L’état de prospérité matérielle d’Israël sous Jéroboam II eut pour conséquence de créer de grandes inégalités de condition. Or l’idée la plus enracinée, dans ces temps anciens, était qu’il y a des pauvres parce qu’il y a des riches. Les lois utopiques de l’année jubilaire n’existaient, que sur les feuillets du jéhoviste (à vrai dire, de telles lois n’ont jamais été réellement en exercice). Le principe fondamental des sociétés patriarcales, l’égalité des chefs de famille, était outrageusement violé. Cette dérogation aux anciennes mœurs produisit son effet ordinaire en Israël, c’est-à-dire une recrudescence de l’esprit, prophétique le plus ardent. Chez Iona fils d’Amittaï, le patriotisme fit taire, à ce qu’il paraît, les révoltes sociales. La joie de voir Moab humilié lui suffit. Il n’en fut, pas de même chez d’autres exaltés. Le contraste de la situation des riches et des pauvres, la persuasion que la richesse est toujours le fruit de l’injustice, que l’usure et le prêt sur gages sont des actes d’inhumanité[1], l’horreur du luxe, surtout, et des commodités de la vie, excitèrent les plus violentes déclamations. Un certain Amos, berger ou plutôt propriétaire de bestiaux en Thékoa, canton situé sur les frontières du désert de Judée, fut l’interprète des protestations de la démocratie théocratique contre les nécessités d’un monde qui échappait chaque jour aux rêves enfantins. On peut dire que le premier article de journaliste intransigeant a été écrit 800 ans avant Jésus-Christ, et que c’est Amos qui l’a écrit. Nous possédons de ce patron des publicistes radicaux une dizaine de surates, qui doivent compter entre les pages les plus étranges que nous ait léguées la haute antiquité. C’est ici, bien sûrement, la première voix de tribun que le monde ait entendue. La masse des écrits assyriens, égyptiens, chinois est mensongère et adulatrice. Voici enfin un mécontent, qui ose élever hardiment la voix et faire appel de la béatitude officielle à un juge ami du faible. L’homme prudent, dit-il, se tait en ce temps-ci ; car c’est un temps mauvais[2]. Lui, il parle parce qu’une force supérieure s’impose à lui. Iahvé ne fait rien sans le révéler aux prophètes, ses serviteurs ; quand le lion rugit, qui n’aurait peur ? Quand le Seigneur Iahvé parle, qui ne prophétiserait ?[3] Le style d’Amos est étrange, étudié, analogue par moments à celui de Job[4], moins arrondi pourtant et moins achevé. Le monde qu’il a en vue est d’un horizon assez restreint ; il ne va pas au delà de Damas et de Tyr[5]. Nul soupçon de la puissance assyrienne[6]. La petite zone qu’embrasse son regard est livrée à une vaste piraterie ; c’est la bataille de tons contre tous, une sorte de traite des blancs organisée[7]. Des tribus guerrières font des invasions chez les tribus agricoles pour enlever des hommes et des femmes, puis les vendre aux Ievanim (Ioniens), c’est-à-dire aux Grecs. C’était le temps où la civilisation naissait sur les bords de la Méditerranée ; il fallait de la force ; l’esclavage prenait d’énormes développements. Rappelons que, dans les poèmes homériques, les Phéniciens sont les pourvoyeurs d’esclaves du monde entier[8] Israël était une des races où cette horrible industrie trouvait son aliment. Le berger de Thékoa jette sur ces scènes d’horreur un regard attristé. Iahvé
rugit de Sion : De
Jérusalem, il fait entendre su voix ; Les
pacages des bergers pleurent, La tête du Carmel est desséchée[9]. Damas a déchiré Galaad avec des herses de fer. Iahvé détruira par la foudre la maison de Hazaël ; le feu dévorera les palais de Benhadad ; les verrous de Damas seront brisés ; la Bekaa de On[10], le paradis de Beth-Éden[11] deviendront déserts ; le peuple d’Aram émigrera vers Qir. Gaza sera punie, parce qu’elle a vendu de nombreux esclaves israélites aux Édomites. Les autres villes des Philistins, Asdod, Ascalon, Ékron auront le même sort. — Le feu dévorera les palais de Tyr, parce que, nonobstant l’alliance fraternelle qu’elle eut avec Israël, cette ville a vendu des troupes de captifs israélites à Édom. — Édom a été sans pitié pour Israël son frère. Le feu dévorera les palais de Théman et de Bosra. — Ammon a éventré les femmes enceintes de Galaad. Malheur à Rabbat-Ammon ! — Moab a calciné les ossements du roi d’Édom. Le feu dévorera les palais de Qerioth. — Juda a méprisé la Loi de Iahvé[12] et n’a pas observé ses préceptes, se laissant aller comme ses ancêtres au culte des faux dieux. Le feu dévorera les palais de Jérusalem. Les griefs du Thaoïte inspiré contre le royaume d’Israël sont plus spécialement articulés[13]. Ils
vendent le juste pour de l’argent, L’ébion[14] pour une paire de sandales[15] ; Ils
réclament aux pauvres la poussière qui couvre leur tête ; Ils font dévier la route des anavimi[16]. Le fils
et le père courent après la prostituée, Pour profaner mon saint nom[17]. Ils
dorment à côté des autels sur des vêlements pris en gage ; Ils
boivent le vin saisi, dans le temple de leur Dieu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J’ai
suscité des prophètes d’entre vos fils, Des
nazirs d’entre vos enfants... Et vous
avez fait boire du vin aux nazirs, Et aux prophètes vous avez dit : Ne prophétisez pas. La théologie d’Amos diffère peu de celle du livre de Job. Le vieil élohisme a triom plié. Iahvé est, Dieu, presque sans nuance individuelle, comme Allah des musulmans. C’est lui qui a formé les montagnes et créé le Souffle ; c’est lui qui révèle à l’homme sa propre pensée, qui change l’aurore en ténèbres, qui marche sur les hauteurs de la terre. Iahvé, Dieu des Sebaoth, est son nom[18]. Comme le Iahvé de l’histoire jéhoviste, le Iahvé d’Amos est anthropopathique au plus haut degré ; il se repent d’avoir frappé trop fort ; il revient sur les sévères préparatifs de châtiment qu’il a faits[19]. Les fléaux de la nature sont tous des actes directs de sa volonté[20]. Iahvé fait pleuvoir sur une ville, et non sur une autre[21]. Le charbon, la rouille, les sauterelles, les pestes, les guerres, sont des punitions par lesquelles Iahvé invite le pécheur à revenir à lui. La vraie religion, c’est de haïr le mal et d’aimer le bien. En faisant le bien, on conserve sa vie[22] ; en faisant le mal, on se tue. L’impie est un véritable insensé, un aveugle, un orgueilleux. Ce qui indigne surtout Amos, dans le bien-être du règne de Jéroboam II, c’est que cette fausse prospérité amène les hommes politiques à dire : C’est par notre force que nous avons conquis la puissance. Aux yeux de Iahvé, c’est là le crime par excellence, celui qui entraîne infailliblement la ruine. La pensée dominante de tous les prophètes, la supériorité de la justice sur les pratiques du culte, est déjà clairement expliquée dans Amos. Je hais, j’ai en dégoût vos fêtes[23], Je ne
peux souffrir vos panégyres. Quand vous
m’immolez des holocaustes, Je ne
prends pas plaisir à vos offrandes, Je n’ai
pas d’yeux pour vos bœufs gras. Épargnez-moi
le bruit de vos cantiques, Que je
n’entende plus le son de vos néhels ; Nais
que le bon droit jaillisse comme une source, La justice comme un fleuve qui ne tarit pas. L’exactitude rituelle ne sert de rien pour obtenir les faveurs de Iahvé. Allez à Béthel, ce sera un péché de plus[24] ; Au
Galgal, un péché de plus encore ; Offrez
chaque matin un sacrifice, Tous les
trois jours venez payer vos dîmes, Rendez grâce avec des azymes irréprochables[25] ; Faites
sonner bien haut vos dons volontaires, Puisque vous aimez tout cela, fils d’Israël !... Quoique né dans la tribu de Juda, Amos est surtout préoccupé du royaume du Nord, de ce qu’il appelle la maison de Joseph[26]. Il y a sans doute beaucoup d’exagération dans le tableau qu’il trace des crimes qui se commettaient dans le palais de Samarie. Homme d’opposition à outrance, Amos voit tout en noir. L’amende, l’impôt, le payement de l’intérêt pour les dettes, les compensations pécuniaires, dont les juges profitaient, lui paraissent des maltôtes inventées par les classes dirigeantes pour vexer les faibles. Les femmes, ces vaches de Basan, sont l’origine de tous les abus[27] ; elles oppriment les pauvres, disant sans cesse à leurs maris : Apportez, que nous fassions bonne chère. Il n’y a pas de justice pour le pauvre[28]. Le luxe est un préciput levé sur ses sueurs. C’est parce que vous maltraitez le pauvre et que vous lui prenez un tribut sur sa charge de blé, que vous vous bâtissez des maisons de pierres de taille. Vous n’y demeurerez point. Vous vous êtes planté de belles vignes ; vous n’en boirez pas le vin[29]. Les latifundia, qui font fuir le pauvre[30], sont le fléau du pays. Les idées d’Amos sur les mauvais riches, les marchands voleurs, les gens d’affaires, les accapareurs, sont celles d’un homme du peuple, étranger à toute idée d’économie politique. Écoutez-moi,
mangeurs de pauvres, Grugeurs
des faibles du pays : Quand [dites-vous] sera passée la nouvelle lune[31], Pour
que nous reprenions les affaires sur le blé ? Quand
sera fini le sabbat, Pour
que nous ouvrions nos magasins, Où nous ferons l’épha[32] aussi petit Et le
sicle aussi grand que possible ? Grâce à
nos fausses balances, Nous
achèterons les pauvres pour de l’argent, Les
malheureux pour une paire de sandales, Et, de cette manière, nous arriverons à vendre jusqu’à la criblure de notre blé[33]. Cela veut dire que le pauvre, ne pouvant plus payer des prix si élevés, sera forcé de s’endetter, de devenir l’esclave du riche, qui alors vendra sa mauvaise marchandise aussi cher que la bonne. Le prophète en veut aux gens aisés, qui vivent sans souci, pendant que leurs frères souffrent[34]. Couchés
sur des lits d’ivoire, Étendus
sur leurs divans, Nourris
d’agneaux pris dans le troupeau [des indigents], De
veaux arrachés à l’étable [du
pauvre], Chantonnant
au son du nébel, Comme
David, s’inventant des instruments de musique, Ils boivent le vin aux lèvres des amphores[35], S’oignent
d’huiles de choix, Et ne
souffrent rien des maux de Joseph ! C’est
pourquoi ils iront en tète des captifs ; Alors le cri de leurs orgies cessera. Une telle lutte, au nom de l’idée patriarcale contre les progrès de la civilisation, était la conséquence d’un état religieux beaucoup plus avancé que celui des autres peuples ; de même que, de nos jours, nous voyons les questions socialistes posées d’une manière bien plus âpre dans les pays où les anciennes croyances religieuses sont ébranlées. Les peuples que l’on paye avec des billets sur l’autre vie souffrent plus patiemment que les désabusés les iniquités inhérentes à la société humaine. La politique d’Amos est bien la politique d’un peuple qui ne croit ni aux récompenses ni aux châtiments, de l’avenir, qui veut, par conséquent, le règne de la justice absolue ici-bas. La haine de l’injustice est singulièrement diminuée par l’assurance des compensations d’outre-tombe. Volontiers, d’ailleurs, on se figure l’état économique antérieur à l’apparition des grandes fortunes comme moins inique que le présent ; on admet complaisamment que le faible y était plus garanti. C’est ainsi que, de nos jours, beaucoup de socialistes regrettent les maîtrises du moyen âge. S’ils étaient satisfaits et pouvaient jouir un jour du régime qu’ils imaginent comme parfait, leur illusion serait dissipée. Amos se montre sévère dans ses jugements sur le culte des tribus du Nord. Béthel, le Galgal, Dan, Beër-Séba sont, pour lui, les centres d’un culte impuissant et idolâtrique[36]. La vision capitale à cet égard est celle[37] où le prophète voit Iahvé debout sur l’autel de Béthel. C’est un autel de Iahvé ; mais Iahvé ne l’aime pas. Il donne ordre au prophète de frapper le chapiteau, de façon que le linteau s’ébranle, et de casser la tête aux Israélites avec les morceaux du temple. Israël est le royaume pécheur[38] ; Israël périra[39] ; mais Juda sera sauvé[40]. Iahvé réparera les brèches de la maison de David[41]. Le royaume davidique, ainsi restauré, reconquerra les peuples sur lesquels le nom de Iahvé a été autrefois prononcé, ces anciennes frontières dont Hamath et Asiongaber étaient l’horizon extrême, au Nord et au Sud. Cette ardente révolte contre l’ordre établi, cette, fausse situation d’un Judaïte prêchant l’anathème et la destruction en plein royaume d’Israël, était difficilement tenable. Amos avait surtout trois menaces par lesquelles il effrayait les populations : les, sauterelles, le feu, le fil à plomb. Il disait avoir vu Iahvé au moment où il forme les sauterelles après la fenaison royale[42]. Les sauterelles allaient tout dévorer ; par sa prière, le prophète les arrêtait. — Le feu de même commençait par absorber la Méditerranée, puis il allait manger la terre. La prière l’arrêtait encore. — Quant au niveau ou fil à plomb, rien ne l’arrêtait. Il se promenait en maître sur les hauts-lieux d’Isaac et les sanctuaires d’Israël. C’était le signe d’une absolue dévastation. La maison de Jéroboam Il, en particulier, serait toute livrée au glaive. A Béthel, où Amos exerçait son ministère de terreur, cela faisait une vive émotion. Amasias, prêtre de Béthel, dénonça Amos au roi d’Israël, et fit remarquer que le pays ne pouvait supporter un homme qui annonçait tous les jours l’extermination de la maison royale et la déportation du peuple. En même temps, il disait assez sensément à Amos : Voyant, retourne en la terre de Juda ; là, mange ton pain et prophétise à ton aise. Mais, à Béthel, tu ne saurais continuer à prophétiser ; car c’est un sanctuaire royal[43], un établissement national[44]. Amos lui répondit : Prophète
ne suis, Fils de
prophète ne suis, Berger
je suis, Simple pinceur de sycomores[45]. Et
Iahvé m’a pris de derrière mon troupeau Et m’a dit : Va, prophétise à mon peuple d’Israël. Amos ne céda point ; il continua de se répandre en prophéties terribles contre l’État et contre le prêtre de Béthel. Ce qu’on peut appeler le système prophétique est déjà complet chez Amos. Le jour de Iahvé, c’est-à-dire l’apparition de Iahvé en juge suprême, en redresseur de torts, est déjà l’idée fixe d’Israël. Du livre d’Amos à la vision de Patmos, pas un trait essentiel ne sera ajouté au tableau. Le Dies iræ dies illa est esquissé d’avance. Le sentiment de la justice était si ardent chez l’Israélite pieux, que toute violation du droit lui semblait entraîner comme conséquence nécessaire la fin du monde. Dès qu’il voyait un abus, il en concluait que le monde allait finir. Il n’avait pas d’autre manière de sauver l’honneur de Iahvé. Le penseur hébreu est d’avis, comme le nihiliste moderne, que, si le monde ne peut être juste, il vaut mieux qu’il ne soit pas ; que le monde ne peut vivre avec ce qui en est la subversion. Tout nuage à l’horizon paraissait ainsi au prophète l’indice prochain de la catastrophe qu’il attendait. La révolution conçue par ce peuple fut assurément la plus radicale qui ait jamais été rêvée, puisque Dieu lui-même vient y présider. On se figurait déjà ce jour de Iahvé sous les couleurs les plus terribles. Ce sera un jour de ténèbres, non de lumière. Il y aura des signes au ciel ; le soleil se couchera en plein midi[46]. Malheur à qui désire voir ce jour-là ! Ce sera comme quand un homme fuit devant un lion, se trouve face à face avec un ours, entre dans sa maison, s’appuie contre le mur et qu’un serpent le mord[47]. Un âge d’or succédera à ce grand jour des justices divines[48]. La terre sera si fertile que la moisson et les semailles se toucheront. Les montagnes ruisselleront de vin. Iahvé ramènera alors les captifs de son peuple. Ils rebâtiront leurs villes détruites ; ils replanteront leurs vignobles et en boiront le vin. Israël, désormais, ne sera plus arraché du sol que Iahvé lui a donné[49]. Un tremblement de terre[50] qui survint deux ans après les menaces d’Amos sembla donner raison à ces prédictions sombres. Les événements, plus tard, les vérifièrent mieux encore. Peut-être Amos avait-il quelque prévision de la prochaine entrée en scène des Assyriens[51]. Souvent les prophètes usaient de renseignements qu’ils avaient et de leur sagacité personnelle pour deviner l’avenir et s’en faire un mérite. Nous possédons, sous le nom de Joël, fils de Pethuël, une tirade prophétique sans date, d’un style qui a les plus grandes analogies avec celui d’Amos, et dont les idées sont absolument les mêmes que celles du berger de Thékoa[52]. Nous inclinons à croire que Joël et Pethuël sont des noms symboliques[53], et nous regardons le livret qui porte le nom de Joël comme une suite de celui d’Amos. Une invasion de sauterelles, suivie de sécheresse, fut l’occasion de ce morceau singulier[54]. Les envahisseurs sont peints en un style qui rappelle la description de Béhémoth et Léviathan dans Job, et que, plus tard, l’Apocalypse chrétienne a imité[55]. L’auteur voit dans le fléau l’annonce du jour de Iahvé. Ce qui n’est qu’indiqué dans Amos[56] est longuement développé ici. Iahvé exerce ses jugements par les accidents extérieurs ; tout accident de ce genre, dans la pensée du prophète, est l’apparition d’un juge vengeur ; toute catastrophe naturelle a une cause morale et vient de Dieu irrité. Le fléau n’est pas un élément que l’on conjure ; c’est l’acte d’un être suprême ; or un être suprême, bien différent d’un Neptune, d’un Apollon, d’un Indra, ne peut obéir qu’à un mobile moral. Les fléaux sont ainsi les avant-coureurs de la justice divine. Le bruit de la nuée de sauterelles, c’est la voix de Iahvé, c’est Iahvé lui-même entrant en scène. Les sauterelles sont les cavaliers fantastiques d’une armée d’invasion poussée par le châtieur universel[57]. Iahvé
fait éclater sa voix en tête de son armée ; Innombrable
est sa horde. Forts
sont ceux qui exécutent ses ordres ; Car
grand et redoutable est le jour de Iahvé ; Qui
pourra le supporter ? Et
maintenant encore, dit Iahvé, Revenez
à moi de tout votre cœur, Avec
des jeûnes, des larmes et des cris funèbres. Déchirez
vos cœurs, et non pas vos habits, Revenez
à Iahvé votre Dieu ; Car il
est clément et bon, Patient
et riche en miséricorde. Qui
sait ? Peut-être s’adoucira-t-il, Se
repentira-t-il du mal [qu’il
vous a fait], Ne
laissera-t-il après lui que bénédiction. Faites
donc des offrandes et des libations à Iahvé votre Dieu. Sonnez
de la trompette en Sion, Ordonnez
le jeûne, Convoquez
la réunion sainte, Réunissez
le peuple, Sanctifiez
l’assemblée, Appelez
les vieillards, Réunissez
les enfants, les suceurs de mamelles ; Que
l’époux sorte de sa chambre Et l’épouse
de son alcôve. Entre
le portique et l’autel, Que les
prêtres qui servent Iahvé pleurent, Et
qu’ils disent : Épargne, ô Iahvé, ton peuple, Ne
livre pas ceux de ton héritage à l’opprobre, De
peur qu’on ne rie d’eux chez les nations, Qu’on
ne dise parmi les peuples : Où
est leur Dieu ? Iahvé, touché par les jeûnes elles prières, se réconcilie avec son peuple, répare les dégâts causés par le passage de sa grande armée[58]. Mais, ce qui caractérise au plus haut degré l’ordre d’idées où vivaient les prophètes, c’est que l’accident passager des sauterelles conduit notre Voyant à l’idée d’un jour de Iahvé général pour toute l’humanité. Les lignes générales de l’Apocalypse sont tracées. Après les fléaux précurseurs et les brûlantes ardeurs du jugement de Dieu, vient un siècle de bonheur, où Dieu règne en maître sur une terre renouvelée[59]. Et il y aura un temps où je répandrai mon Esprit sur toute chair ; si bien que vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards songeront des songes, et vos jeunes gens verront des visions. Même sur les esclaves, sur les servantes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit. Et je ferai des prodiges au ciel et sur la terre : sang, feu, colonnes de fumée. Le soleil se changera en ténèbres, la lune en sang, à l’approche du grand et terrible jour de Iahvé[60]. Dieu assemble alors toutes les nations dans la plaine nommée symboliquement Iehosafat (Iahvé juge)[61]. Lui-même combat ou plutôt rugit de la colline de Sion. Le soleil et les étoiles combattent avec lui ; sa victoire est facile. Il punit ceux qui ont maltraité Juda et Jérusalem, surtout les Philistins, les gens de Tyr et de Sidon, qui ont vendu des troupes de Judaïtes aux Ievanim ou Ioniens[62], et les Ioniens qui les ont achetés[63]. Sion, séjour élu de Iahvé, désormais inviolable, sera une source de vie, de fécondité et de bonheur pour tout ce qui l’approche. L’Égypte, au contraire, et l’Idumée deviendront des déserts. Ces idées vont remplir l’imagination d’Israël jusqu’au premier siècle de l’ère chrétienne ; elles seront la source du plus extraordinaire des mouvements religieux. Si l’on s’étonne de les trouver complètement exprimées à une époque reculée, nous répondrons que ces idées étaient un fruit si naturel des principes les plus enracinés d’Israël sur la justice de Dieu et la mortalité essentielle de l’homme, qu’elles devaient éclore dès le moment où Israël arriverait à la réflexion. C’était l’équivalent du système de réparations tardives que d’autres races ont conçu sous la forme de l’immortalité de l’âme. On trouve ces idées, que les théologiens appellent eschatologiques, dans les parties authentiques d’Isaïe, et certainement Isaïe ne les avait pas inventées. Nous ne sommes donc pas surpris que les compilateurs du volume prophétique, au VIe ou au Ve siècle avant Jésus-Christ, fouillant dans les registres de l’ancien prophétisme, y aient trouvé des pages offrant une frappante analogie avec les brillantes déclamations des prophètes plus récents et qu’ils aient copié avidement ces morceaux pour en grossir leur recueil. L’horizon politique est, en pareil cas, le véritable criterium pour juger de l’âge des morceaux[64]. Quand il n’est pas question de l’Assyrie, que le prophète est uniquement préoccupé des petites guerres entre les peuples voisins d’Israël, dans les limites de Tyr et de Damas, on peut être sûr qu’on a devant soi un morceau de la vieille école. Ainsi nous rapportons aux temps de Jéroboam 1I ou d’Osias une page qui nous est ventre sous le nom probablement symbolique de Obadiahou (le serviteur de Iahvé)[65]. Le pays d’Édom est le point de mire de ce publiciste ardent, qu’une défaite passagère a humilié, mais qui n’en est pas moins sûr des triomphes à venir. Chaque année, des complications nouvelles s’élevaient entre Juda, Israël, Édom, Moab, Ammon ; il serait donc presque superflu de vouloir bouverie moment précis auquel se rattache un tel morceau. La haine entre ces peuples était toujours la même ; la violence des déclamations, la même aussi. Comme la diatribe en question parlait éloquemment du jour de Iahvé sur tous les peuples et des revanches futures d’Israël[66], on lui donna place parmi les extraits prophétiques. Il semble résulter d’un passage de ce petit écrit que, dans une des aventures de guerre du temps, Jérusalem’ fut surprise, que seule la citadelle ou millo échappa, grâce à la force de ses murs. Le temple même paraît avoir été profané par les orgies des vainqueurs[67]. Un tel fait n’a rien que de fort possible ; l’historiographie officielle a très bien pu le dissimuler. Un autre fragment prophétique parait se rapporter à ce temps[68]. L’auteur ne sort pas de l’ancien cercle. Il ne pense pas aux Assyriens. Les Ievanim ou Grecs, marchands d’esclaves, sont l’objet de sa principale colère[69]. Comme Osée, l’auteur déplore la séparation des deux moitiés d’Israël. Il est plein de rage contre Damas et les pays araméens[70], contre Hamath, contre Tyr et Sidon, pays sages selon le monde, d’une sagesse’ et d’une civilisation toutes profanes, contre les villes philistines aussi. Tout ce monde riche et puissant sera détruit par le feu. Mais ensuite, il pourra se convertir, abandonner ses sacrifices impurs, se fondre honorablement dans Juda, comme les Jébuséens, qui, de Chananéens qu’ils étaient, devinrent Israélites. Aux yeux du prophète commence alors à se dessiner l’idéal du roi doux et pacifique, ennemi des chevaux et des chars : Tressaille,
fille de Sion, Pousse des cris, fille de Jérusalem. Voici
que ton roi vient à loi juste et victorieux, Humble,
monté sur un âne et sur le petit de l’ânesse. Plus de
chars en Éphraïm ; Plus de
chevaux à Jérusalem ; Plus
d’arc de guerre ! Il
dictera la paix aux nations. Son empire s’étendra d’une mer à l’autre[71], Et du
fleuve aux extrémités de la terre. L’imagination d’Israël prenait sa revanche contre les déceptions de la réalité. Voilà les premiers traits de ce roi Messie, qui doit réaliser toutes les espérances de la nation ; le voilà avec les caractères que lui attribueront Isaïe, Michée. Tout est déjà dans ces anciens prophètes. Tout ce qui éclatera au grand jour du temps d’Ézéchias avait été clairement exprimé sous Jéroboam II et sous Osias. |
[1] Voyez livre de l’Alliance.
[2] Amos, V, 13.
[3] Amos, III, 7-8. On peut soupçonner le verset 7 d’être une glose interpolée.
[4] Voir, par exemple, II, 4 et suiv. ; III, 4, etc. ; V, 7-9 ; IX, 5-6.
[5] Hamath est pour lui dans un lointain obscur. Ch. VI, 2, 14.
[6] III, 9 ; V, 27, passages où l’auteur mentionnerait Assur, si Assur était dans le champ de sa vision politique ; Calné est mentionné comme capitale d’un petit Etat. Chap. VI, 2.
[7] C’est ce qu’on appelait הטלש חולנ, enlèvement en masse (Amos, I, 6, 9). Cf. Exode, XXI, 16 (livre de l’Alliance).
[8] Odyssée, XIV, 288-297 ; XV, 475-476 ; cf. Hérodote, I, I, 2.
[9] La voix de Iahvé est comme un vent qui brûle tout.
[10] Baalbek, Héliopolis.
[11] Paradisus sur l’Oronte.
[12] Il y avait donc déjà une Thora rudimentaire, probablement écrite.
[13] Amos, II, 6 et suiv.
[14] Le pauvre. C’est le plus ancien exemple de ce mot fondamental. Notez déjà le parallélisme avec dal, saddiq et anav.
[15] Désigne moins le prix de vente que le chétif objet pour lequel un Israélite libre pouvait être mis à l’encan.
[16] Humbles, avec une nuance de piété.
[17] Allusions à l’hiérodulisme, qui avait pénétré dans le culte d’Israël.
[18] Amos, IV, 13. Cf. V, 8 et suiv.
[19] Amos, VII, 3, 6.
[20] Amos, IV, 7 et suiv.
[21] Amos, IV, 6 et suiv.
[22] Amos, V, 14 et suiv.
[23] Amos, V, 21.
[24] Amos, IV, 4 et suiv.
[25] Amos, IV, verset 5 ; je donne ici à זט le sens privatif.
[26] Amos, V, 6, 15 ; VI, 6.
[27] Amos, IV, 1 et suiv.
[28] Amos, V, 12 et suiv.
[29] Amos, V, 11 et suiv.
[30] Amos, VIII, 4.
[31] On célébrait les néoménies par le repos et la fermeture des boutiques.
[32] Mesure de capacité.
[33] Amos, VIII, 4 et suiv.
[34] Amos, VI.
[35] L’amphore était le grand vase où l’échanson puisait le vin avec des lécythes, pour le verser dans la coupe des convives. Boire directement à l’amphore était un fait de honteuse ivrognerie.
[36] Amos, III, 14 ; IV, 4 et suiv. ; V, 5 et suiv. ; VIII, 14. La même idée domine dans les fragments des prophètes du Nord qui nous ont été conservés. Il faut noter que la compilation ou, pour mieux dire, l’extrait des prophètes s’est fait par des gens du Sud, qui n’ont pris dans les prophètes schismatiques que ce qui allait à leurs vues politiques, c’est-à-dire ce qui fournissait des arguments pour l’unité de la nation, la centralisation du culte à Jérusalem et les frontières idéales du côté d’Édom et du Liban.
[37] Chapitre IX.
[38] Amos, IX, 8.
[39] Complainte par avance, chapitre V, 1 et suiv.
[40] Amos, IX, 8 e6 suiv.
[41] Amos, IX, 11 et suiv.
[42] Le roi avait droit au premier fauchage, les autres fauchages étaient pour le peuple.
[43] Miqdas mélek.
[44] Beth-mamlaka.
[45] Pour que le fruit du sycomore mûrisse, il faut y pratiquer des incisions.
[46] Amos, VIII, 9 et suiv.
[47] Amos, V, 18 et suiv.
[48] Amos, IX, 13. 14, 15. Cf. Joël, IV, 18.
[49] Ces analogies entre la théorie apocalyptique des plus anciens prophètes et celle qui fut dominante après la captivité font naître des soupçons. En trouvant dans Amos, dans Joël, dans Osée, la description du jour de Iahvé, les annonces de restauration nationale et d’unification du culte, les descriptions paradisiaques de l’avenir et l’annonce de la conversion des païens, on est tenté de voir là des interpolations. Il ne faut pas s’arrêter à ces doutes. Les extraits des anciens prophètes ont été faits d’une manière tendancieuse, en vue d’établir que les prophètes antérieurs à la destruction de Samarie eurent, sur les points importants, les mêmes idées que les plus modernes. Les passages n’ont pas été fabriqués, mais ils out été choisis. Or on sait combien cette méthode de passages choisis, ne présentant qu’un côté des choses et soulignant avec exagération quelques traits au détriment des autres, fausse la pensée d’un auteur. C’est comme si un lettré voulait prouver que toutes les idées du XIXe siècle, en les a eues au XVIIe, et réunissait à ce propos des passages isolés de Vauban, de Fénelon, de La Bruyère. Si nous avions les écrits complets de la vieille école prophétique, nous les trouverions fort différents de ceux de l’école plus moderne ; nous n’avons des anciens que les phrases par lesquelles ils ressemblaient aux modernes. Dans Amos, en particulier, les coups de ciseaux se reconnaissent en beaucoup d’endroits (surtout chap. V).
[50] Amos, I, 1 ; Zacharie, XIV, 5. Il est possible que la mention qui se lit dans Zacharie provienne de Amos, I, 1, et non d’un souvenir direct.
[51] Amos, V, 27 ; VI, 14.
[52] Phrases répétées d’un livre à l’autre (comparez Amos, I, 2, et Joël, IV, 16 ; Amos, IX, 13, et Joël, IV, 18) ; mêmes analogies avec Job dans les deux ; même horizon politique. Les objections que l’on fait contre l’ancienneté de Joël porteraient également contre Amos ; or on ne doute pas d’Amos. Il n’y a aucun avantage critique à supposer le chapitre IV ajouté après la captivité. A partir du V. 4, une telle hypothèse ne s’applique plus ; on rentre dans l’horizon pré-assyrien.
[53] Joël = Io est El, Io et El c’est la même chose. Pethuël = le simple ou le crédule d’El, celui qui est comme un enfant, comme un disciple entre les mains d’El, qui ne sait rien que ce que El lui apprend. Comparez Lemuël (Proverbes, XXXI, I). Notez le goût de notre auteur pour les noms symboliques, analogues à ceux d’Osée. L’absence de date dans le titre, fait contraire aux habitudes de l’ancienne littérature prophétique, s’explique bien avec notre hypothèse.
[54] Comparez Amos, VIII, 1-3 ; Nahum, III.
[55] Joël, II, 1 et suiv. ; cf. I, 6. Comparez Apocalypse, IX, 7 et suiv.
[56] Amos, V, 18-20.
[57] Joël, II, 11-17. Par moments, le morceau de Joël apparaît comme. un morceau allégorique, composé à une époque où l’on aurait été obligé d’observer dans le langage des habitudes de mystère. Les sauterelles seraient les Assyriens. Cela expliquerait le pseudonyme du titre. Mais une foule de difficultés s’opposent à cette hypothèse. Comparez Joël, IV, 10, à Isaïe, II, 4, et à Michée, IV, 3. De ces trois passages, c’est le texte de Joël qui est le prototype.
[58] Joël, II, 25.
[59] Si on regarde l’écrit mis sous le nom de Joël comme une composition postérieure en date, il reste Amos, qui renferme les mêmes idées moins développées : V, 18-20 ; LX, 13-15.
[60] Joël, III, 1 et suiv.
[61] Inutile de dire que l’identification de cette vallée imaginaire arec le val de Cédron est bien postérieure.
[62] Allusion à des événements inconnus.
[63] Cf. Zacharie, IX, partie très ancienne. Comparez pour la traite des blancs, ci-dessus, coïncidence bien forte pour l’authenticité de Joël.
[64] Voir mon étude insérée dans le Journal des savants, nov. 1888.
[65] C’est le prophète qu’on nomme Abdias. Il est remarquable que le nom du père n’est pas donné, non plus que le lieu de naissance.
[66] Abdias, 15 et suiv.
[67] Abdias, 16 et suiv. C’est ici le principal argument de ceux qui placent la rédaction d’Abdias après la captivité. Mais ces convicia prophétiques contre les peuples voisins de la Palestine ne sauraient être de l’époque perse, époque où les populations des satrapies n’avaient plus de guerres entre elles. Abdias est pour nous un prophète pré-assyrien, comme Amos.
[68] C’est le chapitre IX du livre actuel de Zacharie.
[69] Comparez Joël, IV, 6.
[70] Zacharie, IX, 1.
[71] C’est-à-dire de la Méditerranée à la mer Rouge. Élath ou Asiongabor était l’objectif constant des rois de Juda.