Asa monta sur le trône de David vers l’an 930 avant Jésus-Christ[1]. Pendant vingt ans, son père Abiam et son grand-père Roboam avaient cherché à continuer, contre la force des choses, le règne de Salomon. Sur un territoire amoindri, ils avaient conservé un appareil de royauté auquel la Palestine entière avait eu peine à suffire. La petite cour de Sion, avec son harem exagéré, ses princes du sang richement apanagés, son culte de parade, perdait toute importance réelle[2]. Jamais années, dans l’histoire juive, ne furent aussi stériles que celles-ci. Iahvé semblait endormi dans son temple, sur ses keroubs. Les cultes chananéens et autres jouissaient d’une entière liberté. Aucun prophète ne se levait pour gourmander les rois et les peuples. Le iahvéisme était de sa nature exclusif et intolérant. Le triomphe du Dieu jaloux, qui a lieu sous Josias (vers 622), est le dernier terme d’une réaction religieuse qui commence sous Asa. Fréquemment interrompue, reprenant ensuite avec un redoublement d’énergie, cette lutte de trois cents ans est un des plus beaux développements de logique fatale que présente l’histoire. Le ressort intime qui a fait la Grèce pour le génie, celui qui a fait Rome pour l’imperium, n’eurent pas plus de force, plus d’originalité. Par des motifs qu’il nous est impossible d’apprécier, vu l’extrême obscurité de l’histoire israélite au Xe siècle avant Jésus-Christ, motifs qui tenaient sans doute à l’influence chaque jour croissante des hommes de Dieu, Asa suivit en religion une ligne de conduite différente de celle de son père, de son grand-père et de son bisaïeul. Il régna quarante et un ans, et légua, comme nous verrons, ses principes à son fils Josaphat, qui régna vingt-cinq ans. Cette politique religieuse, maintenue pendant plus d’un demi-siècle, eut de graves conséquences. Le temple prit une signification qu’il n’avait guère eue à l’origine. De chapelle domestique du palais, il devint le lieu de sainteté par excellence, le lieu où Iahvé réside et d’où il émet ses oracles[3]. Les prophètes et les puritains, qui l’avaient d’abord vu de mauvais œil, se réconcilièrent avec lui. Le temps amène le respect ; chaque jour donnait à l’édicule salomonien un prestige inconnu jusque-là. Le iahvéisme avait créé le temple ; le temple, à son tour, créait le iahvéisme, lui servait, en quelque sorte, de moule et de point" d’attache. Personne ne croyait encore que le temple fût l’unique endroit du monde où l’on pût offrir des sacrifices à Iahvé. Mais le roi n’était plus le seul à y officier ; les prêtres, qui n’existaient pas devant le roi, prenaient, au contraire, une importance extrême devant le laïque qui se présentait pour une offrande. Déjà peut-être, des usages, des règles, premier noyau d’un lévitique, s’établissaient. Les prêtres inculquaient aussi très probablement l’idée que les sacrifices offerts dans le temple avaient plus de force que ceux qu’on offrait en plein air. Ce en quoi Asa et Josaphat se distinguèrent nettement de Salomon, de Roboam et d’Abiam, c’est la guerre constante qu’ils firent aux cultes étrangers. A la tolérance de Salomon, imitée par ses deux successeurs, ils substituèrent un régime de proscription contre ce qui, en fait de pratiques religieuses, n’était pas israélite pur. Asa poussa, dit-on, le rigorisme jusqu’à destituer du rang suprême qu’elle occupait sa grand’mère Maaka, la femme préférée de Roboam, à qui son père Abiam avait dû le trône. Cette petite-fille de David, qui devait être fort âgée, avait conservé les idées des princesses du temps de Salomon. Elle avait chez elle des téraphim en bois, avec des détails phalliques, qui scandalisaient fort la pruderie des générations nouvelles. Asa sacrifia la vieille princesse indévote au parti piétiste. On abattit à coups de hache l’emblème impur, et on le brûla dans la vallée de Cédron. Les cultes phéniciens furent abolis, les qedésim chassés des lieux qu’ils souillaient de leur présence. On fit la guerre aux idoles, aux cippes sacrés, aux hammanim[4]. On n’a rien d’historique sur les prophètes du temps d’Asa. Tout porte à croire qu’ils avaient déjà une grande autorité[5], qu’ils allaient même jusqu’à la violence. Plus d’une fois, à ce qu’il semble, le pieux roi fut obligé de sévir contre ses impérieux conseillers[6]. Le manque de suite était extrême ; les idées, cependant, se clarifiaient. Malgré des excès, inséparables d’une société enfantine, sans tact ni sentiment des nuances, le petit État judaïte prenait une remarquable solidité. Le souvenir de David grandissait. Sa race était acceptée comme une sorte d’institution sanctionnée par Iahvé lui-même. Le temple était pour la dynastie une sorte de palladium. Cette idée de droit divin, acceptée par les prêtres et les prophètes, écartait les compétiteurs. Pas un seul des chefs militaires n’eût osé songer à détrôner celui qu’on tenait pour oint par Dieu lui-même. Nulle révolution n’était possible sous le régime d’une pareille théocratie. — Sous ce rapport, le contraste avec le royaume d’Israël était frappant. L’idée de légitimité, base du royaume de Juda, ne put jamais s’établir en Israël. Nadab, fils de Jéroboam, régna peu de temps. Un Issacharite, nommé Baésa, le tua, pendant qu’il faisait le siège de la ville philistine de Gibbeton. Ce Baésa extermina ensuite toute la famille de Jéroboam, et fut proclamé roi d’Israël à Thirsa. Il régna vingt-quatre ans. L’état religieux des tribus du Nord continuait d’être un iahvéisme n’excluant ni les images, ni l’adoration de Dieu sous des noms divers, ni les superstitions impures du culte d’Astarté. Mais le monothéisme est quelque chose d’absolu, qui pousse toujours aux dernières conséquences. Les prophètes ne cessaient de prêcher un iahvéisme plus pur que celui dont se contentait la foule. Jéhu fils de Hanani, relevant le rôle d’Ahiah le Silonite, passe pour avoir joué, sous Baésa, un rôle analogue à celui d’Élie et d’Élisée sous Achab[7]. Asa et Baésa ne cessèrent de se faire la guerre. La cause de leurs luttes fut Rama, à deux lieues de Jérusalem et très près de la frontière des deux royaumes. Baésa s’en étant emparé, la fortifia, et, comme Rama domine toutes les routes du Nord, Asa se trouvait ainsi serré de très près dans sa capitale. La force de Baésa était son alliance avec le roi de Damas, Benhadad[8], fils de Tabrimmon, fils de Rézon. Asa prit un singulier parti. Il enleva l’argent et l’or qui, depuis le passage de Sésonq, s’était accumulé dans le temple, surtout par les offrandes de son père et par les siennes ; il y joignit les trésors du palais royal et fit porter le tout à Benhadad, pour qu’il se tournât contre Baésa. Benhadad se laissa gagner, et envahit en ennemi les districts du Nord, Iyyon, Dan, Abel-Beth-Maaka, tout le pays de Nephtali et les environs du lac de Kinneroth. Quand Baésa apprit ces tristes nouvelles, il interrompit les constructions de Rama et se replia sur Thirsa. Asa convoqua alors tous les hommes de Juda ; il les conduisit en masse sur Rama ; on enleva les pierres et, les bois des constructions (le Baésa, et on les employa à fortifier Géba de Benjamin et Mispa. Sans les déplorables luttes de Juda et d’Israël, le règne d’Asa eût été assez prospère[9]. Il couvrit le pays de villes fortifiées[10] ; on voit que ses appréhensions étaient continues et qu’il regardait la paix comme un don bien précaire. Sa petite armée de Judaïtes[11], armés de grands boucliers et de lances, et de Benjaminites, armés de petits boucliers et tirant de l’arc, tint fort bien tête à une invasion africaine qui envahit le sud de la Palestine. Ces envahisseurs, qualifiés de Cusim (Couschites) et de Lubim (Libyens)[12], et dont le chef est appelé Zarkh le Couschite, furent arrêtés et battus près de Marésa, du côté du pays des Philistins. Asa les poursuivit jusqu’à Gérare. L’armée judaïte frappa du même coup les villes arabes voisines de Gérare et ramena de ce pays un riche butin, qui servit à refaire les objets consacrés clans le temple, objets qu’il avait fallu en tirer pour payer l’alliance de Benhadad[13]. Cette prudente conduite ne fut pas, à ce qu’il paraît, du goût des exaltés. Un prophète en fit de Sanglants reproches au roi ; il provoqua même, ce semble, un mouvement dans le peuple[14] ; car Asa se mit fort en colère et fit emprisonner le prophète ainsi que ceux qui avaient pris son parti. Asa mourut de la goutte dans un âge très avancé[15]. Il s’était fait préparer un tombeau dans les caveaux de sépulture royale de la Ville de David. On l’y enterra, après l’avoir embaumé, et on alluma de grands feux selon l’usage[16]. Il eut pour successeur son fils Josaphat, qu’il avait eu d’Azouba, fille de Silhi, et qui était alors âgé de trente-cinq ans. Josaphat, pendant un long règne, continua avec une parfaite sagesse le règne de son père Asa. Il extirpa les restes d’hiérodulisme que son père n’avait pu détruire. Le temple eut tous ses honneurs ; il semble même que Josaphat l’augmenta et y ajouta la cour extérieure[17]. Mais ce grand centre du iahvéisme n’éteignit pas les cultes locaux. Aucun haut-lieu ne fut supprimé. Le peuple continua d’y sacrifier et d’y brûler de l’encens. Nulle persécution religieuse ne paraît avoir été pratiquée. Les prêtres et les prophètes ne créaient aucun obstacle l’exercice de la prérogative royale. Ceux qui vivaient des souvenirs du passé crurent voir revivre les beaux jours de Salomon[18]. Il y eut un point, notamment, sur lequel Josaphat inaugura une politique excellente. Ce fut en ce qui touche aux relations des deux royaumes. Il y avait près de soixante et dix ans que les deux moitiés de Jacob se faisaient une guerre acharnée. Sous le règne de Josaphat, non seulement on ne vit aucune de ces guerres fratricides ; mais l’alliance de Juda et d’Israël fut sincère et solide. La différence religieuse des deux pays était insignifiante ; la culture intellectuelle et, les intérêts étaient les mêmes ; la langue offrait de part et d’autre la plus complète identité. |
[1] I Rois, XV, 9 et suiv. ; II Chron., XIII et suiv., historiographie fort chétive. Ici, comme toujours, les Chroniques ne font pas autorité, mais ne sauraient être négligées tout à fait.
[2] Jérusalem et Juda ne sont pas nommés dans l’inscription de Mésa.
[3] Amos, I, 2.
[4] Cippes à Baal-Hamon, comme on dit chez nous des vierges, des christs, pour des statuettes de la Vierge, du Christ. Comparez baalim, asérim ou aséroth.
[5] II Chron., XV (à prendre avec réserve).
[6] II Chron., XVI, 10.
[7] I Rois, XVI, 1 et suiv., 7, 12. Ce qui est dit dans II Chron., XVI, 7 et suiv. ; XIX, 2 ; XX, 34, est tout légendaire et plein de confusions. Hanani et Jéhu-ben-Hanani sont le même personnage.
[8] Maspero, Hist. anc. (4e édit.), p. 362. Cf. Schrader, Die Keil. (2e édit.), p. 200 et suiv.
[9] II Chron., XIV, 5 et suiv., passage qui manque dans les livres des Rois.
[10] Comparez I Rois, XV, 23.
[11] Exagérations ridicules dans II Chron., XIV, 7.
[12] II Chron., XVI, 8 (sujet à caution). On a identifié Zarkh le Couschite avec Osorkon, successeur de Sésonq. Maspero, p. 362 ; Ewald, III (2e édit.), p. 470. Observez que, pour l’expédition de Sésonq, les peuples nommés sont les mêmes (II Chron., XII, 3).
[13] I Rois, XV, 15, transposé selon moi. C’est une scolie marginale répondant à XV, 18.
[14] II Chron., XVI, 7-10.
[15] L’anecdote II Chron., XVI, 12, vient peut-être du nom de אסא pour היסא (quem sanat Iahveus).
[16] II Chron., XVI, 14 ; XXI, 19, Comparez Amos, VI, 10, et Jérémie, XXXIV, 5.
[17] II Chron., IV, 9 ; XX, 5.
[18] II Chron., XVII, 1 et suiv.