HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XVI. — JÉROBOAM II ET SES PROPHÈTES.

 

 

Joas d’Israël mourut au bout de quinze ans de règne, et fut enterré à Samarie, dans la sépulture commune des rois d’Israël. Son fils Jéroboam II lui succéda et régna près d’un demi-siècle (825-775). Ce fut, à quelques égards, un restaurateur. Le royaume d’Israël, sous son règne, fut riche et puissant. Le luxe reparut, tel à peu près qu’il avait été sous Achab. Il était ordinaire d’avoir une habitation d’hiver et une habitation d’été[1]. Le palais du roi, orné d’ivoire, rappelait celui des Omrides[2]. Les voluptés énervantes du harem faisaient comparer Samarie à la Jérusalem du temps de Salomon. Les femmes passaient leur vie dans les plaisirs[3]. Les hommes nous sont représentés couchés à l’angle de divans, sur des coussins recouverts de soieries de Damas[4].

Cette mollesse, qui indignait les prophètes, ne nuisait pas évidemment à la valeur militaire. Israël, sous Jéroboam II, retrouva une partie de sa suzeraineté sur les peuples voisins[5]. Jéroboam fut soutenu dans ses efforts par un prophète patriote, Iona fils d’Amittaï, qui était de Gat-Héfer, dans la tribu de Zabulon. Ce Iona n’est autre que le Jonas dont le nom servit plus tard de prétexte à une composition si singulière[6]. Le Jonas historique paraît avoir été un très bon Israélite. Il avait fait dés prophéties par lesquelles il annonçait à Israël que ses frontières du temps de Salomon, Hamath et Damas[7], lui seraient rendues.

Moab fut un des pays que Jéroboam II réunit de nouveau à son royaume. Désespéré, Moab essaya de se donner à Juda, mais n’essuya de ce côté que des rebuts. C’est, du moins, ce que l’on croit lire dans un curieux morceau prophétique qu’on a tout lieu d’attribuer à Iona, et qui paraît avoir été le manifeste de cette expédition[8]. C’est un long hurlement de rage contre Moab, entremêlé de jeux de mots sanglants et de lugubres plaisanteries. On croyait à l’efficacité des injures rythmées de ces maudisseurs de profession ; on était très sensible à leurs railleries. C’étaient là en quelque sorte les publicistes du temps.

Oui, dans la nuit de destruction, Ar-Moab périra !

Oui, dans la nuit de destruction, Qir-Moab périra !

Beth-Hamoth et Daibon montent aux hauts-lieux pour pleurer ;

Sur Nebo et sur Médeba, Moab se lamente.

Toutes les têtes sont rasées,

Toutes les barbes sont coupées ;

Dans les rues, on ceint le saq ;

Sur les toits, sur les places,

Tout le monde crie, fond en larmes.

Hésébon, Éléalé poussent des clameurs ;

Jusqu’à Iahas, on entend leur voix...

Pauvre Moab !

Ses fuyards sont déjà à Soar, à Églat-Selisia ;

Ils remontent en pleurant la montée de Louhit ;

Sur le chemin de Horonaïm,

Ils poussent des cris de détresse.

Les eaux de Nimrim sont taries ;

Le foin est desséché ;

L’herbe a disparu,

Plus de verdure.

Les voilà qui font leurs paquets,

Qui emportent ce qu’ils ont de précieux vers le torrent des Arabim.

Une clameur fait le tour des frontières de Moab :

Hurlements jusqu’à Églaïm,

Hurlements jusqu’à Beër-Elim !

Les eaux de limon sont rouges de sang ;

Et ce n’est pas tout encore :

Un lion, s’il vous plait, pour les échappés de Moab,

Pour les survivants du pays.

Envoyez [disent-ils] l’agneau dû au souverain du pays[9]

De Séla, par le désert, à la montagne de Sion !

Comme des oiseaux éperdus,

Comme une nichée dispersée,

Telles sont les filles de Moab[10],

Aux rives de l’Arnon.

Donnez-nous un conseil ! Soyez équitables !

Accordez-nous un peu d’ombre contre ce soleil dévorant.

Cachez des expulsés !

Ne découvrez pas des fuyards !

Que les bannis de Moab demeurent chez vous !

Donnez-leur un asile contre celui qui veut les détruire.

Quand l’oppression aura cessé,

Quand la désolation aura pris fin,

Et que les envahisseurs auront quitté notre pays,

Alors un trône sera établi au nom de la clémence,

Et sur lui, en toute vérité, sera assis,

Dans la tente de David,

Un juge cherchant la droiture

Et sachant ce qui est juste.

Connu [leur fut-il dit], l’orgueil de Moab[11],

Connues sa fierté, sou arrogance, sen insolence,

Ses vaines fanfaronnades !

Laissez Moab se lamenter à son aise ;

Lamentez-vous sur lui, si bon vous semble.

Accordez un souvenir ému

A ces excellents gâteaux de raisins de Qir-Haréset,

A ces campagnes de Hésébon, frappées de mort,

Aux vignes de Sibma,

Dont les ceps enivraient les chefs des peuples,

Atteignaient jusqu’à Jaézer,

Traversaient le désert,

Et dont les pampres s’étendaient au delà de la mer[12] .....

A vous toutes les larmes de mes yeux,

Hésébon et Éléalé !

Hurrah sur vos récoltes et vos vendanges !

Plus de joie dans vos vergers !

Dans vos vignes, plus de chants, plus de cris

Adieu vendanges !

Personne ne foulera plus le vin dans les cuviers.

Aussi mes entrailles pleurent sur Moab[13],

Mon cœur gémit comme un cinnor, sur Qir-Hérès.

Fais de fréquentes visites à ton dieu, pauvre Moab ;

Fatigue-toi en contorsions pieuses, sur les hauts-lieux,

Entre à toute heure dans ton sanctuaire pour prier ;

C’est peine perdue ;

Ton dieu n’y peut rien.

Si le génie prophétique d’Israël n’avait produit que des morceaux de cette espèce, le monde assurément l’ignorerait. Cette mesquine histoire d’un petit peuple, sans grandes institutions militaires, sans suite politique, sans éclat clans l’art, mériterait à peine d’être racontée, si, à côté d’une vie profane qui n’est eu rien supérieure à celle de Moab ou d’Édom, le peuple israélite n’avait eu une série d’hommes extraordinaires, qui, en un temps où l’idée du droit existait à peine, se portèrent comme les défenseurs du faible et de l’opprimé. Sous ces règnes obscurs, dont on regrette peu de ne pouvoir établir la chronologie avec précision, tant ils se ressemblent par l’effacement des souverains et le peu d’ampleur des événements, la pensée d’Israël prenait l’essor le plus original. Nous avons vu les développements successifs de l’Histoire sainte et de la Thora se produire dans le secret d’une tradition orale lentement élaborée. Les plus puissants des prophètes, ceux du temps d’Achab, n’écrivaient pas leurs déclamations. Le modèle d’ordres du jour prophétiques fixés par l’écriture apparaît sous le règne de Jéroboam II ; non que ces éloquents morceaux fussent écrits à tête reposée par les prophètes avant d’être prononcés ; mais la forme en était si achevée, que bien vite l’écriture s’en emparait. C’étaient des équivalents exacts des surates du Coran, des manifestes destinés non à être lus, mais à être récités, que des disciples ou des auditeurs ardents retenaient dans leur mémoire, puis confiaient à des peaux séparées, à des planchettes, aux substances par lesquelles on préludait à l’usage du papyrus.

Le style de ces morceaux n’était ni celui du sir, ni celui du masal, encore moins la prose ordinaire. C’était quelque chose de sonore et de cadencé, des phrases rythmées, sans parallélisme rigoureux, mais avec des retombées périodiques, des séries d’images vives, frappant à coups redoublés. Chaque morceau, nous dirions volontiers chaque surate, pour prendre le mot du Coran, avait son unité et atteignait à peu près la longueur d’un article de nos journaux. Cela devait être déclamé sur une note de tête presque aiguë, avec des modulations et des chutes de phrase analogues à celles qui accompagnent la lecture du Coran. Le Coran est, en effet, le dernier aboutissant littéraire du genre créé par les prophètes d’Israël. Notre manière de ranger tout ce qui s’écrit en deux catégories, prose et vers, ne s’applique pas à l’Orient. Entre les vers bien caractérisés et la prose ordinaire, l’hébreu et l’arabe ont toutes sortes d’intermédiaires de prose cadencée, agrémentée, rimée. La surate prophétique est la création la plus originale du génie hébreu. Elle a fait la fortune des idées israélites ; quatorze cents ans plus tard, elle a fait la fortune le Mahomet.

Le prophète du VIIIe siècle est ainsi un journaliste en plein air, déclamant lui-même son article, le mimant et souvent le traduisant en actes significatifs[14]. Il s’agissait avant tout de frapper le peuple, d’assembler la foule. Pour cela, le prophète ne se refusait aucune des roueries que la publicité moderne croit avoir inventées. Il se plaçait dans un endroit on il passait beaucoup de monde, surtout à la porte de la ville. Là, pour se faire un groupe d’auditeurs, il employait les moyens de réclame les plus effrontés, les actes de folie simulée, les néologismes et les mots inouïs, les écriteaux ambulants, dont lui-même se faisait le porteur. Le groupe formé, il martelait ses phrases, les faisait vibrer, obtenait ses effets tantôt par un ton familier, tantôt par d’amères plaisanteries. Le type du prédicateur populaire était créé. La bouffonnerie bizarrement associée à un extérieur grossier, était mise au service de la piété. Le capucin de Naples, succédané édifiant de Pulcinella, a, lui aussi, par quelques côtés, ses origines en Israël.

 

 

 



[1] Amos, III, 15.

[2] Amos, III, 15. Comparez I Rois, XXII, 39 ; Psaume XLV, 9.

[3] Amos, IV, 1 et suiv.

[4] Amos, III, 12.

[5] Amos, VI, 14.

[6] On montrera, dans le tome III, que le livre de Jonas qui figure dans la Bible est un pamphlet contre le prophétisme, postérieur à la captivité. Voir Journal des Savants, nov. 1888. Jonas, fils d’Amittaï, étant un des plus anciens prophètes, parut un type convenable pour représenter le prophétisme tout entier.

[7] II Rois, XIV, 25-28.

[8] Isaïe, XV, XVI. Ce morceau fut conservé pour sa bizarrerie et ses malices contre Moab. Isaïe le releva plus tard et l’inséra dans son recueil.

[9] Les Moabites sont censés réfugiés en Édom, pays qui appartient au roi de Jérusalem. Ils adressent aux Édomites un discours pour leur faire croire qu’ils voudraient aussi appartenir au royaume de Juda.

[10] Les villes et bourgs fortifiés des bords de l’Arnon.

[11] Édom et Sion, que Moab vient de tenter par de fallacieuses promesses, refusent ses propositions.

[12] La mer Morte. Les vignobles de Moab l’embrassaient en quelque sorte.

[13] Ironique. Toute cette fin, remplie d’allusions, de jeux de mots, de basses plaisanteries, ne peut être rendue que par à peu près.

[14] Voir, par exemple, Isaïe, ch. XX. Parfois le prophète se contente de raconter l’acte symbolique. Osée, ch. I.