HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE X. — CONCEPTION D’UNE HISTOIRE SAINTE.

 

 

Le prophétisme qui lutte sous Achab, qui triomphe sous Jéhu, tout entouré qu’il est d’obscurités, est en somme l’événement le plus décisif de l’histoire d’Israël. Il est le commencement de la chaîne qui, dans neuf cents ans, trouvera son dernier anneau en Jésus. Élie et Élisée appartiennent tout entiers à la légende ; on ne sait d’eux qu’une seule chose, c’est qu’ils furent grands. Le iahvéisme, qui, à Jérusalem, n’était qu’un culte, devient, dans les écoles des prophètes du Nord, un ferment religieux de la plus haute puissance. Le prophétisme du Nord n’a pas seulement créé Élie ; il a créé Moïse ; il a créé l’Histoire sainte ; il a créé le premier rudiment de la Thora ; il a été, par conséquent, le point de départ du judaïsme et du christianisme. En tout ce qui touche au progrès de la religion, Jérusalem, à ce moment de l’histoire, nous paraît en retard sur les tribus du Nord.

Les prophètes du ixe siècle, malgré des passions sombres et ce que nous appellerions de graves malentendus théologiques, méritent donc d’occuper une place de premier ordre dans l’histoire du progrès humain. Ils étaient à deux pas d’affirmer que Iahvé seul est Dieu. Ils revenaient, après une longue suite d’erreurs et de superstitions, à l’élohisme de l’âge patriarcal. Un étonnant orgueil de race devint dès lors le mobile fondamental de la vie d’Israël. Israël est le peuple de Iahvé ; c’était là dire peu de chose : Moab, aussi, est le peuple de Camos. Mais tout était changé depuis que Iahvé ne se distinguait plus du Dieu même qui a fait le ciel et la terre, du Dieu qui aime la justice et le droit. Au lieu d’avoir, comme tous les peuples, un Dieu national, Israël devenait ainsi l’élu de Dieu, le peuple de choix de l’Être absolu, le peuple unique. L’histoire de ce peuple ne devait dès lors ressembler à celle d’aucun autre. Iahvé a fait pour Israël des choses qu’aucun dieu n’a faites pour son peuple. Les vieux souvenirs d’Our-Casdim et de Harran remontaient en la mémoire ; une histoire sainte se dressait. Les prophètes apparaissaient comme les guides inspirés d’Israël ; or, le premier des prophètes n’était-ce pas ce Mosé qui tira le peuple d’Égypte ? Et le premier auteur du pacte n’était-ce pas cet Abraham, issu des fables babyloniennes, qui apparaissait dans le lointain comme le père de la civilisation ? La vocation d’Abraham et les promesses qui lui furent faites, encore indécises dans les Légendes patriarcales[1], devenaient le point de départ du iahvéisme dogmatique, la base du pacte d’Israël avec son dieu.

Ces idées s’agitaient dans tout Israël, mais principalement dans les tribus, parce que la liberté et l’activité religieuse étaient là bien plus grandes. A Jérusalem, le temple était une gêne, et le sacerdoce, quoique peu organisé encore, avait ses effets ordinaires d’appesantissement et de lutte contre l’esprit. Le prophète, n’étant pas prêtre, n’avait pas le boulet que traîne aux pieds tout corps sacerdotal. La vise soulevée par l’école prophétique, du temps d’Achab et de Joram, avait donné aux questions religieuses une saillie extraordinaire. On avait bien les livres de Légendes patriarcales et héroïques, rédigés il y avait une centaine d’années ; mais ces livres n’avaient point un caractère assez exclusivement, religieux. C’étaient des recueils d’anecdotes et de chants populaires, pleins d’intérêt et de charme ; ce n’était pas le livre sacré dont un peuple fait son tabernacle et sa vie. On sentait le besoin d’un livre contenant le dogme fondamental de la religion. Ce dogme, en Israël, était tout historique ; c’était l’exposé des phases successives du pacte de Iahvé avec son peuple. Il était urgent de rédiger en un corps unique les éléments d’histoire que l’on possédait ou croyait posséder. L’œuvre capitale d’Israël grandissait à vue d’œil ; une transformation profonde s’opérait ; l’Histoire sainte naissait.

Le livre des Légendes, en effet, était loin d’avoir épuisé la tradition orale, et notamment cet ancien fond d’idées babyloniennes dont le peuple vivait depuis des siècles ; beaucoup d’éléments de tradition orale flottaient à côté des maigres documents écrits. Il semble, en particulier, que le vieux livre n’avait aucun récit sur la création et sur l’apparition de l’humanité. Les dires, à cet égard, étaient interminables et discordants. Cela se racontait en séries mnémoniques, susceptibles de très fortes variantes[2]. Cela s’enseignait jusqu’à un certain point, et peut-être les longs loisirs des navoth ou séminaires prophétiques étaient-ils occupés à réciter ces vieilles légendes. Tout ce qui concernait Moïse manquait de rédaction suivie[3]. La plupart des généalogies, enfilées en chapelet, étaient également sues par cœur ; mauvaise condition pour leur intégrité ! Plusieurs, cependant, pouvaient déjà être écrites. Le livre des Guerres de Iahvé était un vrai trésor ; mais il ne remontait pas au delà des premières batailles que les Israélites livrèrent, en s’approchant de la Palestine, à la hauteur de l’Amon.

Ce qui faisait surtout défaut dans les livres d’histoire iahvéiste écrits avant cette époque, c’étaient les prescriptions religieuses et morales. Or une idée était devenue tout à fait dominante dans les écoles de prophètes, c’est que Iahvé impose à. ses fidèles certaines prescriptions, certaines lois. Un petit code se formait. Ce code était comme la condition du pacte intervenu entre le dieu et son peuple. A côté des faits d’histoire religieuse par lesquels on se proposait de montrer qu’Israël avait un engagement spécial envers Iahvé, il y avait le dispositif de ce pacte, c’est-à-dire les lois qui étaient censées avoir été imposées au peuple par Iahvé. Ces lois étaient en partie les articles divers d’un droit coutumier d’inégale antiquité, en partie des prescriptions sacerdotales ou rituelles, en partie des lois morales, résultat du mouvement humanitaire qui se produisait déjà dans les écoles prophétiques. Mosé fut envisagé comme l’universel promulgateur de ces lois, censées inspirées par Iahvé.

De tout cela résulta un récit sacré dont voici les lignes essentielles[4].

Au commencement, Iahvé crée le ciel et la terre, les hommes par conséquent. Ces premiers hommes sont des géants. Vivant huit et neuf cents ans, ils créent une première civilisation où le mal l’emporte de beaucoup sur le bien, et qu est balayée par le déluge. Un juste, Noé, est sain à des eaux et renouvelle l’humanité par ses trois fils : Sein, Cham, Japhet. Sem est la tige des élus ; un de ses descendants est cet Abraham d’Our-Casdim, avec qui Dieu fait un pacte à perpétuité. Son fils et son petit-fils, Isaac et Jacob, errent à l’état de nomades dans le pays de Chanaan, dont Dieu leur promet la possession future. Le pacte est renouvelé avec chacun d’eux, en particulier avec Jacob. Joseph, fils de Jacob, attire ses frères en Égypte, où ils se trouvent, avec le temps, réduits à l’état de servitude. Iahvé les délivre par grand prophète Mosé, qui les mène au Sinaï. Là, Iahvé leur apparaît dans la plus solennelle des théophanies, renouvelle son pacte avec eux et édicte les lois résultant de ce pacte. Mosé conduit le peuple jusqu’aux confins de la terre promise. Josué effectue la conquête de la terre et la partage entre les fils d’Israël, si bien que la propriété de tout bon Israélite a une origine théocratique, le partage des terres émanant de Iahvé lui-même[5].

Voilà ce qui se racontait, avec des variantes très considérables, soit en Israël, soit en Juda. Le premier crayon de tout cela était déjà dans les livres des Légendes patriarcales et des Guerres de Iahvé ; mais ces livres étaient peu répandus et n’avaient pas éteint dans le peuple la fécondité légendaire. La tradition orale est essentiellement vacillante. L’arrangement des généalogies antédiluviennes n’était, pas le même chez deux traditionnistes. Il y avait, au moins, deux Noé, l’un homme vertueux, l’autre qui plantait la vigne. Les aventures attribuées à Abraham étaient souvent mises sur le compte d’Isaac ou de Jacob, et réciproquement. L’histoire d’Ismaël se racontait de trois ou quatre manières. Les récits sur Moïse différaient du tout au tout. Les lois qu’on lui attribuait n’avaient rien de fixe. Il n’y avait d’à peu près uniforme que le récit du déluge. Le canevas de ce récit continuait d’être, trait pour trait, celui que les Hébreux primitifs avaient apporté de Mésopotamie et qu’on a retrouvé de nos jours sur les briques d’un des palais de Ninive[6].

On ignorera toujours les conditions dans lesquelles fut composée cette histoire sainte et nationale à la fois. La seule chose qu’on puisse affirmer est qu’elle fut rédigée de deux côtés, sans que les deux rédacteurs aient eu connaissance du travail l’un de l’autre ; à peu près comme la masse des traditions de casuistique juive, douze cents ans plus tard, se fixa dans les deux Talmuds, dits de Jérusalem et de Babylone. Beaucoup d’indices semblent faire croire qu’il y eut d’autres rédactions, lesquelles furent plus tard fondues avec les deux premières en un récit suivi. Il en fut de même pour les Évangiles, à la seule différence que les Évangiles n’arrivèrent jamais l’unité.

Cette multiplicité de rédactions est presque une loi, toutes les fois qu’un ancien fonds de traditions orales est mis par écrit. Une telle rédaction ne se fait jamais officiellement : elle se fait d’une façon multiple, sporadique, sans entente ni unité. La haute antiquité n’avait pas l’idée de l’identité du livre ; chacun voulait que son exemplaire fût complet ; il y faisait toutes les additions nécessaires pour le tenir au courant. Il n’y avait pas deux exemplaires semblables, et le nombre des exemplaires était extrêmement réduit. A cette époque, on ne recopiait pas un livre, on le refaisait. Quand on voulait rendre la vie à un vieux texte, on le rajeunissait en le combinant avec d’autres documents. La lecture privée n’existait pas. Tout livre était composé avec une objectivité absolue, sans titre, sans nom d’auteur, incessamment transformé, recevant des additions, des scholies sans fin. Le livre, s’il est permis de prendre une comparaison à la science des êtres vivants, était alors un mollusque, non un vertébré. Cela frappe d’une certaine stérilité les recherches qui ont la prétention d’arriver, dans ces matières, à une précision rigoureusement analytique ; les grandes masses seules se distinguent ; mais les lois générales peuvent être entrevues quand le détail échappe. A travers mille incertitudes, l’historien arrive à entrevoir la manière dont s’accomplit la mise par écrit de ces antiques documents qui, par un sert étrange, sont devenus, aux yeux de la foi, le livre même de l’origine de l’univers.

 

 

 



[1] Genèse, XV, et surtout XX, 13, où le caractère polythéiste et païen est encore sensible.

[2] Comparez, par exemple, la liste des Caïnites et des Séthites.

[3] Se rappeler le chant de Beër (Nombres, XXI, 17-18) et l’épisode de Balaam XXII et suiv.).

[4] Pour la parfaite clarté de ce qui suit, il faut se servir d’un texte où la rédaction jéhoviste et la rédaction élohiste soient séparées ou imprimées en caractères différents, par exemple de la Genèse de M. François Lenormant, ou de la traduction de N. Reuss.

[5] Se rappeler l’épisode de Naboth. I Rois, XXI.

[6] Les prophètes du commencement du VIIIe siècle, dont nous possédons des écrits authentiques, connaissent la vocation d’Abraham, les mythes de Jacob (surtout Osée, XII, 5, 13-15), la captivité en Égypte, les plaies de l’Égypte, le passage de la mer Rouge, (Osée, XII, 10 ; XIII, 4 ; Zacharie, X, 11), les infidélités et les quarante ans du désert (Amos, II, 10 ; V, 25-26), Moïse (Osée, XII, 14 ; Michée, VI, 4), Balaam (Michée, VI, 5), Baal-Peor (Osée, IX, 10), Sihon (Amos, 9, 9). Les allusions sont plus nombreuses encore dans Isaïe, IV, 5 ; XI, 15 ; XXIX, 22, etc. Des traditions antérieures, les anciens prophètes connaissent le déluge, les fables sur l’origine de la mer Morte, (Amos, IV, 11 ; IX, 6 ; Osée, XI, 8 ; cf. Job, XXVI, 5), Nemrod (Michée, V, 5).