HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XXII. — AGONIE DU ROYAUME D’ISRAËL.

 

 

Un trait particulier de l’histoire du peuple hébreu c’est que toujours, chez lui, les crises religieuses coïncidèrent avec les crises de la nationalité. Le christianisme naquit au travers de la fièvre terrible que l’établissement de la domination romaine causa en Judée, au premier siècle de notre ère. Le judaïsme, comme religion particulière, naquit sous l’étreinte de l’Assyrie, au VIIIe et au VIIe siècle avant Jésus-Christ. La constante habitude des prophètes hébreux de voir dans les grands événements du monde des actes de la politique de Iahvé, donnait à cet empire une sorte de consécration religieuse. Nous avons vu les armées assyriennes transformées en milices, qui obéissent au coup de sifflet de Iahvé. Assur sera désormais le point de mire de toutes les visions prophétiques. Iahvé est un Dieu si fort, que tout ce qui est fort dans le monde sert son œuvre en qua-. lité de ministre involontaire et de serviteur inconscient.

L’éternelle petite guerre des rois de Juda, d'Israël, de Damas continuait. Résin, roi de Damas, qui paraît avoir été un des organisateurs les plus énergiques de la résistance de la Syrie contre Assur, et, Péqah, roi d’Israël, qui luttait faiblement contre l’anarchie des tribus du Nord, marchèrent, contre Jérusalem (vers 730). La maison de David fut sérieusement en péril. Péqah et Résin n’aspiraient pas à moins qu’à détrôner Achaz et à mettre en sa place un régent, qui nous est connu seulement par le nom de son père, le fils Tabel[1]. Peut-être est-ce Résin que l’on désignait à mots couverts par ce nom[2]. L’idée ultérieure des confédérés était probablement d’enrôler Juda dans une ligue de toutes les forces de la Syrie contre l’empire assyrien. Le royaume de Juda fut à deux doigts de sa perte. Les Philistins, profitant des embarras du moment, secouèrent l’espèce de vassalité où ils étaient tombés à l’égard de Jérusalem[3]. Les Syriens, campés en Éphraïm, répandaient une indicible terreur dans l’entourage d’Achaz et dans le peuple[4].

Isaïe[5] eut dans cette circonstance un rôle important. Comme le droit divin de la maison de David était pour lui un dogme, il se montra légitimiste absolu. Achaz était loin d’être un souverain tel qu’il l’eût désiré ; il n’en déploya pas moins toutes les ressources de son art pour le sauver. Il fut inspiré d’aller, avec son fils, au-devant d’Achaz, vers l’orifice de la piscine Supérieure, sur la chaussée du Foulon[6], où le roi surveillait des travaux pour arrêter les Syriens. Selon une habitude familière aux prophètes, Isaïe donnait à son fils un nom symbolique, Sear-iasoub, Débris-reviendront, ce qui voulait dire : Israël périra ; il ne s’échappera que des débris ; ceux-là se convertiront[7]. Isaïe récita au roi un beau morceau prophétique[8], pour le rassurer, le détourner des alliances étrangères et lui persuader de s’en remettre purement et simplement à la protection de Iahvé. Il osa donner à cet égard un signe bizarre à Achaz. Voici une femme enceinte. Dans quelques mois, elle aura un fils, Immanu-el[9]. Avant qu’il ait atteint l’âge de raison, la Syrie et Éphraïm seront écrasés. Mais prends garde : les alliés que tu auras appelés t’écraseront à leur tour. L’Égypte et l’Assyrie perdront Juda.

L’imagination du prophète ne rêvait que désastres. Un jour[10], on le vit promener, dans les rues de Jérusalem, à la faon des hommes-affiches de nos jours, une plan le sur laquelle étaient écrits en grosses lettres deux noms symboliques : Maher-salal (Prompt au butin), Haz-baz (Pille vite). Comme garants de ce qui allait suivre, il prit deux témoins dignes de foi, le prêtre Ouriah[11] et Zacharie fils de Iebérékiah[12]. Il s’approcha alors de la prophétesse, sa femme, et affirma que Dieu lui avait ordonné d’appeler le fils à naître des deux noms précités. Avant que cet enfant sache dire abi et immi[13], affirmait le prophète, les richesses de Damas et de Samarie appartiendront au roi d’Assyrie. Il était impossible de s’exprimer en un langage plus frappant.

Le tunnel (siloh) qu’on venait de creuser pour amener l’eau de la source de Gihon à la piscine des jardins ou piscine Inférieure, lui fournit une autre image expressive[14] : Ce peuple ne s’est pas contenté du petit courant de Siloh, qui coule doucement. Il a rêvé l’Euphrate. Eh bien, l’Euphrate viendra et couvrira toute ta patrie, pauvre Emmanuel. A quoi bon les secours du dehors ? Iahvé réside en Sion. Il faut espérer en lui seul.

Achaz ne suivit pas les conseils d’Isaïe. A l’insu du prophète, sans doute, il traitait avec les Assyriens[15]. Il adressa un message à Téglatphalasar (Touklat-habal-asar II), roi de Ninive, où il se disait son serviteur et son fils, le priant de venir le sauver de la main du roi d’Aram et du roi d’Israël, qui l’avaient attaqué. Achaz envoyait en même temps au roi d’Assyrie tout l’or et l’argent qui se trouvaient à ce moment dans le temple et le palais royal. Quand on eut épuisé pour le tribut les matières d’or et d’argent, on songea aux œuvres d’art. Achaz enleva les panonceaux décoratifs qui faisaient la beauté des trains mobiles de Salomon, ainsi que les bassins qui les surmontaient. La grande vasque fut tirée de dessus ses bœufs d’airain et mise sur un piédestal de pierre. Peut-être les restes des chefs-d’œuvre de l’art salomonien furent-ils transportés ainsi comme trophées de victoire, et sont-ils ensevelis dans les ruines des palais de Khorsabad, de même que Rome et Antioche eurent les débris de l’art hérodien. Achaz dépouilla de leurs ornements, en vue du même but, le portique du sabbat et l’entrée extérieure du roi, endroits qui étaient ornés d’œuvres d’un goût particulièrement délicat.

La formidable machine de l’armée assyrienne fut donc mise de nouveau en braille et entraînée vers les régions du Liban et de l’Antiliban. L’égoïsme étroit de la cour de Jérusalem ne fut probablement pas la seule cause de l’expédition. Ninive, comme Rome plus tard, aimait à faire de ces apparitions triomphantes, qui étaient l’indice intermittent de son pouvoir lointain. Résin et Péqah, apprenant l’attaque dont ils allaient être l’objet, s’éloignèrent de Jérusalem[16]. Résin se porta vers le Sud pour gagner les Édomites à la ligue de résistance contre Assur. Il prit la ville d’Élath sur les Judaïtes et la rendit à Édom. Les abords de la mer Rouge furent, depuis ce temps-là, fermés au royaume de Juda[17].

Le fléau assyrien s’abattit d’abord sur Damas[18]. Téglatphalasar s’en empara, déporta les habitants à Qir[19] et tua Résin ; puis il ravagea le nord du royaume d’Israël. Il prit toutes les villes de Galilée, de Galaad, et déporta une grande partie de la population de ces districts en Assyrie. Il résida tout le temps de l’expédition à Damas ; Achaz s’y rendit et le reconnut pour son suzerain.

Ainsi Juda eut sa revanche sur Israël, au prix de son indépendance. Isaïe put se laver les mains des conséquences d’une politique qu’il avait déconseillée. En attendant, toutes ses rancunes étaient satisfaites ; toutes ses prédictions s’étaient réalisées[20]. Damas est en ruine ; les villes au delà au Jourdain n’existent plus ; la forteresse d’Éphraïm (c’est-à-dire Samarie) est humiliée. Aram et Israël ont péri ensemble. Pourquoi Israël a-t-il oublié le vrai Dieu, s’est-il fait un culte de fantaisie ? Qu’il laisse là ses dieux faits de main d’homme, ses hammanim, ses asérim, et tout lui sera pardonné. Sans cela, le royaume du Nord disparaîtra tout à fait, dévoré par l’anarchie, serré entre les Philistins et Aram[21]. Le véritable Israël sera sauvé par Juda. Sion durera ; c’est l’asile des hommes doux[22], des vrais disciples de Iahvé.

Le prophète, en tout cela, faisait preuve d’une rare sagacité. Il devinait avec justesse que le royaume de Jérusalem survivrait au royaume du Nord. La délivrance viendra d’abord pour la Galilée, Zabulon, Nephtali[23] ; puis la lumière se lèvera pour la Palestine tout entière :

Car un enfant nous est né,

Un fils nous a été donné ;

La souveraineté est sur son épaule.

On le nommera conseiller-miracle,

Dieu-héros, père éternel, prince de paix ;

Pour donner une prospérité sans fin au trône de David ;

Pour l’établir et l’affermir par le droit et la justice,

Dés à présent et à jamais.

La jalousie de Iahvé-Sebaoth fera cela.

Il s’agit peut-être, dans cette désignation énigmatique, de quelque enfant de la race royale sur lequel les légitimistes du temps fondèrent des espérances ; peut-être aussi est-ce l’image d’un roi idéal, tel qu’un iahvéiste pouvait le rêver, qui vient consoler l’imagination du prophète attristé :

Tous les événements de l’histoire, en traversant la conscience d’Israël, prenaient ainsi une teinte religieuse. Ce peuple, cieux mille cinq cents ans avant Bossuet, a écrit l’Histoire universelle. En fait, la religion était pour peu de chose dans ces guerres de Ninive, de Damas, de Samarie. C’étaient les prophètes qui l’y mêlaient. Il faudrait se garder de croire que ce fussent-là les sentiments de toute la nation. L’état religieux du peuple était une sorte de terre-à-terre, peu en progrès sur ce qui avait précédé. Ces beaux textes du jéhoviste, de l’élohiste, le livre de l’Alliance, le Décalogue, n’avaient qu’un très petit nombre de lecteurs. Les surates des prophètes étaient à peine écrites ; la voix de ces inspirés se perdait dans une sorte de désert.

Achaz portait dans la religion un éclectisme qui confinait à l’indifférence. Étant allé à Damas pour présenter son hommage à Téglatphalasar, il y vit une forme d’autel qui lui plut[24]. Il en fit dessiner les lignes générales et les détails, et il envoya ces modèles à Jérusalem au prêtre Ouriah, pour qu’il en fit construire un pareil. Ouriah se conforma aux ordres du roi et plaça le nouvel autel devant l’ancien sans supprimer celui-ci. Le roi, à son retour, alla présenter au temple ses offrandes, ses libations et ses sacrifices. Mécontent de la disposition adoptée, il voulut qu’on mit son autel le plus près possible du temple et qu’on y versât le sang de tous les sacrifices.

Ouriah obéit ; mais ces innovations eurent de fâcheux effets. Achaz garda une très mauvaise réputation auprès des iahvéistes pieux. On trouva qu’il avait négligé le culte de Iahvé, parce qu’il l’avait laissé pratiquer sur les hauts-lieux et sous les arbres touffus, où Astarté lui était associée. Chose bien plus grave, si elle était vraie ! Il brûla, dit-on, son fils [aîné] à Moloch[25], abomination qui n’était pas alors sans exemple[26], au moins hors d’Israël. L’évocation des morts fut en vogue sous son règne[27] ; la sorcellerie florissait[28].

Amoindri, affaibli, privé de ses provinces du Nord et d’au delà du Jourdain[29], le royaume d’Israël entrait dans la période de convulsions qui précède la mort. Péqah eut la fin de presque tous les souverains d’Israël. Il fut assassiné par Hosée, fils d’Éla, dans des circonstances qui supposent le pays livré à un désordre complet, Hosée succéda à Péqah ; mais il y a des raisons de supposer qu’il ne prit le titre royal qu’après plusieurs années de guerre civile. L’opinion prophétique ne lui fut qu’à demi hostile, ou du moins elle le jugea avec un peu moins de sévérité que ses prédécesseurs[30]. Vers le temps où il consolida son autorité, Achaz mourut à Jérusalem, et eut pour successeur son fils Ézéchias (vers 725 avant Jésus-Christ).

 

 

 



[1] Isaïe, VII, 6.

[2] Comparez Tabrimmon, nom damasquin. Voyez cependant Oppert, Ann. de phil. chrét., mars 1869.

[3] Isaïe, XIV, 28-32. La note dans l’année de la mort d’Achaz est fausse, comme presque toutes les scholies de ce genre. Cf. II Chron., XXVIII, 18.

[4] Isaïe, VII, 2.

[5] Isaïe, VII, VIII, IX, 1-6.

[6] Vers le petit bassin qu’on appelle maintenant Fontaine de la Vierge. Peut-être le travail de défense que surveillait Achaz était-il le tunnel qui amène les eaux de la piscine Supérieure (Fontaine de la Vierge) à la piscine Inférieure (Bassin de Siloé). Cette eau était ainsi soustraite à l’action de l’ennemi. L’inscription de Siloé, en tout cas, doit être placée, comme date, bien près de l’an 740. La meilleure reproduction publiée de cette curieuse inscription est dans la Zeitschrift der d. m. Gesellschaft, 1882, p. 725. Cf. Journal des Débats, 10 avril 1882.

[7] Cf. Isaïe, X., 21.

[8] Isaïe, VII, 4-9.

[9] Dieu est avec nous ! Cela veut dire : Dans quelques mois, tout ira bien pour nous.

[10] Isaïe, VIII, 1 et suiv.

[11] Voir l’affaire de l’autel, ci-après.

[12] Peut-être l’auteur de Zacharie, IX-XI.

[13] Papa et maman.

[14] Isaïe, VIII, 6 et suiv.

[15] II Rois, XVI, 7 et suiv.

[16] Épisode de Oded, II Chron., XXVIII, au moins douteux.

[17] II Rois, XVI, 6. Pour la discussion du texte, voir Thenius.

[18] Schrader, Die Keil., p. 263 et suiv.

[19] Pays inconnu, probablement non loin de l’Euphrate.

[20] Deux morceaux : de IX, 7 à X, 4 ; et XVII, 1-11.

[21] Isaïe, IX, 11.

[22] Isaïe, XIV, 32.

[23] Isaïe, VIII, 2 :3, rattaché directement à IX, I et suiv.

[24] II Rois, XVI, 10 et suiv.

[25] II Rois, XVI, 3. Les actes de ce genre furent fréquents sous Manassès et Amon. Le parti pris des historiographes piétistes ayant été de placer Achaz dans la catégorie de ces rois impies, il est naturel qu’ils lui aient attribué ce crime. Il serait surprenant qu’on n’en trouvât pas de trace dans Isaïe.

[26] Michée, VI, 7.

[27] Isaïe, VIII, 19.

[28] Isaïe, Michée.

[29] Michée, VII, 14.

[30] II Rois, XVII, 2.