HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XIX. — LE PROPHÈTE OSÉE.

 

 

Le porte-voix de Iahvé, à cette heure pleine d’appréhensions et de trouble, fut Hoséa, fils de Beëri, qu’on dirait, pour la langue, les idées, les images, un frère du berger Amos. La grande sonorité déclamatoire n’est pas encore créée. Osée a peu de rythme ; c’est l’âpre discussion d’un homme du peuple, ne reculant pas devant les trivialités, les images incongrues. L’accent de la passion, qui ne vise qu’à frapper, ne s’est jamais exprimé en traits plus brefs, plus saccadés, plus pénétrants. Quand le calembour l’aide, il ne se le refuse pas ; car le calembour, qui impatiente l’homme cultivé, fait beaucoup d’effet sur le peuple. L’argot même ne lui répugne pas[1]. On ne peut le comparer qu’à un prédicateur de la Ligue ou à quelque pamphlétaire puritain du temps de Cromwell.

L’Assyrie est, avec l’Égypte, la préoccupation dominante d’Osée[2]. La pression assyrienne est déjà si forte, que le Voyant ose prédire la captivité des deux royaumes et même annoncer que le peuple s’enfuira en Égypte, ainsi que cela arriva en effet, cent soixante-quinze ans plus tard, après la prise de Jérusalem[3]. La division des deux royaumes paraît à Osée le mal suprême, un mal non encore irrémédiable et qu’un nouveau David saurait faire cesser.

Osée était, à ce qu’il semble, éphraïmite[4] ; en fait, il était supérieur aux préjugés des deux partis[5]. Une sorte de goût pour la légitimité l’entraîne vers Juda ; il n’admet que le roi davidique ; mais son patriotisme est israélite au sens le plus large[6]. Ce qui perd le royaume du Nord, c’est l’anarchie[7]. La dynastie de Jéhu a disparu, et aucun des usurpateurs éphémères qui se disputent ses dépouilles n’est de taille à la remplacer[8]. Samarie essaye des alliances étrangères ; elle passe de l’Assyrie à l’Égypte, de l’Égypte à l’Assyrie, offrant des cadeaux à l’une et à l’autre[9]. Cette façon de coqueter tour à tour avec les nations finira mal, comme toutes les intrigues amoureuses et les liaisons défendues[10].

Israël a une mission ; c’est une nation à part, qui est chargée d’un ministère sacerdotal[11]. Agir à la façon des hommes[12], c’est-à-dire comme tout le monde, est pour Israël une sorte de forfaiture. La division d’Israël et de ce qui n’est pas Israël (les goïm) est clairement établie[13]. Quand Israël est infidèle à Iahvé, c’est un adultère[14]. Cette image, répétée par tous les prophètes qui suivront, paraît pour la première fois dans Osée.

L’austère censeur, décidé à peindre tout en noir, ne voit autour de lui que corruption religieuse[15]. Les prêtres ont déserté le culte de Iahvé ; ils ne cherchent qu’à s’enrichir du prix des offrandes ; ils vivent des péchés du peuple ; ils le poussent, pour en profiter, à des sacrifices impurs[16], dont il est ensuite puni[17]. La maison du roi est aussi coupable que les prêtres[18]. Le roi et les chefs raillent la piété[19]. Les prêtres ont commis des meurtres à Sichem, à Galaad[20]. Il y a des prophètes même qui prévariquent[21]. L’idolâtrie, la superstition sont partout[22]. Le Galgal, pour Osée comme pour Amos, est un lieu de culte odieux[23]. Le peuple demande des oracles à des morceaux de bois[24]. Les hauts-lieux, où l’on offre des sacrifices et de l’encens, sont de mauvais lieux[25]. L’ombrage y est agréable ; les femmes s’y prostituent en l’honneur d’Astarté ; les prêtres y forniquent avec des filles, y sacrificotent avec des courtisanes sacrées.

Israël, en un mot, multiplie les autels pour pécher ; ses autels sont pour lui des occasions de pécher[26] ; ses fêtes, ses sabbats, ses néoménies seront balayés. Béthel, appelé par ironie Bethawen[27] ou Awen (iniquité), Galgal et Galaad, surtout, sont maudits. L’épine et le chardon croîtront sur leurs autels[28]. On y jure par la vie de Iahvé ; niais les rites sont impurs, illicites ; Astarté, avec ses prêtresses et ses prêtres ignobles, se glisse à côté du Dieu pur. Que Juda, du moins, se garde de ces infamies. Sans cela, l’esclavage l’attend comme Israël[29].

Même offerts à Iahvé, les sacrifices sont, un rite inutile et inférieur. Les paroles, gages sincères de repentir, valent mieux que toutes les victimes[30]. Quel plaisir peut prendre l’Eternel à des tueries de bêtes qu’on mange ensuite, à de vaines libations, à ces pains de proposition, que les gens feraient beaucoup mieux d’utiliser pour leur usage[31] ? Le mot fondamental du judaïsme progressif et du christianisme : J’aime la bonté, non le sacrifice ; je préfère la vraie connaissance de Dieu aux holocaustes est d’Osée[32], et sûrement on l’avait dit avant lui. Nous avons trouvé la même pensée, sinon les mêmes expressions dans Amos.

Osée est un iahvéiste absolument pur[33]. Il a horreur des représentations figurées, des dieux faits de main d’homme[34]. Son Iahvé a pour épithète essentielle qados saint. Une fois, il semble être appelé Qedosim, au pluriel, d’après l’analogie d’Élohim[35]. Comme Amos, Osée affectionne l’expression élohé has-sebaoth, Dieu des sebaoth. On peut dire que l’idée de la Divinité, chez Osée, est supérieure à ce qu’elle est chez le rédacteur jéhoviste de l’Hexateuque. Iahvé, chez lui, n’a plus de ces colères irréfléchies à la suite desquelles autrefois il détruisait l’humanité par le déluge, Sodome par le feu, sauf à s’en repentir ensuite. Le Iahvé d’Osée ne se met en colère que pour des motifs raisonnables ; par essence, il est fidèle, patient, prompt au pardon[36]. Il n’a pas les caprices de génie que se permet le Dieu des anciens récits. La mythologie est morte ; la théologie d’Israël devient d’une parfaite correction. Iahvé aime la conversion du cœur ; il la provoque[37]. Le prophète est le fouet de Iahvé ; la parole du prophète tue[38] ; mais Iahvé blesse et panse la blessure ; il frappe pour guérir.

Ou le voit, le prophétisme postérieur n’a rien ajouté à Osée. Il n’a guère fait que répéter en un style plus correct ce que le prophète éphraïmite avait dit avec une sorte de grossièreté. Osée est, à près de cent ans d’intervalle, le disciple du rédacteur jéhoviste. Sa préoccupation de l’histoire sainte[39] est très grande ; il connaît au moins une Thora[40]. Son histoire sainte, c’est le récit jéhoviste ; sa Thora, c’est le livre de l’Alliance. Le génie d’Israël produisait, dans un profond silence, ces œuvres, qui devaient faire l’étonnement de l’avenir. Le iahvéisme était, dès la première moitié du VIIIe siècle, une religion complète, la plus parfaite qu’on eût encore vue, et qui n’a guère été dépassée. La morale est entrée en plein dans la religion ; pour être l’homme de Iahvé, il s’agit avant tout d’être un homme de bien.

Qui est sage pour comprendre ces choses,

Intelligent pour les savoir ?

Droites sont les voies de Iahvé ;

Les justes y marchent,

Les pécheurs y trébuchent[41].

 

 

 



[1] Le roi Iareb, Osée, V, 12 ; X, 6. Notez surtout ch. I.

[2] Chapitres V, VII, VIII, IX, X, XI surtout, XII, XIV.

[3] Osée, IX, 6 ; X, 6. Comparez XI, 5. Se rappeler que la compilation fut faite post eventum et qu’on ne garda que ce qui s’était à peu près vérifié.

[4] Osée, VII, 5.

[5] Osée, III, 5.

[6] Osée, V, 8-11.

[7] Osée, III, 4-5.

[8] Osée, X, 3-4 ; XIII, 10-11.

[9] Osée, VII, 8 et suiv. ; VIII, 10 ; XII, 2 et suiv. ; XIV, 4.

[10] Osée, VIII, 10.

[11] Osée, IV, 6.

[12] Osée, III, 7.

[13] Osée, VII, 8 ; VIII, 10 ; IX, 1.

[14] Osée, ch. I.

[15] Osée, IV, 1 et suiv.

[16] Osée, IV, 8-9.

[17] Osée, IV, 16 et suiv.

[18] Osée, V, 1.

[19] Osée, VIII, 10 ; IX, 15.

[20] Osée, VI, VII.

[21] Osée, IV, 5.

[22] Osée, XI, 2. Baalim, fesilim.

[23] Amos, 4 ; Osée, IV, 15 ; IX, 15.

[24] Osée, IV, 12.

[25] Osée, IV.

[26] Osée, VIII, 11 ; X, 1, 2.

[27] Maison d’iniquité ou de néant. Ce calembour est déjà dans Amos, V, 5.

[28] Osée, IV, 15, 19 ; IX, 15 ; X, 5, 8 ; XII, 12. Cf. Amos, IV, 21.

[29] Osée, X, 11.

[30] Osée, V, 6 ; XIV, 3.

[31] Osée, VIII, 13 ; IX, 4.

[32] Osée, VI, 6.

[33] Chap. III, 4, zébah, masséba, éphod et teraphim sont mis sur le même pied, comme parties du culte légitime. Mais il faut se défier du style poétique.

[34] Osée, VIII, 4-6.

[35] Osée, XII, 1. Comparez Proverbes, IX, 10 ; XXX, 3.

[36] Osée, XI, 9 ; XII, 7. Comparez Michée, VII, 18-20.

[37] Osée, V, 15, VI, 1 et suiv.

[38] Osée, VI, 5.

[39] Notez surtout XII, 4, 5 (cf. Genèse, XXV, 26 ; XXXII, 25 et suiv.) ; IX, 10 (cf. Nombres, XXV).

[40] Osée, VIII, 12.

[41] Dernier verset d’Osée.