A diverses reprises, nous avons eu l’occasion de remarquer que le mouvement religieux était à Jérusalem plus calme et plus lent que dans le royaume d’Israël. Le besoin de recueillir les traditions s’y faisait moins sentir. On n’y avait rien qui ressemblât au livre des Légendes d’Israël ni au livre des Guerres de Iahvé. Ces livres, propriété exclusive du Nord, n’avaient probablement pas pénétré à Jérusalem. La rivalité des deux pays nuisait au commerce littéraire ; il faut ajouter que le nombre des exemplaires d’un livre était alors si peu considérable que chaque livre se trouvait en quelque sorte attaché au sol qui l’avait vu naître. Nous pensons que la rédaction de l’Histoire sainte jéhoviste ne fut pas non plus connue à Jérusalem avant le dernier siècle du royaume d’Israël. L’enseignement oral suffisait. On avait cependant le sentiment vague que le temps de rédiger ces sortes de documents était venu ; on savait probablement qu’Israël était plus avancé à cet égard, qu’il avait accompli sa tâche historique et s’était, si l’on peut dire, mis en règle avec ses souvenirs. Les deux royaumes avaient un grand nombre de traditions communes, toutes antérieures à leur séparation sous Roboam. Jérusalem possédait, de plus, des documents que ne connaissait pas le Nord. On avait beaucoup écrit sous David et sous Salomon. Outre les pages authentiques et contemporaines sur David et ses gibborim, outre les listes et les récits des mazkirim, on possédait des toledoth ou généalogies, mises par écrit assez anciennement, des pièces historiques ou géographiques telles que le dixième et peut-être le quatorzième chapitre de la Genèse. L’idée de compiler, avec ces traditions et ces documents, une histoire suivie devait venir[1]. On ne se tromperait peut-être pas beaucoup en plaçant un tel travail vers 825 ou 820 ans avant Jésus-Christ[2]. L’ouvrage qui résulta du travail hiérosolymite était plus court que celui du Nord. Le caractère en était plus simple, moins mythologique, moins bizarre. Une foule d’étrangetés que le rédacteur israélite avait trouvées dans le livre des Légendes manquaient ici. La façon de faire agir Dieu était bien plus réservée, l’anthropomorphisme moins naïf ; on sent que l’auteur craignait de compromettre la majesté divine en lui prêtant des passions, souvent des travers tout humains. L’auteur eut, en outre, un singulier scrupule. Par une arrière-pensée de couleur locale, analogue à celle qui se remarque dans le livre de Job, il ne voulut désigner Dieu par le nom de Iahvé qu’à partir du moment où ce nom est censé promulgué et expliqué à Moïse[3]. Cette particularité sans portée a été l’origine du nom d’élohiste, par lequel on a coutume de le désigner. C’est par sa première page que cet écrivain a marqué sa place en lettres d’or dans l’histoire de la religion, et en lettres beaucoup moins lumineuses dans l’histoire de la science et de l’esprit humain. Pour le récit de la création, en effet, le combinateur définitif de l’histoire sainte a préféré le début hiérosolymite au début du jéhoviste, sans doute parce qu’il y trouvait un caractère plus frappant de simplicité et de dignité. Ainsi nous a été conservée l’étonnante page que voici : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et la terre était chaos, et ténèbres régnaient sur la surface d’aldine, et le souffle de Dieu planait sur les eaux. Et Dieu dit : Lumière soit ! Et lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière et les ténèbres. Et Dieu appela la lumière Jour et les ténèbres il les appela Nuit. Et il y eut soir, et il y eut malin : premier jour. Et Dieu dit : Qu’il y ait une voûte au milieu des eaux, et qu’elle fasse la séparation entre eaux et eaux. Et Dieu fit la voûte céleste, et celle-ci sépara les eaux qui sont au-dessous de la voûte céleste des eaux qui sont au-dessus. Et ce fut fait ; et Dieu appela la voûte céleste Ciel. Et il y eut soir, et il y eut matin : deuxième jour. Et Dieu dit : Que les eaux qui sont sous le ciel se réunissent en un lieu unique, et qu’apparaisse le sol sec. Et ce fut fait. Et Dieu appela le sol sec Terre, et l’amas des eaux, il l’appela Mers. Et Dieu vit que c’était bon. Et Dieu dit : Que la terre fasse germer de la verdure, des herbes produisant semence, des arbres fruitiers, portant des fruits selon leur espèce, qui aient leur semence en eux-mêmes, sur la terre. Et ce fut ainsi. Et la terre fit sortir la verdure, des herbes produisant semence selon leur espèce, des arbres portant des fruits, ayant leur semence en eux-mêmes selon leur espèce. Et Dieu vit que c’était bon. Et il y eut soir, et il y eut matin : troisième jour. Et Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans la voûte du ciel pour séparer le jour de la nuit, et qu’ils servent de signes pour les dates fixes, les jours et les années, et qu’ils servent de luminaires dans la voûte du ciel, pour luire sur la terre. Et ce fut fait. Et Dieu fit les deux grands luminaires, le grand luminaire pour présider au jour, et le petit luminaire pour présider à la nuit, et les étoiles. Et Dieu les plaça dans la voûte du ciel, pour luire sur la terre et pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit que c’était bon. Et il y eut soir, et il y eut matin : quatrième jour. Et Dieu dit : Que les eaux fourmillent d’une fourmilière de vie, et que les oiseaux volent sur la terre sous la voûte du ciel. Et Dieu créa les grands cétacés et tous les êtres vivants et reptiles dont fourmillent les eaux, selon leur espèce, et tous les oiseaux selon leur espèce. Et Dieu vit que c’était bon. Et Dieu les bénit en disant : Fructifiez et multipliez, et remplissez les eaux des mers, et que les oiseaux se multiplient sur la terre. Et il y eut soir, et il y eut matin : cinquième jour. Et Dieu dit : Que la terre émette des êtres vivants, selon leur espèce, des bestiaux et des reptiles et les animaux de la terre, selon leur espèce. Et il fut ainsi. Et Dieu fit les animaux de la terre, selon leur espèce, et les bestiaux, selon leur espèce, et tous les reptiles du sol, selon leur espèce. Et Dieu vit que c’était bon. Et Dieu dit : Faisons l’homme à notre image et selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, et sur les bestiaux, et sur toute [bête de] la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Et Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu il le créa ; mâle el femelle il les créa[4]. Et Dieu les bénit et leur dit : Fructifiez et multipliez, et remplissez la terre et assujettissez-la, et dominez sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel et sur tous les êtres qui rampent sur la terre. Et Dieu dit : Voilà que je vous donne toute herbe, produisant de la sentence, qui est à la surface de la terre, et tous les arbres à fruit, produisant semence. Tout cela vous servira de nourriture. Et à toute bête de la terre, et à tous les oiseaux des cieux, et à tout ce qui rampe sur la terre ayant en soi souffle vivant, [je donne] toute herbe verte en nourriture. Et il fut ainsi. Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voilà que c’était très bon. Et il y eut soir, et il y eut matin : sixième jour. Ainsi furent achevés les cieux et la terre et toute leur armée. Et Dieu eut achevé le septième jour son œuvre, qu’il avait faite, et il se reposa le’ septième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour et le sanctifia ; car c’est en ce jour-là que Dieu se reposa de toute l’œuvre créatrice qu’il avait accomplie. Voilà les généalogies du ciel et de la terre, quand ils furent créés. On aperçoit sans peine les différences essentielles qui distinguaient la cosmogonie hiérosolymite de celle du Nord. Malgré l’état de mutilation où celle-ci-nous est parvenue, il est permis d’affirmer que la création ne s’y faisait pas en six jours, qu’elle se faisait en un seul jour[5] ; que la création de l’homme avait lieu à une époque où la terre était entièrement stérile, avant toute végétation et toute vie ; que la création des animaux avait lieu après celle de l’homme ; que l’homme y était créé male et unique, puis la femme tirée de l’homme ; tandis que, d’après le récit hiérosolymite, les hommes sont créés en nombre indéfini comme les animaux, les uns mâles, les autres femelles[6]. Le récit du paradis et de la chute manquait sans cloute dans le récit hiérosolymite ; car à la phrase finale : Voilà les généalogies du ciel et de la terre, quand ils furent créés, faisait suite immédiate la phrase : Ceci est le livre de la généalogie d’Adam (Genèse, ch. V). S’il est vrai que le narrateur du Nord, par son récit du paradis et de la chute, a été le fondateur de la philosophie du pêché et du christianisme à la manière de saint Paul, on peut dire que le narrateur hiérosolymite, par son début, a créé la physique sacrée qu’il faut à certain état d’esprit où l’on tient à n’être qu’il moitié absurde. Cette page a nettoyé le ciel, en a chassé les monstres, les nuages mythologiques, tontes les chimères des anciennes cosmogonies. Elle a répondu à ce rationalisme médiocre, qui sa croit en droit de rire des faibles parce qu’il admet une dose aussi réduite que possible de surnaturel ; puis elle a sensiblement nui au progrès de la vraie raison, qui est la science. L’opposition que le christianisme scolastique a faite, depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIIIe ; aux saines méthodes de la science est venue en grande partie de cette page, sous bien des rapports funeste, qui rend presque inutile la recherche des lois naturelles. Mieux vaut la franche mythologie qu’un bon sens relatif, qu’on arrive à tenir pour inspiré. Les cosmogonies hésiodiques sont plus loin de la vérité que la première page de l’élohiste ; mais, certes, elles ont fait moins déraisonner. On n’a pas persécuté au nom d’Hésiode, on n’a pas accumulé les contresens pour trouver dans Hésiode le dernier mot de la géologie. Le vrai, c’est que la belle page par laquelle s’ouvre la Genèse n’est ni savante à la façon de la science moderne, ni naïve à la façon des cosmogonies païennes. C’est de la science enfantine ; c’est un premier essai d’explication des origines du monde, impliquant une très juste idée du développement successif de l’univers. Tout nous invite à chercher l’origine de cette théorie cosmogonique à Babylone. Ce qui caractérisa la science babylonienne, ce fut la tentative d’expliquer l’univers par des à principes physiques. La génération spontanée et la transformation progressive des espèces y furent toujours à l’ordre du jour[7]. Une échelle des êtres depuis le végétal jusqu’à l’homme s’offrait dès lors naturellement à l’esprit. Le nombre sept était depuis longtemps sacramentel à Babylone ; l’idée de sept étapes dans l’œuvre de la création se présentait d’elle-même. Une telle idée avait de plus l’avantage d’expliquer le sabbat par le repos du septième jour. A Babylone et à Harran, le récit cosmogonique s’embrouillait sans doute de détails mythologiques, qui devaient blesser une raison quelque peu sobre. La simplicité claire du génie hébreu et la limpidité de la narration hébraïque supprimèrent ces exubérances et firent de cette première page un chef-d’œuvre dans Fart, requis pour certains sujets, d’être à la fois clair et mystérieux. Les idées de l’auteur hiérosolymite sur la primitive humanité sont bien plus simples que celles de l’auteur israélite[8]. Il ne connaît ni Ève ni Abel. Adam n’a qu’un fils connu, c’est Seth. De Seth à Noé, il y a dix générations de patriarches à très longue vie, Enos[9], Qénan, Mahalalel, Iared, Hénoch, Métusélah, Lamech, Noé. On remarquera que ces noms des patriarches séthites sont identiques, à très peu de chose près, aux noms des Caïnites dans la légende du Nord. Mahalalel[10] et Lamech figurent dans les deux listes. Iared et Irad sont le même personnage ; Metusélah et Metusaël diffèrent à peine. Hénoch, là-bas fils de Qaïn, est ici un saint homme, qui marche avec Dieu et que les élohim prennent avec eux au ciel. Ou suppose, non sans vraisemblance, que ces Séthites de l’Hiérosolymitain, ou Caïnites du Nord, sont les dix rois mythiques qui, dans le système chaldéen, remplissent l’intervalle de la création au déluge. Il y a même, entre les chiffres de la vie des patriarches séthites et la durée du règne des rois chaldéens, des correspondances singulières[11]. Le récit du déluge est très analogue dans les cieux rédactions de l’Histoire sainte, très analogue aussi au prototype Chaldéen qui a été découvert de nos jours. La fin seule diffère sensiblement dans les deux récits bibliques. Le sacrifice que le rédacteur du Nord place à la fin du déluge n’existe pas dans le récit du Sud. L’auteur de Jérusalem aime à rattacher aux grands événements historiques les principes fondamentaux de la morale et de la Loi. De même qu’il a rapporté à la création l’établissement du sabbat, il rattache au déluge un pacte entre Dieu et l’humanité, qui a ses préceptes (ce qu’on a plus tard appelé les préceptes noachiques). La nourriture animale, que l’auteur, végétarien décidé[12], suppose avoir été d’abord interdite à l’homme, lui est maintenant permise. Les préceptes sont l’horreur du meurtre et la défense de manger la chair avec son âme, c’est-à-dire avec son sang ; le signe de l’alliance nouvelle, c’est l’arc-en-ciel. Le goût du rédacteur hiérosolymite pour les généalogies, ou plutôt la richesse des renseignements en ce genre qu’il trouvait à Jérusalem, lui fait insérer ensuite cette précieuse table des races du monde[13], rattachées aux trois fils de Noé, qui peut compter entre les documents les plus précieux que nous ayons sur la haute antiquité. Tyr n’y figure pas comme diverse de Sidon. Les Perses ne sont pas sur la scène du monde. La connaissance de la Syrie, de l’Arabie et de l’Egypte, des pays couschites, est frappante. L’Arménie, l’Asie Mineure, les rivages de la moitié orientale de la Méditerranée sont vus avec assez de clarté. Au contraire, du côté de l’Orient, une sorte de mur semble borner la vue de l’auteur. Les populations iraniennes, à plus forte raison celles de l’Inde, lui sont inconnues. Des trois fils de Noé, l’auteur n’a d’intérêt que pour Sem, et, dans la famille de Sem, pour la souche particulière des Hébreux. Arphaxad, Salé, Éber, Phaleg, Ragau, Seroug, Nahor, Térach sont les échelons (géographiques pour la plupart), qui le conduisent à Abraham. Le groupe d’Abraham, Nahor, Harran, Saraï, Milkah, Jiskah, Lot, flotte bizarrement autour d’Our-Casdim et de Harran. On entre ensuite dans le pays de Chanaan. La séparation d’Abraham et de Lot, la naissance d’Ismaël, sont le prélude du pacte de Dieu avec Abraham. Ce nouveau pacte a pour signe un nouveau précepte, la circoncision le huitième jour. Cette pratique devient de droit absolu : un incirconcis ne salirait être de la race d’Abraham. Les esclaves, les gens qui vivent dans le commerce d’Israël y sont tenus également[14]. Suivent les histoires de Sara, d’Agar, d’Isaac et d’Ismaël, les récits sur la caverne de Macpéla, les généalogies des Arabes, rattachés à Abraham par Céthura et Agar[15]. Les légendes d’Isaac et de Jacob étaient traitées par l’élohiste bien plus au point de vue du généalogiste qu’avec ces riches détails pittoresques qui faisaient le charme de la Bible du Nord. L’auteur tient à rattacher les populations voisines de la Palestine, surtout Édom, au tronc abrahamide. Une courte histoire d’Édom est sans doute empruntée aux plus vieux documents écrits des peuplades sémitiques[16]. Le pacte d’Abraham est renouvelé avec Isaac et Jacob. Comme localité patriarcale, l’auteur ignore Beër-Séba, si cher aux tribus du Nord ; de la Chênaie de Mamré l’Amorrhéen, il fait une ville de Mamré, qu’il identifie avec Hébron[17]. L’histoire de Joseph n’avait pas, dans le texte de Jérusalem, ces développements qui ravissaient l’imagination enfantine des pâtres de Sichem et de Dothaïn. Dans les récits relatifs à Moïse, le rédacteur hiérosolymite ne s’écartait que dans les détails du récit israélite. Il semble avoir été beaucoup moins porté aux amplifications. Comme son confrère du Nord, mais sans entente avec lui, il envisageait l’apparition du Sinaï comme la dernière et définitive alliance de Dieu avec le peuple élu. Le grand mémorial de ces événements miraculeux, c’est la Pâque ; or la Pâque pour notre auteur suppose la circoncision et la consécration des premiers-nés[18]. Le cantique après le passage de la mer Rouge parait avoir appartenu au recueil hiérosolymite[19]. C’est un morceau brillant, d’une rhétorique un peu banale, composé sur le modèle des anciens cantiques, où l’on sent la composition artificielle et le pastiche. L’élohiste traitait ainsi les mêmes sujets que le jéhoviste ; mais il les traitait selon son esprit, utilisant les listes généalogiques qu’il avait entre les mains[20], suivant son goût pour une précision plus apparente que réelle, dans les dates et les chiffres. La conquête de Josué, racontée d’une façon toute convenue, venait démontrer la réalité des promesses faites aux pères et prouver que Iahvé avait observé le pacte, si bien que le peuple n’avait qu’il le garder de son côté. L’auteur écrit surtout en vue d’inculquer des préceptes, des règles, des usages religieux. Le livre était loin encore d’être un code ; c’était une histoire destinée à montrer la raison historique de certaines lois et à les fonder sur la plus haute autorité. Ainsi le sabbat résultait de la création ; l’horreur du sang était proclamée au déluge ; la circoncision, dont il n’est pas question dans le Livre de l’Alliance, était liée au pacte même de Dieu et d’Abraham ; la Pâque était réglée à propos de la sortie d’Égypte. La similitude de plan des deux Histoires saintes synoptiques venait de la similitude des traditions orales et d’un type d’enseignement qui existait depuis longtemps dans les deux parties d’Israël. Tous les Évangiles, de même, se ressemblaient pour le plan ; car ils émanaient tous d’un même enseignement oral. Mais cette identité de plan n’empêchait pas une forte diversité dans les deux ouvrages. L’esprit poétique et libre, l’imagination qui caractérisent le récit d’Israël font complètement défaut chez l’élohiste. Rien n’y est donné au plaisir ; l’auteur veut servir une cause religieuse ; il cherche déjà à prouver ; il aime les statistiques ; il vise à une chronologie. A la netteté du géographe il joint le formalisme du juriste. Sa langue, sèche, monotone, est renfermée dans un très petit nombre de mots. Tout indique un état intellectuel plus réfléchi, plus positif, plus dégagé des rêves mythologiques que chez le jéhoviste, une théologie plus simple, plus sévère, presque déiste. Le rôle des anges en général, de l’ange de Iahvé en particulier, est réduit à presque rien. L’auteur paraît avoir été un prêtre du temple de Jérusalem, ayant à sa disposition les écrits qui se conservaient dans les archives depuis David. Son ouvrage, bien moins intéressant que celui d’Israël, eut aussi beaucoup moins de publicité[21]. Il sortit à peine des arcanes du temple de Jérusalem. Le texte historique auquel les prophètes font fréquemment allusion est presque toujours le texte dit jéhoviste. Il ne faut jamais oublier, d’ailleurs, que la littérature écrite n’avait pas, à cette époque reculée, l’importance qu’elle eut plus tard. L’enseignement oral l’emportait encore de beaucoup sur le livre. L’Histoire sainte du Nord ne compta jamais qu’un très petit nombre de copies. La rédaction de Jérusalem, jusqu’au jour où elle fut enchâssée dans un plus large ensemble, n’exista probablement qu’en un seul exemplaire. On lisait peu alors ; la parole remplaçait le livre, et voilà pourquoi la parole affectait des formes si vives, conçues en vue de frapper la mémoire et de s’y imprimer. |
[1] C’est le document que les Allemands désignent par la lettre A. Une objection contre l’ancienneté de ce document se tire de ce que des critiques éminents ont cru remarquer que les prophètes antérieurs à la captivité et le deutéronomiste ne connaissent que la rédaction jéhoviste (Reuss, Intr., p. 188-189, 190-191.) Cette assertion est trop absolue. Les 40 ans d’Amos (I, 10 ; V, 25) paraissent d’origine élohiste (Dillmann, Nombres, p. 79 (2e édit.). Le Décalogue, que le deutéronomiste emprunte à un texte plus ancien, semble bien avoir fait partie de l’élohiste primitif. Ezéchiel connaît le Xe chapitre de la Genèse, qui n’était pas dans le jéhoviste. Le second Isaïe (LIV, 9) suppose Genèse, IX, 11 (éloh.) Le chapitre XVII de la Genèse est élohiste ; les versets 6 et 16 présentent un trait essentiellement hiérosolymite ; or ce chapitre est sûrement antérieur à la captivité. Le signe de l’alliance y est la circoncision ; après la captivité, le signe eût été la fidélité à une Thora.
[2] Les premiers prophètes dont on a des écrits (vers 800 avant J.-C.) paraissent connaître le jéhoviste. Ces prophètes, quoique ayant plutôt en vue Israël que Juda, avaient sûrement des rapports avec Jérusalem. Si l’auteur élohiste eût écrit vers 800, il eût connu le jéhoviste comme tous ses contemporains et en eût tenu compte. Or l’élohiste ne parait, en écrivant, avoir tenu aucun compte du jéhoviste. Il y a des péricopes, il est vrai, dans l’histoire de Moïse, où l’auteur a l’air de procéder par résumés du jéhoviste. Mais ces péricopes peuvent appartenir à une Vie de Moïse bien plus moderne, non à l’élohiste primitif.
[3] Exode, III. Le jéhoviste lui-même évite de placer le nom de Iahvé dans la bouche de gens qui n’ont pu vraisemblablement s’en servir.
[4] C’est-à-dire il créa des mâles et des femelles, contrairement à ce que veut le jéhoviste. Notez le pluriel collectif ודרי, v. 26 ; comparez V, 2. Adam devient individuel au chap. V, verset 3. Mais toute cette reprise de l’élohiste (v. 1-3) est incohérente ; on y sent le raboutage du compilateur.
[5] Genèse, II, 4.
[6] L’idée de couple manque tout à fait dans la cosmogonie élohiste.
[7] Bérose, Sanchoniathon, Agriculture nabatéenne, notices arabes sur les Sabiens et les Harraniens, dans Chwolson, Die Ssabier. Voyez Mémoires sur Sanchoniathon et sur l’Agriculture nabatéenne, dans les Mémoires de l’Acad. des inscr. et B. L., t. XXIII, 2e partie ; t. XXIV, Ire partie.
[8] On peut parler avec assurance de ce qui n’était pas dans l’élohiste ; car le combinateur n’a presque rien omis des premières pages. Jusqu’à Abraham, nous avons le livre au complet ; et même, après cela, les suppressions ont été peu considérables.
[9] Enos, synonyme de Adam, est probablement le reste d’une version cosmogonique où l’homme était appelé שנא.
[10] La leçon לאייחט parait fautive. Le grec porte Μααλαληλ. Les deux iod proviennent de deux lamed, dont la hampe, montant en interligne, a disparu.
[11] Oppert, dans les Annales de philosophie chrétienne, février 1877 ; le même, La chronol. de la Genèse, Paris 1878.
[12] Genèse, I, 29 ; IX, 3. C’est pour cela qu’il supprime le sacrifice après le déluge ; il ignore le sacrifice de Caïn, les vêtements faits de peaux.
[13] Genèse, X.
[14] Genèse, XXXVI.
[15] Genèse, XXXVI.
[16] L’élohiste a sur Ismaël et les Arabes des données particulières. Selon lui, Ismaël n’a jamais quitté le clan d’Abraham. Genèse, XVI, 3, 15-16 ; XVII ; XXI, 2-5 ; XXV, 9. L’histoire d’Ismaël est un des cas rares où les trois rédactions nous ont été conservées. Le combinateur, en les réunissant, sans trop chercher à les accorder, a fait un ensemble des plus invraisemblables.
[17] Genèse, XXIII (voir Dillmann).
[18] Exode, XII, 43-52, et XIII entier.
[19] Exode, XV. Notez les versets 16-17, essentiellement hiérosolymites. Cf. Osée, III, 17.
[20] Nombres, I et suiv.
[21] C’est ainsi que le Talmud de Jérusalem a été bien moins lu et commenté que celui de Babylone.