Pendant qu’Israël posait pour l’avenir les bases de sa suprématie religieuse, sa situation dans le monde s’amoindrissait de plus en plus. L’esprit prophétique et les institutions qui en naissaient, au moins virtuellement, interdisaient le développement commercial et industriel. La maison d’Omri représenta la dernière tentative pour donner à l’existence mondaine du royaume du Nord quelque éclat et quelque solidité. La politique est finie ; les prophètes en ont tué le principe ; la bravoure militaire, si éclatante dans Omri, dans Achab, dans les Joram et les Ochozias, perd de son prix. Les saillis et les héros représentent des côtés opposés du développement humain et font rarement ensemble bon ménage. Arrivé au trône à la faveur d’une défaite de sa nation par les Syriens de Damas, Jéhu ne sut pas, durant son règne de vingt-huit ans, réparer cet abaissement national. Hazaël garda sur la frontière orientale une supériorité marquée. Toute la région au delà du Jourdain fut momentanément perdue pour Israël. Les tribus de Gad et de Ruben, la demi-tribu orientale de Manassé, les pays de Galaad et de Basan, passèrent sous la domination de Damas[1]. Damas était devenue ce que les Philistins avaient été autrefois, le fléau d’Israël, l’ennemi capital qu’il s’agissait de vaincre ou d’endormir. Sur un obélisque assyrien[2], Salmanasar II est représenté recevant l’hommage et le tribut de cinq peuples, parmi lesquels figure Jahua, fils de Humri, qu’on identifie avec Jéhu[3]. Le tribut consiste en barres d’or, barres d’argent, coupes, vases de diverses sortes, plomb, etc. Nous croyons que longtemps les hébraïsants hésiteront à admettre une action importante de l’Assyrie en pays israélite dès le temps de Jéhu. Il resterait quelque trace d’un fait aussi capital dans les maigres annales de Juda et d’Israël et surtout dans les écrits des prophètes, qui sont un miroir si parfait de la conscience du peuple. A partir du moment où l’Assyrie touche la Palestine, la boussole d’Israël est absolument troublée ; on sent, en toute chose, le contact de ce puissant élément perturbateur. On a peine à croire que l’influence qui, depuis le milieu du VIIIe siècle, se fait sentir si vivement ait existé un siècle auparavant sans laisser de trace. Peut-être, en prenant au sérieux ces adulations des stèles officielles, commet-on la même faute que si l’on tenait pour acquis, sur la foi des assertions chinoises, que le monde entier est tributaire de l’empereur de la Chine, ou, sur la foi des assertions musulmanes, que tous les souverains de la terre sont vassaux du sultan. Joachaz, le successeur de Jéhu, semble avoir été peu fanatique. Il paraît qu’on vit de nouveau, sous son règne, un astartéïon à Samarie[4]. La véritable histoire d’Israël, à cette époque, nous est, du reste, bien mal connue. Jérusalem, comme nous l’avons souvent observé, n’avait point, à proprement parler, de crise religieuse. Le iahvéisme s’y continuait, officiel et paisible. Le temple était en réalité un élément conservateur. Joas de Juda maintint, durant un long règne[5], la tradition de iahvéisme modéré d’Asa et de Josaphat, qui, au fond, n’avait été nullement interrompue par Athalie. Joas n’adora que Iahvé ; mais il n’eut aucune idée de l’unité dans le culte ; on sacrifiait et on brûlait de l’encens à Iahvé sur tous les hauts-lieux. Le temple représentait le culte d’État ; il ne supprimait pas les autres endroits d’adoration, pas plus que la messe dite au grand autel de Notre-Dame ne supprime les messes dites dans les chapelles et aux autels secondaires. Le temple ne servait guère, en définitive, qu’au roi et aux habitants de Jérusalem[6]. Si, plus tard, Joas fut accusé des crimes les plus noirs, ce fut la conséquence des rancunes sacerdotales[7]. Ce roi, en effet, dont la légende voudrait faire le pupille et l’élève des prêtres, fut en réalité un souverain anticlérical, autant qu’il est permis de se servir ici d’un tel mot. Voici comment les choses se passèrent. Joas veilla très attentivement sur les bâtiments du temple. Cent quarante ans s’étaient écoulés depuis que le gros œuvre était construit, et le besoin de réparations se faisait sentir, surtout pour les parties de bois et de charpente. Il y avait, dans de telles constructions, un contraste singulier entre la solidité absolue des murs et la fragilité extrême de la décoration. Joas eut l’idée fort juste que les masses d’argent considérables qui affluaient au temple devaient servir à l’entretenir. Cet argent provenait de deux sources : d’abord, des rachats de vie d’homme, c’est-à-dire des rançons de premiers-nés, envisagés comme appartenant à Iahvé et ayant dû, selon un rite primitif, lui être sacrifiés ; en second lieu, des sommes librement offertes par suite de vœux faits à Iahvé. Il n’y avait pas, à cette époque, de tarifs, comme ceux qui existèrent plus tard chef les Carthaginois[8]. Quand on venait au temple pour accomplir ses devoirs religieux, on s’adressait à un prêtre qu’on connaissait ; on traitait de gré à gré avec lui ; il prenait l’argent, et n’en rendait compte à personne. Joas se contenta d’abord d’ordonner que les réparations nécessaires fussent exécutées sur ces revenus. Or, plusieurs années après, rien n’était encore fait. Joas adressa quelques reproches à Joïada, prêtre en chef[9], et à ses confrères ; il régla que désormais les prêtres ne recevraient plus l’argent de la main à la main. Joïada, pour inaugurer ce système, fit faire un coffre ayant un trou dans le couvercle, et le plaça à côté de l’autel des sacrifices, à la droite de l’entrée du temple. Les prêtres gardiens du seuil versaient dans cette espèce de tronc tout l’argent qu’on apportait. Quand on sentait que le coffre commençait à être lourd, le sofer du roi et le chef des prêtres levaient le couvercle, comptaient l’argent et en faisaient des bourses d’un poids déterminé. L’argent ainsi pesé était remis entre les mains des directeurs de l’œuvre du temple, qui le dépensaient en travaux de construction, de charpente et de menuiserie, en achat de bois et de pierres de taille. Du reste, il n’y avait pas de comptabilité régulière ; on n’exigeait des directeurs aucune justification de l’emploi des fonds. La cause des abus n’était pas supprimée ; mais les prêtres n’en profitaient plus. On ne laissa pour le moment à ces derniers que l’argent des amendes et des satisfactions pour les péchés, que l’on supposa devoir suffire à leur entretien L’état extérieur des deux royaumes était des plus tristes. Les attaques des Araméens de Damas se reproduisaient presque périodiquement. Vers 820, une campagne victorieuse de Hazaël mit absolument sous sa dépendance le royaume d’Israël. Joachaz vit son armée anéantie, sa cavalerie réduite à cinquante hommes. Vainqueur d’Israël, Hazaël entra sur le territoire de Juda et menaça Jérusalem. Joas de Juda n’avait pas le moyen de résister. Il donna comme rançon à Hazaël les richesses du temple, les objets votifs que ses pères, Josaphat, Joram et Ochozias, y avaient consacrés depuis le passage de Sésonq. Il y joignit ce qu’il avait d’or dans son palais. Hazaël consentit alors à ne pas marcher sur Jérusalem. Le royaume d’Israël se releva un peu sous le règne de Joas, successeur de Joachaz[10]. Benhadad III avait succédé à Hazaël. Joas d’Israël, qui parait avoir été brave, ne rêvait qu’une revanche. Selon un fragment[11] dont la couleur bizarre tranche fortement sur la sécheresse des annales israélites, il alla consulter le vieil Élisée. Or Élisée était malade de la maladie dont il mourut, et Joas, roi d’Israël, descendit le voir, et il pleura sur sa figure, et il dit : Mon père, mon père, chars et cavalerie d’Israël ! Et Élisée lui dit : Prends un arc et des flèches. Et Joas prit un arc et des flèches. Et Élisée dit au roi d’Israël : Appuie ta main sur l’arc. Et Joas appuya sa main sur l’arc. Élisée alors posa sa main sur la main du roi, et il lui dit : Ouvre la fenêtre du côté de l’orient. Et il ouvrit. Et Élisée dit : Tire. Et il tira. Et Élisée dit : Bois de victoire à Iahvé ! Bois de victoire contre Aram ! Tu battras Aram à Afeq jusqu’à l’extermination. Et le prophète dit : Prends les flèches. Et le roi les prit, et Élisée dit au roi : Frappe à terre[12]. Et il frappa trois fois, puis il s’arrêta. Et l’homme de Dieu se mit en colère contre lui et lui dit : Il fallait frapper cinq ou six fois ; alors tu aurais battu Aram jusqu’à l’extermination. Et maintenant tu battras Aram trois fois seulement. Joas d’Israël, en effet, battit trois fois Benhadad, et lui reprit toutes les villes que Hazaël avait prises sur Israël. Malgré ces moments d’arrêt, la décadence profane des deux royaumes faisait de sensibles progrès. Le principe d’amour qui avait été la force de la dynastie davidique allait lui-même s’affaiblissant. Les scènes anarchiques, qui ne s’étaient vues jusque-là que clans le royaume d’Israël, se voient maintenant en Juda. Joas de Juda périt comme avaient péri, en Israël, Nadab, Éla, Zimri, Joram. Deux de ses serviteurs, Jozakar fils de Simeat et Jozabad fils de Somer, le tuèrent dans la citadelle. Ce fut une conspiration de chambellans ; car son fils Amasias, né d’une femme hiérosolymite nommée Ioaddine, lui succéda sans difficulté[13] et punit les coupables. La fermeté de Joas de Juda à l’égard des prêtres du temple porta malheur à sa mémoire. Quand l’histoire juive ne s’écrivit plus que sous des préoccupations sacerdotales, on l’accusa des crimes les plus énormes, de l’ingratitude la plus monstrueuse envers les prêtres qui étaient censés l’avoir sauvé et rétabli sur le trône de David[14]. Amasias de Juda (vers 825) suivit les exemples de son père Joas et pratiqua le iahvéisme sans détruire les sanctuaires révérés par le peuple. Il fit avec succès la guerre aux Édomites, les battit dans les plaines salées qui sont au sud de la mer Morte, et prit Séla[15], à laquelle il donna le nom monothéiste de Jokteël[16]. Ce succès aurait dû tourner Amasias vers un genre d’entreprises qui était en quelque sorte indiqué à la politique de Juda, c’est-à-dire vers les expéditions de la mer Rouge et de l’Inde, ainsi que l’avaient très bien compris Salomon et Josaphat. Malheureusement, Amasias ne songea qu’aux petites rivalités qui divisaient les deux parties d’Israël[17]. De Pétra, il envoya à Joas d’Israël un cartel de défi. Joas répondit d’une façon évasive. Amasias ne voulut rien écouter. Joas se mit en campagne, et les deux rois se rencontrèrent à Beth-Sémès. Les Judaïtes furent défaits, ou plutôt ils se débandèrent et retournèrent chez eux ; Amasias tomba entre les mains de Joas, qui montra une modération relative. Le roi d’Israël voulut entrer dans Jérusalem par la brèche, abattant quatre cents coudées de mur, au Nord, de la porte d’Éphraïm[18] à la porte de l’Angle[19]. Il prit l’or, l’argent, les vases du temple et du palais royal, se fit donner des otages et retourna à Samarie. Une telle conduite, si peu en accord avec la férocité des mœurs militaires du temps, montre que le sentiment de fraternité des deux peuples durait toujours. La conduite de l’armée judaïte à Beth-Sémès le prouve mieux encore. L’armée de Juda ne voulut pas se battre contre des frères pour satisfaire le sot amour-propre de son souverain. Ce qui, d’un autre côté, est bien remarquable[20], c’est que Joas d’Israël traite le temple comme un édifice qui n’a pour lui aucun caractère religieux, enlève tous les trésors métalliques, n’y fait aucun sacrifice à Iahvé. La séparation dans le culte était devenue absolue, bien que, pour les écrits, il y eût une sorte de communauté entre les deux fractions du peuple. |
[1] II Rois, X, 32-33.
[2] Schrader, Die Keilinschr., p. 208-211 ; Duncker, Gesch. des Alt., II, p. 200.
[3] Omri fut une sorte de désignation dynastique d’Israël.
[4] II Rois, XIII, 6.
[5] II Rois, XII, 1 et suiv.
[6] Cela résulte de II Rois, XII, 6, 8.
[7] II Chron., XXIV, 18 et suiv. Cf. II Rois, XII.
[8] Voir Corpus inscr. semit., 1re partie, n° 166 et suiv.
[9] Ne pas confondre avec le capitaine des gardes. C’est d’ici qu’est venue l’addition de זהכה aux versets 9 et suiv. du chapitre XI du IIe livre des Rois. Quoi de plus invraisemblable que d’attribuer au restaurateur de la dynastie le rôle mesquin dont il s’agit ici ?
[10] II Rois, XIII, 4, 5. Il y eut encore, à ce moment, deux rois homonymes dans les deux royaumes durant quelques années.
[11] II Rois, XIII, 14-19. Ce passage, gauchement inséré dans les annales des rois, parait être ce qu’on a de plus historique sur Élisée ; mais l’agencement chronologique des faits souffre ici les plus graves difficultés.
[12] Avec le faisceau de flèches.
[13] Le livre des Chroniques présente la chose sous un jour tout différent. Le récit des Rois doit être préféré, et il exclut l’autre récit.
[14] C’est la version du livre des Chroniques, évidemment dictée par les haines que provoquèrent les mesures sur les réparations du temple.
[15] La Roche, ou Petra.
[16] Erreurs des Chroniques. Voir Thenius, p. 310-311.
[17] II Rois, XIV, 8 et suiv. Cf. II Rois, XIII, 12.
[18] Plus tard Gennat.
[19] Vers la porte actuelle de Jaffa.
[20] Le caractère tout à fait historique du document (ch. XIV, 1-14) permet de raisonner d’une manière ferme sur ces détails.