasé qu’Isaïe par les malheurs du présent, et cependant pour lui aussi l’avenir ultérieur est lumineux. Le sort prochain de Jérusalem est écrit dans celui de Samarie. Samarie et Jérusalem sont également coupables[28]. Samarie sera frappée la première ; le coup atteindra ensuite Juda. Jérusalem sera détruite, la montagne du temple deviendra une colline boisée[29]. Son roi ne lui servira de rien (Ézéchias n’était pas encore acquis au mouvement prophétique). Sion sera violée ; la population sera déportée à Babel[30]. Mais Jacob aura sa revanche ; il écrasera ceux qui l’écrasent, et consacrera leurs dépouilles à Iahvé. Un roi fort, de la maison bethléhémite, un second David, réunira les exilés à ceux qui seront restés dans le pays, pour en faire un nouveau peuple. Alors commencera l’ère de justice. Jérusalem sera le centre d’un empire dont l’Égypte et l’Assyrie seront tributaires. Si Assur fait de nouvelles invasions, il sera repoussé jusqu’en sa terre de Nimroud. Les peuples rebelles seront exterminés et reviendront honteux, éperdus, tremblants, au culte de Iahvé. En ce temps-là, chevaux, chars, citadelles, villes fermées, disparaîtront ; on regardera ces vanités militaires comme les restes d’un monde fini, monde profane fondé sur l’orgueil[31]. La paix régnera désormais sur le monde. Le monde, ayant Sion pour capitale, goûtera le bonheur parfait[32].

Les nouvelles qui venaient de Samarie à Jérusalem confirmaient et peut-être inspiraient ces fiévreuses annonces. Samarie succomba après un investissement de trois ans (721). Salmanasar était mort ; l’achèvement de la campagne fut l’œuvre de son successeur Sargon[33]. Hosée tomba au pouvoir des vainqueurs, et fut enfermé clans une prison[34]. Des gouverneurs assyriens furent établis sur le pays[35].

Les prévisions d’Isaïe (prévisions qui ressemblaient fort à des souhaits) ne se vérifièrent pas au sujet de Tyr. Cinq ans de blocus ne réussirent pas à réduire la ville insulaire. L’Égypte fut également exempte du fléau, et Jérusalem, cette fois, paraît n’en avoir pas trop souffert. Le royaume de Juda, comme il arrive presque toujours, fut récompensé de sa prudente félonie. Il avait abandonné son frère ; il vécut encore près d’un siècle et demi. Durant ce temps, il fut en réalité vassal. de l’Assyrie ; mais la vassalité ne messied pas à un peuple peu fait pour la vie politique et qui produit surtout de grandes choses quand d’autres le dispensent des rudes travaux par lesquels se bâtit et se maintient une nation.

La ville de Samarie ne semble pas avoir été détruite par suite de la conquête[36] ; mais, privée de ses rois et de la partie la plus notable de sa population, elle eut le sort des capitales abandonnées ; elle tomba dans une prompte décadence. Il en fut de même de Jezraël et des principales villes du royaume du Nord.

 

 

 



[1] Michée, III, 1-4, 11-19. ; IV, 9 ; VI, 9-16 VII, 1-6.

[2] Michée, III, 11.

[3] Michée, VII, 1-6. Comparez III, 8.

[4] Je suppose qu’il manque quelque chose après להיטיכ.

[5] Le Salmanasar V des assyriologues.

[6] Isaïe, XXVIII. Cf. XXX.

[7] Règle sur règle, précepte sur précepte.

[8] C’est-à-dire en langue étrangère. Le mot étranger, dans presque toutes les langues, veut dire bégayant. Voir De l’origine du langage, p. 178 et suiv.

[9] C’est-à-dire : Il lui répondra par l’invasion assyrienne.

[10] Isaïe, XXVIII, 17.

[11] Ce siège de Tyr n’est pas absolument prouvé. Il ne repose que sur un passage de Ménandre d’Éphèse, cité par Josèphe (Ant., IX, XIV, 2), et sur le chapitre XXIII d’Isaïe, dont l’authenticité est douteuse, et qui n’implique, après tout, qu’une menace, un désir. Dans le passage de Ménandre, il est bien parlé d’une guerre des Assyriens contre Tyr ; mais c’est Josèphe qui identifie cette campagne avec celle de Salmanasar. C’est par erreur qu’on a cru trouver le souvenir de ce siège de Tyr dans les bas-reliefs de Khorsabad.

[12] II Rois, XVII, 6.

[13] Comparez Hérodote, II, 157.

[14] II Rois, XIX, 32 ; représentations de Khorsabad.

[15] Michée, I, 9, 15.

[16] Isaïe, XV et XVI.

[17] Isaïe, XXIII. Il y a des actes sur l’authenticité de ce chapitre. On y remarque de nombreuses fautes, surtout dans les versets 1 et 2.

[18] Comparez Zacharie, IX.

[19] Isaïe, XXIII, 11. Voir cependant, Amos, II, 9.

[20] Verset 8. Je préférerais la couronnée, allusion à la tête crénelée, ou à la couronne murale de Tyr, symbole qui a pu être fort antérieur aux monnaies qui le porteur. Cf. Ps. LX, 9 ; CVIII, 9. L’idée de se représenter les villes comme des jeunes filles est fort ancienne. Là est peut-être l’explication des expressions Bath-Sor, Bath-Sion.

[21] Verset 9.

[22] Nahum, III, 4.

[23] Isaïe, XXIII, 7, 12.

[24] Il ne faut pas trop s’arrêter aux soupçons que de tels passages font naître. La prophétie contre Tyr, si elle soulève de graves objections, a pour elle une bien forte raison d’authenticité, c’est qu’elle ne s’accomplit pas. Sidon et Tyr y sont encore indistinctes. Les versets 6 et 7 conviennent parfaitement à l’émigration qui donna origine à Carthage.

[25] Isaïe, ch. XIX. Les versets 18, 19, 20 (première moitié) sont des interpolations, probablement de l’époque ptolémaïque. Ces interpolations ont pu être facilitées par la formule ההוא כיום, authentique aux versets 16, 23, 24.

[26] L’Assyrie sans doute.

[27] Ici encore s’élèvent des doutes graves. En tout cas, ce morceau ne saurait être de Jérémie ou de son école, ni de l’auteur qu’on appelle le second Isaïe.

[28] Michée, I.

[29] Michée, III, 12. Cf. Jérémie, XXVI, 18.

[30] Michée, IV, 10. Babylone faisait partie du royaume d’Assyrie. Les déportations pouvaient déjà se faire dans les terres de l’Euphrate. Là était probablement le pays de Qir.

[31] Comparez Zacharie, IX, 10, etc. ; Deutéronome, XVII, 16.

[32] Lire, dans Michée, le chapitre IV entier. Comparez II, 12,13, et Isaïe, II.

[33] Cf. Schrader, Die Keil., p. 271-285.

[34] II Rois, XVII, 4. Le récit du livre des Rois est ici, à ce qu’il semble, proleptique.

[35] Schrader, p. 272.

[36] Schrader, p. 272, 274. La vraie destruction de Samarie, qui amena la reconstruction d’Hérode, eut lien sous Jean Hyrcan. Jos., Ant., XIII, X, 2 et suiv. ; B. J., I, II, 7.