Tout en faisant, dans les déclamations d’Amos, d’Osée et des autres prophètes du même temps, la part de cette exagération que n’évite jamais le prédicateur qui veut frapper fort, on ne peut douter que le royaume du Nord ne fût tombé, après la chute de la maison de Jéhu, dans une grande décadence religieuse. Le iahvéisme, mal gardé, allait se confondant avec l’idolâtrie. Les hommes sagaces tels que Amos et Osée voyaient clairement que cela tenait à la faiblesse de la royauté ; ils en venaient à l’idée que le culte d’une nation n’est solidement établi que quand il est protégé par la royauté[1] ; ils prennent en pitié Samarie, qui n’a pas su se faire de dynastie durable ; ils arrivent à l’idée que la dynastie de David représentera seule la destinée de la race d’Abraham. Le rôle théocratique et légendaire de David grandit chaque jour. La séparation des tribus du Nord, qui avait d’abord paru un fait politique assez naturel, devenait un schisme, un crime religieux. Juda est considéré comme possédant une sorte de titre de légitimité, au double point de vue du culte de Iahvé et de la royauté, deux choses que les prophètes tiennent désormais pour inséparables. Le iahvéisme qui tend maintenant à s’établir ressemble fort à ce que sera l’islam. Il consiste surtout dans l’austérité des mœurs, dans la répression du luxe, dans un code étroit imposé aux femmes ; tout cela conçu non comme une discipline privée qu’on accepte pour soi et pour les siens, mais comme une loi d’État, dont le roi et les princes sont les gardiens. La société est un tout solidaire ; Iahvé la récompense ou la punit en bloc. L’homme vertueux est responsable du libertin ; il risque d’être puni pour la conduite de son voisin ; il est donc obligé de se constituer en surveillant de la conduite de son voisin. De là des habitudes qui sont juste l’inverse du libéralisme moderne et de la morale de l’homme du monde comme nous l’entendons. Notre principe fondamental est la responsabilité individuelle. On est libre d’être aussi sévère que l’on veut pour soi ; on peut faire autour de soi la propagande du puritanisme ; mais on n’a pas le droit de l’imposer. Le quaker ne force personne à se faire quaker, ne demande pas au gouvernement de protéger le quakérisme. Or le iahvéisme des prophètes, comme le wahhabisme, comme le vrai islam, implique la coercition pénale, l’appel au bras séculier pour faire exécuter un code moral. Les excès du pharisaïsme étaient la conséquence naturelle de cet esprit, ou plutôt le pharisaïsme est né avec le iahvéisme lui-même. La théocratie juive, dont l’islamisme ou plutôt le wahhabisme, le mandisme, etc., sont la dernière expression, avait pour conséquence l’inquisition, l’union de l’Église et de l’État, la surveillance réciproque. Dans l’histoire, l’inconvénient est inséparable de l’avantage. Le bien s’opère souvent par des moyens qui ont l’air d’en être la complète négation, et voilà pourquoi, selon la différence des temps, le progrès peut consister, en un siècle, à combattre ce qui, dans un autre siècle, a été un progrès. Le iahvéisme des prophètes du VIIIe siècle ayant la prétention d’être la morale absolue, il était naturel qu’on arrivât à y voir une religion bonne pour tous les hommes et à concevoir l’espérance que tous s’y convertiraient. Cette idée, dont nous avons trouvé des traces chez Amos et chez les prophètes ses contemporains, va grandir d’année en année. Tyr, l’Égypte, Assur même viendront à Iahvé. De telles préoccupations, je le sais, font penser à une époque plus moderne, où le prosélytisme devient la pensée dominante d’Israël. On ne saurait, cependant, regarder comme interpolés tous les passages qui contiennent ces prédictions hardies. Presque toutes les grandes idées d’Israël sont nées d’une façon si nécessaire, qu’elles semblent, au premier coup d’œil, n’avoir pas eu de commencement. Un homme contribua éminemment à la transformation que subirent, dans la seconde moitié du VIIIe siècle, les idées israélites ; ce fut le prophète Iesaïah ou Isaïe[2], fils d’Amos[3]. A un sentiment religieux des plus purs, Isaïe joignait un rare talent littéraire. Le sir, dans les temps anciens, avait produit des chefs-d’œuvre ; mais le genre en était pour ainsi dire épuisé. Le masal continuait de fleurir ; mais il n’était applicable qu’à certains ordres de pensées. Jonas fils d’Amittaï, Amos, Osée avaient créé la surate, la laisse oratoire destinée à la déclamation, et l’effet avait été immense ; mais Jonas fils d’Amittaï n’est encore qu’un hurleur, sa composition n’est qu’un vomissement de haine ; Osée et Amos manquent souvent d’art ; ils ont des faiblesses, des duretés. On en était à Ennius ; Isaïe fut le Virgile qui conduisit à la maturité le rythme créé avant lui. Cette prédication cadencée, analogue à celle du Coran, qui donne encore de nos jours tant de force au livre des musulmans, quand il est bien récité, n’a jamais été porté à plus de perfection que dans Isaïe. Isaïe est presque le seul exemple d’un grand créateur religieux qui ait été en même temps un grand écrivain. Isaïe ne fut pas le seul prophète judaïte, à l’heure solennelle où nous sommes[4]. A côté de lui, nous voyons un certain Mika ou Michée, de Moréseth-Gath, qui fut évidemment un personnage considérable[5]. Ses idées et son style ont la plus grande analogie avec la manière d’Isaïe ; on trouve même, dans les écrits des deux prophètes, des développements identiques. Les passages les plus éloquents de l’école prophétique, que beaucoup savaient par cœur, étaient devenus comme une sorte de fond commun, où tout le monde puisait. Quoique Isaïe n’ait pas inventé les belles formules religieuses qui remplissent ses écrits, sa place dans l’histoire du monde n’est nullement usurpée. Il fut le plus grand d’une série de géants. Il donna la forme définitive aux idées hébraïques. Il n’est pas le fondateur du judaïsme ; il en est le génie classique. Le parler sémitique atteint en lui les plus hautes combinaisons. Isaïe est un vrai écrivain ; Mahomet lui est bien inférieur. Isaïe écrit comme un Grec. La pensée et la langue arrivent chez lui à ce degré de parfait embrassement au delà duquel on sent ou que la langue sera brisée ou que la pensée sera gênée. Une telle perfection littéraire suppose l’école, et sans doute Isaïe fut le produit d’une culture de langue et d’idées depuis longtemps commencée[6]. Il cite et reprend pour son compte des prophéties antérieures, par exemple celle de Jonas fils d’Amittaï contre Moab[7], et un morceau[8] qui est aussi prêté à Michée[9]. Il est probable que, dans beaucoup d’autres cas, où le contrôle nous manque, il ne fait que répéter des prophètes antérieurs. Selon toutes les apparences, ce fut à Jérusalem qu’il se forma. Sûrement les écrits plus anciens, surtout le livre des Guerres de Iahvé[10], l’Histoire sainte sous ses deux formes, lui étaient connus[11], ainsi qu’à Michée[12]. Le livre de l’Alliance et sans doute le Décalogue furent pour lui des Thoras[13] révélées de Dieu. L’âpre polémique d’Amos et d’Osée lui fit, on doit le supposer, une vive impression. La vie dans un centre relativement considérable tel que Jérusalem et des relations fréquentes avec la royauté lui inspirèrent un ton plus digne et plus modéré que celui des prophètes du temps de Jéroboam H et d’Osias. Nous le verrons, à diverses reprises, en rapport avec la cour et conseiller intime de la dynastie[14]. Il n’appartenait pas cependant à la caste sacerdotale, et il ne s’interdit pas quelquefois de présenter les cohanim sous un jour désavantageux, comme des gens qui font bonne chère avec l’argent du temple[15]. Il était marié et avait des enfants[16]. Sa femme était qualifiée han-nebia[17], comme on disait la prêtresse au moyen âge. Sans fonction, sans titre officiel, il fut pendant près de cinquante ans l’âme inspirée, la conscience agissante d’Israël. Pas une page dans son recueil qui n’ait été de circonstance, qui ne porte le cachet du jour, qui ne soit l’écho éloquent d’une situation donnée, mue à travers le verre coloré d’une forte et unique passion. Il ne faut jamais, dans les anciennes histoires, sacrifier les parties qui nous choquent aux parties qui sont vraiment admirables, ni douter des unes pour soulager les difficultés que l’on trouve à tout, concilier. En devenant fondateur religieux et tribun de justice, Isaïe n’a pas dépouillé entièrement la peau du vieux nabi. C’est le mantis grec, le devin, en même temps que le publiciste inspiré. On vient le trouver pour savoir l’avenir. Quelques-unes de ses consultations sentent la plaisanterie. Telle est sa réponse aux Arabes de Seïr et de Douma, qui se réduit à peu près à ceci : Vous voulez savoir quelle heure il est ; allez vous promener[18], ou celle aux Qédarites : Dans un an, gare à vous ![19] Il y avait, dans les invasions assyriennes qui se succédaient d’année en année, tant de régularité, qu’on cherchait à en prévoir le retour, comme celui des phénomènes naturels. Nul doute qu’Isaïe ne fût très bien informé et que, sa rare pénétration y aidant, il ne vit parfaitement clair dans les affaires de son temps. Michée appelle les prophètes les guetteurs d’Israël[20]. Leurs maisons étaient des bureaux d’opinion, très bons à consulter et dont les gouvernants devaient tenir le plus grand compte. Comment cet homme, que nous nous figurons sous les traits d’un Carrel ou d’un Girardin, très au courant des choses et sachant donner à ses idées un tour vif et piquant, comment ce même homme a-t-il pu — sans cesser d’être un saint, un héros — faire appel à dies signes, c’est-à-dire à des miracles, par lesquels Iahvé signalait son action particulière ? On ne saurait rien comprendre aux grandes choses du passé si l’on n’admet pas que l’Orient et l’antiquité eurent une manière particulière de concevoir la raison et l’honnêteté. Des rôles qui exigeraient de nos jours que l’on donnai préalablement sa démission de tout ce qui constitue l’homme sensé ont pu autrefois être tenus par des hommes dont les nerfs fonctionnaient comme les nôtres. Isaïe, Jérémie, Jésus, saint Paul, Mahomet ont existé. La plus mauvaise critique est celle qui s’oblige à leur enlever la tête ou le cœur, pour expliquer ce qu’ils furent. L’inspiration individuelle, principe du judaïsme et du protestantisme, à côté d’une puissance créatrice extraordinaire, a des inconvénients qu’il ne faut pas dissimuler. La croyance à l’inspiration, en effet, se fondant uniquement sur l’affirmation de l’inspiré, suppose chez le public une grande capacité de croire à pile ou face. Une foule de grandes choses assurément se sont faites par la confiance ; mais combien aussi la confiance aveugle a-t-elle fait commettre de folies ! Les prophètes qui, dans les premières années de l’occupation de l’Algérie, se levaient chaque printemps en promettant à leurs coreligionnaires l’expulsion des infidèles, les maudis, qui sont le mal endémique de l’islam, ont toujours trouvé des gens pour les suivre. Dans un état social fondé comme celui des anciens Hébreux sur la foi en l’envoyé de Dieu, les plus cruels embarras, des disputes sans fin, étaient inévitables. Il y avait des inspirés pour annoncer et ordonner les choses les plus contradictoires ; comment distinguer le vrai du faux prophète ? L’idée d’un signe était la conséquence d’un pareil dilemme[21]. Le prophète qui devait fournir une longue carrière était obligé d’être thaumaturge à certains jours. Isaïe, si grand par certains côtés, a de la sorte des parties qu’on voudrait taire. La diatribe contre Sebna et la réclame pour Éliaqim fils de Hilqiahou[22] touchent au ridicule. Les petits drames symboliques par lesquels les prophètes cherchent à rendre fortement leur pensée, les actes extravagants qu’ils se font commander par Iahvé pour frapper le peuple, dépassent ce que nous sommes disposés à concéder à la naïveté antique. Mais on pardonne tout, quand on songe à ce qu’il y eut de prodigieux dans cette situation d’un homme, oracle vivant et permanent de la nation, sorte d’horloge qu’on allait consulter, être surnaturel dont tous les actes et tous les mots valaient par eux-mêmes, si bien qu’on se disait à chaque instant : Qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il fait ? Cette manifestation perpétuelle de la volonté du dieu national, par une sorte d’ermite sordide, vêtu de saq[23], est une des idées les plus surprenantes qu’aucune famille humaine ait jamais eues. Un tel genre de vie entraînait forcément des poses, des manœuvres, des roueries, que nous qualifierions aujourd’hui des noms les plus sévères. Numa Pompilius, qui fut, s’il a existé, contemporain d’Isaïe, ne se montra pas plus scrupuleux sur le choix des moyens. Égeria et Iahvé parlaient la même langue, celle de la conscience intime de la nation, interprétée par une tradition qui était censée ne se tromper jamais. Le secret du développement extraordinaire du peuple d’Israël a été dans cette institution unique. Le prophétisme a de réelles analogies avec le journalisme moderne, qui, lui aussi, est un pouvoir individuel (et en somme bienfaisant), à côté du gouvernement, du patriciat, des clergés. Le prophétisme israélite fut un journalisme s’exprimant au nom de Dieu. Tour à tour il sauva et perdit les dynasties. Les prophètes sont à la fois le modèle des patriotes et lies pires ennemis de leur patrie. Ils empêchent d’avoir un ordre civil, des alliances à l’extérieur, une armée. Ils dirigent contre le gouvernement une opposition à laquelle aucun État n’aurait su résister. Et pourtant, en définitive, le prophétisme a créé l’importance historique d’Israël. Il fut délétère dans la vie politique da petit peuple qui lui confia ses destinées ; mais il a fondé la religion de l’humanité. Qui voudrait être sévère pour lui ? Une supériorité, par exemple, qu’avaient ces nabis de l’école iahvéiste, c’est qu’ils n’employaient, dans leurs prédictions, aucun moyen matériel, tel que l'urim et tummim. L’inspiration de Iahvé remplace tout. Les prophètes classiques, si l’on peut s’exprimer ainsi, ont horreur de la sorcellerie, c’est-à-dire de la prévision par de prétendus procédés surnaturels. Magie, images taillées, statues, astartés, idoles[24], sont pour eux quelque chose de similaire. La superstition est le mal qu’ils poursuivent de toutes leurs forces. Contrairement à l’opinion de tant d’autres sages, ils ne pactisent jamais avec elle. En ce sens, les prophètes hébreux sont de vrais protestants, des réformateurs, des puritains. Ce n’est pas sans raison que leurs écrits furent la nourriture habituelle des grands agitateurs du XVIe siècle. Calvin, Knox, Cromwell sont bien les frères des prophètes israélites du VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Ils en ont l’austérité, l’esprit absolu, la dangereuse simplicité. L’impuissance à séparer la politique de la religion est de part et d’autre la même. La théocratie a ses grandeurs ; mais il lui faut beaucoup de temps pour arriver à la liberté. |
[1] Osée, III, 4.
[2] Dans le livre qui porte le nom d’Isaïe, il faut d’abord retrancher les chapitres XL-LXVI, qui sont sûrement d’un autre auteur. Dans les trente-neuf premiers chapitres, d’importantes distinctions sont nécessaires. Outre les chapitres XV et XVI, qu’Isaïe lui-même déclare d’un prophète plus ancien, les chapitres XIII, XIV, XXI, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXXIV, XXXV, ne paraissent pas de l’ancien prophète.
[3] Rien de commun entre ce dernier nom et celui du prophète Amos. L’orthographe hébraïque n'est pas la même.
[4] L’indication chronologique qui se trouve dans les titres des livres d’Osée, d’Isaïe, de Michée, et qui ferait attribuer à ces prophètes une carrière trop longue, vient d’une ancienne collection qui contint les prophéties des règnes d’Osias, Jotham, Achaz et Ézéchias. Supposons une Collection des grands écrivains français du temps de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, où se trouveraient naturellement Bossuet, Voltaire. En conclura-t-on que Bossuet a écrit sous Louis XV et sous Louis XVI, que Voltaire a écrit sous Louis XIV ?
[5] Jérémie, XXVI, 18.
[6] Selon II Chron., XXVI, 22 ; XXXII, 32, Isaïe aurait été l’historiographe des règnes d’Osias et d’Ézéchias. Il y a là un de ces malentendus bibliographiques si communs dans le livre des Chroniques.
[7] Chap. XV et XVI.
[8] Isaïe, II, 1-4.
[9] Michée, IV, 1-4. Isaïe et Michée paraissent avoir emprunté ce passage à un autre auteur. Voir Joël, IV, 10 et suiv.
[10] Journée de Madian, IX, 3.
[11] Isaïe, 1, 9 ; III, 9 ; XI, 11, 15-16.
[12] Michée, VI, 4 et suiv. Abraham pris au sens ethnographique, Michée, VII, 20.
[13] Isaïe, V, 24.
[14] La légende de sa descendance royale ne repose que sur des fables rabbiniques.
[15] Isaïe, XXVIII, 7.
[16] Isaïe, VII, 3 ; VIII, 3, 4, 18.
[17] Isaïe, VIII, 3.
[18] Isaïe, XXI, 11-12.
[19] Isaïe, XXI, 13-17.
[20] Michée, VII, 4.
[21] Le même mot (oth) signifie en hébreu signe et miracle.
[22] Isaïe, XXII.
[23] Isaïe, XX, 2.
[24] Michée, III, 6 et suiv. ; Isaïe, VIII, 19.