HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XXI. — COMPLET ÉPANOUISSEMENT DU PROPHÉTISME EN ISAÏE ET MICHÉE.

 

 

L’activité d’Isaïe semble avoir commencé sous Jotham[1]. C’était un souverain pieux, et dont le règne paraît avoir laissé un bon souvenir chez les prophètes. Il est douteux que nous ayons aucun morceau d’Isaïe appartenant à cette période. Achaz, au contraire, qui succéda à son père vers 741, montra pour les cultes étrangers une tolérance qui fut fortement blâmée. Les vieilles mœurs se corrompirent. La magistrature tomba dans un grand abaissement ; à tort ou à raison, le parti d’Isaïe l’accusait de trafiquer aux dépens de la justice[2]. Les scribes chassaient les pauvres du tribunal, écrivaient des sentences iniques[3]. Les malheurs du temps, surtout les nuages sombres qui s’accumulaient du côté de Ninive, étaient, selon l’habitude des écoles prophétiques, exploités comme des punitions ou des moyens de terreur. Un des plus beaux manifestes de cette opposition ardente, qui sans doute fut plus d’une fois injuste, est le solennel morceau qui plus tard parut si beau, qu’on en fit le premier chapitre du recueil d’Isaïe.

Écoutez, cieux,

Prête l’oreille, terre ;

Car voici Iahvé qui parle :

Je m’étais fait une famille,

Je l’avais vue grandir,

Et elle s’est révoltée contre l’ici.

Le taureau connaît sa crèche,

L’âne l’étable de son maître ;

Mais Israël n’a pas su,

Mon peuple n’a pas voulu comprendre.

Oh ! nation pécheresse,

Peuple lourd d’iniquité !

Race de méchants !

Fils de perdition !

Ils ont abandonné lahvé,

Ils ont renié le Saint d’Israël,

Ils s’en vont, lui tournant le dos!

Où trouver un endroit pour vous frapper encore, à votre prochaine révolte ?

Toute tête est souffrante,

Tout cœur défaillant ;

Depuis la plante des pieds jusqu’à la tête, pas un endroit sain ; rien que des contusions, des meurtrissures, des plaies récentes, non réduites, non pansées, non adoucies par l’huile.

Votre terre est un désert,

Vos villes sont brûlées par le feu,

Vos campagnes, en votre présence, des étrangers les dévorent[4].

Et la fille de Sion est là solitaire

Comme une cabane dans une vigne,

Comme une hutte dans une melonnière,

Comme une ville en alerte.

Si Iahvé-Sebaoth n’eût laissé subsister de nous un petit reste,

Peu s’en faut que nous n’eussions été comme Sodome,

Que nous n’eussions ressemblé à Gomorrhe.

Écoutez la parole de Iahvé, chefs de Sodome,

Piétez l’oreille à la voix de notre Dieu, peuple de Gomorrhe :

Que m’importe la multitude de vos sacrifices ? dit Iahvé,

Je suis rassasié d’holocaustes de béliers et de graisse de veaux ;

Le sang des taureaux, des agneaux et des boues, je n’en veux plus.

Quand vous venez vous présenter devant moi,

Qui réclame tout cela de vos mains ?

Cessez de m’apporter des offrandes vaines,

Dont la fumée m’est en abomination ;

Néoménies, sabbats, panégyres,

Crimes et assemblées, je ne peux plus supporter tout cela.

Vos fêtes, vos solennités, mon âme les hait.

Elles me sont à charge,

J’en suis las.

Voilà pourquoi, quand vous étendez vos mains,

Je couvre mes yeux pour ne pas vous voir ;

Quand vous redoublez vos prières,

Je n’entends pas.

Vos mains sont pleines de sang.

Lavez-vous, purifiez-vous ;

Que je n’aie plus vos mauvaises actions devant mes yeux,

Cessez de faire le mal,

Apprenez à faire le bien,

Cherchez la justice,

Aidez celui qui souffre violence

Soyez justes pour l’orphelin,

Défendez la veuve ;

Venez alors, et nous verrons ! dit Iahvé.

Vos péchés fussent-ils rouges comme l’écarlate,

Ils deviendraient blancs comme de la neige ;

Auraient-ils l’éclat du vermillon,

Ils prendraient la douce teinte de la laine.

Si vous voulez être dociles,

Vous mangerez les biens de la terre ;

Si vous persistez dans votre rébellion,

Vous serez dévorés par l’épée ;

Car la bouche de Iahvé l’a dit.

 

Comment a-t-elle été changée en courtisane,

La ville fidèle, pleine de justice ?

L’équité y faisait sa demeure,

Et maintenant c’est un séjour d’assassins...

Ses princes sont des bandits, des associés de voleurs,

Tous aiment les présents, courent après les gains illicites,

Ils ne rendent pas justice à l’orphelin ;

Le procès de la veuve n’arrive pas à eux.

 

C’est pourquoi voici le décret du Seigneur Iahvé-Sebaoth, le Fort d’Israël :

Oui, j’aurai ma revanche de mes adversaires,

Je me vengerai de mes ennemis...

Je rendrai tes juges ce qu’ils étaient d’abord,

Tes conseillers ce qu’ils furent autrefois[5] .....

Ceux qui ont abandonné Iahvé périront.

On s’éloignera avec honte des térébinthes que vous aimez ;

On rougira des jardins où vous vous plaisez[6] ;

Térébinthes vous-mêmes aux feuilles fanées,

Jardins qui n’ont pas d’eau !

Les riches seront comme l’étoupe,

Les [idoles] œuvres de leurs mains, comme l’étincelle ;

Hommes et dieux brûleront en même temps,

Et personne ne sera là pour éteindre.

 

Ces programmes enfiévrés, ces dénonciations vagues, qui rappellent certaines violences des radicaux de nos jours, se succédèrent à diverses reprises sous le règne d’Achaz. Un des plus beaux manifestes d’Isaïe est celui qu’on peut appeler la Surate de la vigne[7], splendide morceau de littérature sacrée, type de la prédication prophétique à l’époque de sa plus grande perfection. L’auteur veut prouver que le but de Iahvé, en soignant l’éducation d’Israël pour en faire un peuple saint, a été le triomphe de la justice. Les obstacles à la justice sont les riches, les grands propriétaires, les mondains, qui mènent une vie dissipée. Tout cela est dit dans un style imagé, plein d’allusions dont beaucoup nous échappent.

Je veux chanter à mon bien-aimé[8] le cantique de mon ami sur sa vigne.

Mon ami[9] avait une vigne au coin de Ben-Sémen[10]. Et il la bêcha, et il en ôta les pierres, et il y planta du soreq[11], et il bâtit une tour au milieu, et il y tailla une cuve[12], et il attendit qu’elle produisît des raisins ; or voilà qu’elle produisit du verjus.

Et maintenant, habitants de Jérusalem et gens de Juda, soyez juges entre moi et ma vigne. Que devais-je faire à ma vigile que je n’aie fait ? Pourquoi, tandis que j’attendais qu’elle produisit des raisins, n’a-t-elle produit que du verjus ?

Eh bien, je vais vous dire ce que je compte faire à ma vigne. J’ôterai sa haie, pour qu’elle soit broutée. Je détruirai son mur, pour qu’elle soit foulée aux pieds. J’en ferai une ruine ; elle ne sera plus ni taillée ni cultivée ; les ronces et les épines y pousseront, et je défendrai aux nuages de verser de la pluie sur elle.

Car la vigne de Iahvé-Sebaoth, c’est la maison d’Israël, et Juda est sa plantation chérie. Il attendait de la justice, et voilà des maléfices ; de la droiture, et voilà... de la forfaiture[13].

Malheur à ceux qui annexent maison à maison, qui ajoutent champ à champ, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place [pour les pauvres gens] et qu’ils soient seuls maîtres du pays ! Iahvé-Sebaoth a dit à mes oreilles : Ah ! si toutes ces maisons ne sont pas réservées à la dévastation !... Grandes et belles aujourd’hui, les voilà sans habitants. Dix journaux de vigne ne donnent plus qu’un bath, et un homer de semence ne produit plus qu’un épha.

Malheur à ceux qui se lèvent de bonne heure pour courir au sékar[14] et s’attardent dans la nuit échauffés par le vin, qui mêlent le cinnor et le néhel, le tambourin, la flûte et le vin à leurs repas, et ne font pas attention à ce que fait Iahvé, n’ont pas d’yeux pour ses œuvres ! C’est pour cela que mon peuple s’en ira eu exil faute de science, que ses nobles compteront parmi les hommes de la faim, que son peuple séchera de soif. C’est pour cela que le scheol élargira son ventre et ouvrira sa bouche sans mesure, .que tout cet éclat et cette richesse et cette foule joyeuse y descendront. Ainsi l’homme sera déprimé et le mortel :humilié, et les yeux des orgueilleux seront abaissés, et Iahvé-Sebaoth sera haut par le jugement, et le Dieu saint sera saint par la justice. Et, pendant ce temps, les brebis paîtront dans le pays comme dans un pâturage, et les chèvres, dévoreront les riches plaines devenues désertes.

Malheur à ceux qui tirent le châtiment avec tes câbles du mal, et le péché comme avec les traits d’une voiture ; qui disent : Qu’il se dépêche, qu’il se hâte d’accomplir son œuvre, pour que nous voyions ; que le dessein de ce saint d’Israël se réalise bientôt, pour que nous sachions !

Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, l’amer eu doux et le doux en amer !

Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux et intelligents devant eux-mêmes !

Malheur à ceux qui sont vaillants à boire et forts à mêler le sékar ; qui acquittent le méchant pour un cadeau, et refusent au juste la justice qui lui est due ! De même que la langue de feu dévore le chaume, de même que l’herbe sèche s’évanouit dans la flamme, ainsi leur racine sera réduite en pourriture, leur fleur sera emportée comme la poussière ; car ils ont repoussé la loi de Iahvé-Sebaoth et méprisé la parole du Saint d’Israël.

Voilà pourquoi la colère de Iahvé s’allume contre son peuple ; il étend sa main sur lui et le frappe. Les montagnes tremblent ; les cadavres sont étendus comme des tas d’ordure au milieu des rues. Malgré cela, sou courroux ne s’apaise pas, et sa main reste toujours étendue.

Et il élève un signal pour convoquer de loin les nations, et il les siffle de l’extrémité de la terre[15], et les voilà qui viennent, légers, empressés. Pas un retardataire ; pas un seul qui traîne le pied dans la bande ; nul ne dort ni ne sommeille, ni ne dénoue la ceinture de ses reins, ni ne délace la courroie de ses souliers. Leurs flèches sont aiguisées, leurs arcs toujours tendus. Les sabots de leurs chevaux semblent de silex, les roues de leurs chars sont comme la tempête. Leur hurlement est celui de la lionne ; ils mugissent comme le lionceau, qui gronde, saisit sa proie, l’emporte, si bien qu’on ne peut la lui enlever. Et, ce jour-là, il y aura contre Juda un grondement comme celui de la mer. On regardera le pays, et on n’y verra que ténèbres et nuit sombre[16].

Toutes les surates de la première époque d’Isaïe sont de cette haute et vigoureuse allure. C’est le ton d’un moraliste austère, qui gourmande une société malade et parfois prend pour des signes de maladie ce qui n’est que la nécessité du temps[17]. Les haines d’Isaïe sont celles de tous les prophètes. Elles portent sur ce qui engagerait Israël dans le mouvement général de l’humanité, les relations avec l’extérieur, la richesse, le luxe, les chars, l’appareil extérieur de la force. Iahvé seul est grand. Il se plaît à humilier les riches et les forts, à abaisser ce qui est élevé, les cèdres du Liban, les chênes de Masan, les montagnes. L’orgueil est le crime par excellence. Ne pas se fier à l’homme est un acte de piété, et aussi de sagesse, puisque ce qui n’a qu’un appui humain est essentiellement caduc. Iahvé hait les vaisseaux de Tharsis ; il se plaît à briser les objets de luxe. Une des raisons qui font qu’il aime à renverser les idoles, c’est que les idoles sont des objets d’art, en matière précieuse. Les parures et la coquetterie des femmes sont chose presque aussi condamnable que l’idolâtrie. L’idéal d’Isaïe est une religieuse vêtue de noir et marchant les yeux baissés. Les élégantes de Jérusalem lui inspirent une mauvaise humeur dont nous sommes obligés, en traduisant, d’atténuer l’expression[18].

Puisque les filles de Sion sont orgueilleuses,

Et qu’elles marchent la tête haute,

En jouant des prunelles,

Et qu’elles vont trottinant

Et faisant cliqueter les anneaux de leurs pieds,

Adonaï rendra chauve la nuque des filles de Sion,

Et Iahvé mettra à nu leur[19]....

En ce jour-là, adieu les parures,

Anneaux de pieds, médaillons, croissants,

Boucles d’oreilles, bracelets, fichus,

Diadèmes, chaînettes, ceintures,

Boîtes à parfum et amulettes,

Bagues et anneaux de nez,

Robes de prix et pelisses,

Mantes et aumônières,

Miroirs et camisoles,

Toques et pardessus.

Au lieu de parfums, une infection ;

Au lieu de ceinture, une corde[20] ;

Au lieu de cheveux bouclés, une tête rasée ;

Au lieu de simarre, un saq ;

Un stigmate[21], au lieu de beauté.

Le mécontentement contre le gouvernement perce à chaque ligne.

Le chef de mon peuple est un enfant,

Et des femmes le gouvernent[22].

Les conducteurs égarent le peuple ; les riches sont idolâtres et dépouillent les pauvres. Au delà, le prophète entrevoit un état pire encore, c’est ce qu’en langage moderne on appellerait la révolution. Les hommes considérables ayant été écartés, le pays sera livré à une complète déraison.

Je leur donnerai pour chefs des jeunes gens[23],

Et des étourdis régneront sur eux.

Et les hommes se rueront l'un sur l’autre,

Le jeune sur le vieux,

Le vil sur le noble.

Il suffira qu’un homme ait un manteau pour qu’on vienne le saisir de force et lui dire : Sois notre chef. Mais il refusera : Je n’ai rien ; de grâce, ne me faites pas chef de ce peuple.

Le jour de jugement et de justice va bientôt éclater. Les hommes effrayés iront se cacher dans les cavernes des rochers, dans les trous de la terre[24]. Tout ce qui est humain croulera. La justice régnera ; chacun sera traité selon ses œuvres[25]. Il y aura, dans la destruction d’Israël, un reste, une bouture, un rejeton qui fera repulluler la race des saints. Sion deviendra un nouveau Sinaï, avec nuée de jour et flamme de nuit ; à l’abri de cette gloire divine, le peuple des justes sera heureux à jamais[26].

Cet avenir brillant est la perspective sur laquelle se reposent toujours les yeux du Voyant. Un court oracle que l’école prophétique se plaisait à répéter, et qu’on attribuait tantôt à Isaïe, tantôt à Michée[27], exprimait l’indomptable espoir qui a fait de Jérusalem la capitale religieuse du monde.

Or il arrivera, dans la suite des jours, que la montagne de la maison de Iahvé se dressera en tête des montagnes, et s’élèvera au-dessus des collines, et que toutes les nations y afflueront. Et des peuples nombreux viendront et diront : Venez et montons à la montagne de Iahvé, à la maison du Dieu de Jacob, pour qu’il nous instruise dans ses voies et que nous marchions dans ses sentiers ; car de Sion sortira la Loi, et la parole de Iahvé de Jérusalem. Et Iahvé jugera entre les nations, et il sera l’arbitre des peuples. De leurs épées, ils forgeront des socs de charrue, et de leurs lances, des serpes. Les nations ne lèveront plus l’épée les unes contre les autres, et elles n’apprendront plus la guerre.

Gloire au génie hébreu, qui a désiré, appelé avec une force sans égale la fin du mal, et vu se lever à l’horizon, au milieu des effroyables ténèbres du monde assyrien, ce soleil de justice seul capable de faire cesser la guerre entre les hommes I C’était là assurément une immense utopie. Les hommes de paix, rêvés par le prophète, devaient être plus funestes au monde que les hommes de guerre les plus brutaux. Pour éviter ce grand mal d’être obligé « d’apprendre la guerre », mal cruel à coup Sûr, Isaïe et Michée fondent la théocratie. Or, Iahvé, ne pouvant exercer un gouvernement direct, le règne de Iahvé eût été le règne du parti iahvéiste, règne d’autant plus tyrannique qu’il se fût exercé au nom du ciel. L’autorité est d’autant plus dure que l’origine en est crue divine. Mieux vaut le soldat que le prêtre ; car le soldat n’a aucune prétention métaphysique. Au point de vue de la philosophie de l’histoire, on ne peut donc accepter qu’avec une forte réserve la politique sacrée d’Isaïe. Mais, la théocratie une fois écartée, il reste la bonté et la raison ; il reste cette vérité que la science et la justice, s’appliquant au gouvernement du inonde, peuvent beaucoup l'améliorer. Cette espérance, que les sibyllistes d’Alexandrie relèvent ardemment, qui réchauffe et soutient le tendre et défaillant Virgile, où Jésus et son entourage puisent l’affirmation de l’apparition prochaine du royaume de Dieu, a pour père Isaïe ou plutôt l’école, obstinée dans son optimisme, qui la première jeta dans l’humanité le cri de justice, de fraternité et de paix.

C’est ici une des origines de l’idéalisme, et il faut s’incliner. La victoire des prophètes compte entre les rares victoires que les hommes de l’esprit ont remportées. A côté de la Grèce du Ve siècle, mettons l’Israël du VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Israël, dès cette époque reculée, vit admirablement l’absurdité de l’idolâtrie, cette faute énorme dont la race aryenne ne sut pas se défendre au moment où elle se trouva en contact avec des races pratiquant les arts plastiques. La sottise de l’homme, se prosternant devant l’œuvre de ses mains, adorant ce que ses doigts ont fabriqué, parut aux Israélites éclairés le comble de l’absurde. Le ridicule des petits bons dieux, traînant parmi les bibelots de la tente ou de la maison, les frappa. Les sages s’en moquaient et conseillaient de jeter tout cela dans le trou aux ordures, en la compagnie des rats et des chauves-souris[28]. L’idée que le nabi tenait son inspiration de Iahvé devait aussi expulser les ineptes pratiques de la sorcellerie[29]. C’est là une des grandes différences du développement aryen et du développement sémitique. Chez les Grecs, chez les Romains, chez les peuples modernes, jusqu’au XVI° siècle, l’aristocratie montra une faiblesse extrême envers les superstitions et les opinions grossières de la foule. Chez les Hébreux, les chefs selon l’esprit firent à la superstition une guerre à mort et finirent par l’emporter. En Europe, un tel mouvement ne se vit qu’à la Réforme ; or la Réforme du XVe siècle doit être considérée comme une recrudescence de l’esprit hébreu, produite par la lecture de la Bible. C’est la dernière poussée de l’esprit dont l’école d’Isaïe fut la plus haute et la plus claire manifestation.

Le sacrifice était la tache honteuse que l’humanité gardait de ses folles terreurs primitives, de son sot et bas empressement à apaiser des dieux chimériques. Nous avons vu Isaïe traiter cette pratique fondamentale de la religion avec une sorte de dédain. Michée n’est pas moins formel[30].

Le fidèle demande avec anxiété :

Avec quoi donc me présenterai-je devant Iahvé,

M’inclinerai-je devant le Dieu d’en haut ?

Me présenterai-je avec des holocaustes,

Avec deux veaux âgés d’un an ?

Iahvé agréera-t-il des milliers de béliers,

Des myriades de torrents d’huile ?

Donnerai-je mon premier-né pour ma faute,

Le fruit de mes entrailles pour mon péché ?

Le sage répond :

Homme, on t’a dit ce qui est le bien,

Ce que Iahvé demande de toi :

Tout se réduit à pratiquer la justice

A aimer la bonté,

A marcher humblement avec ton Dieu.

Le Iahvé d’Osée, nous l’avons vu, est un être complètement moral ; celui d’Isaïe et de Michée a déjà les tendresses du Père céleste des ciré-tiens. Quelquefois il prend des tons larmoyants qui font pressentir les reproches affectueux de Jésus : Ô mon peuple, que t’ai-je fait ?[31]... On est tenté de dire : Le pauvre homme ! Le Dieu pleureur qu’aimera le christianisme, ce Dieu à qui on fait de la peine, qu’on afflige en l’offensant et qui attend en bon père le retour du pécheur, existe au moins en germe. Iahvé est déjà, à la façon dont on le plaint et dont on le traite, un pauvre crucifié.

En même temps, naît la vraie prière. L’homme pieux prend en horreur les contorsions, les convulsions, les danses frénétiques, ces incisions au front, ces façons de se taillader avec des rasoirs qu’affectionnaient, les prêtres de Baal et de Camos. Le nouveau Dieu est si essentiellement le Dieu du bien, que toute Aine pure se trouve naturellement en commerce avec lui. Il aime les hommes sincères et honnêtes ; il les écoute. Il est douteux que nous ayons des psaumes de ce temps. Mais l’esprit de méditation intime qui a fait des psaumes le Livre de prière l’humanité existe déjà. Cet esprit se résume dans les nuances diverses du mot sials, signifiant à la fois méditer, parler bas, parler avec soi-même, s’entretenir avec Dieu, se perdre dans les vagues rêveries de l'infini[32].

C’est surtout par la conception de la Providence et de la justice sociale que le développement hébreu ‘se sépara nettement de celui de nos races. Nos races se contentèrent toujours d’une justice assez boiteuse dans le gouvernement de l’univers. Leur assurance d’une autre vie fournissait aux iniquités de l’état actuel d’amples compensations. Le prophète hébreu, au contraire, ne fait jamais appel aux récompenses ni aux châtiments d’outre-tombe. Il est affamé de justice et de justice immédiate. Selon lui, c’est ici-bas que la justice de Iahvé s’exerce. Un monde injuste est à ses yeux une monstruosité. Quoi ! Iahvé ne serait donc pas tout-puissant ! De là une tension héroïque, un cri permanent, une attention perpétuelle aux événements du monde, tenus tous pour des actes d’un Dieu justicier. De là surtout, une foi ardente dans une réparation finale, dans un jour de jugement, où les choses seront rétablies comme elles devraient être. Ce jour sera le renversement de ce qui existe. Ce sera la révolution radicale, la revanche des faibles, la confusion des forts. Le miracle de la transformation du monde s’opèrera à Sion. Sion sera la capitale d’un monde régénéré, où la justice règnera. David deviendra, ce jour-là, le roi spirituel de l’humanité.

Ces idées remontaient en Israël aux plus vieux jours. Comme toutes les idées fondamentales d’un peuple, elles étaient nées avec le peuple même. L’école prophétique personnifiée en Élie et Élisée leur donna, dès le IXe siècle avant Jésus-Christ, chez les tribus du Nord, un relief singulier. Dans la première moitié du VIII’ siècle, les prophètes Amos, Osée et leur école les proclamèrent avec une force extraordinaire, en un style énergique, bizarre et dur. Vers 740, ces vérités deviennent l’apanage propre de Jérusalem. Isaïe leur donne, par l’ardeur de sa conviction, l’exemple de sa vie, la beauté de son style, un éclat sans égal. Il est le vrai fondateur (je ne dis pas l’inventeur) de la doctrine messianique et apocalyptique. Jésus et les apôtres n’ont fait que répéter Isaïe. Une histoire des origines du christianisme qui voudrait remonter aux premiers germes devrait commencer à Isaïe.

 

 

 



[1] La vision du chapitre VI est censée avoir eu lieu en la dernière année d’Osias. Cela est difficile à admettre. Nous traiterons de ce chapitre au tome IIIe de cette histoire.

[2] Isaïe, I, 23 ; V, 23 ; X, 1-2.

[3] Isaïe, X, 1.

[4] Les trois derniers mots du verset 7 paraissent des variantes introduites dans le texte.

[5] Allusion aux temps meilleurs de Jotham.

[6] Allusion au culte d’Astarté. Cf. II Rois, XVI, ; II Chron., XXVIII, 3, 4.

[7] Isaïe, V.

[8] Iahvé. Jeu de mots entre יריר et יהוה ; la ressemblance paléographique des deux mots n’a lieu cependant que dans l’alphabet plus récent. C’est peut-être une simple faute de copiste.

[9] Je préférerais lire לרורי.

[10] Le fils de l’huile désigne la fertilité. Peut-être y a-t-il là un jeu de mots avec Benjamin.

[11] Ceps excellents.

[12] Cuves taillées dans le roc, pour recevoir le jus du raisin. Voyez Mission de Phénicie, p. 230, 251, 593, 792.

[13] Calembours qu’on ne peut rendre que par des à-peu-près.

[14] Sicera. Liqueur enivrante, sorte de bière ou d’hydromel.

[15] Iahvé siffle les Assyriens, comme un chasseur ses chiens, peur accomplir ses jugements.

[16] Les derniers mots ont souffert quelque trouble.

[17] Voir surtout le grand morceau comprenant les chapitres II, III, IV, moins le fragment II, 1-4, qui se retrouve dans Michée et n’est point ici à sa place.

[18] Isaïe, III, 16-24. Notez aussi IV, 4.

[19] Allusion aux violences qu’exerceront les vainqueurs.

[20] Les femmes captives étaient liées d’une corde et ficelées comme une sorte de paquet.

[21] Marque au fer chaud que l’ennemi imprimait sur la figure des jeunes captives.

[22] Isaïe, III, 12 et suiv.

[23] Isaïe, III, 4 et suiv.

[24] Isaïe, II, 19 et suiv.

[25] Isaïe, III, 11-12.

[26] Isaïe, IV, 2 et suiv.

[27] Isaïe, II, 2-1 ; Michée, IV, 1-4.

[28] Isaïe, II, 20.

[29] Isaïe, III, 2, 3.

[30] Michée, VI, 6 et suiv.

[31] Michée, VI, 3.

[32] Genèse, XXIV, 63.