Un extrême abaissement fut l’effet de la coupure en deux États rivaux d’un royaume déjà fort petit par lui-même[1]. Tous les progrès matériels accomplis sous les règnes de David et de Salomon furent perdus. L’influence extérieure d’Israël se trouva presque anéantie ; sa force défensive elle-même fut très affaiblie. Si une alliance durable avait pu exister entre les deux fractions du peuple, le mal eût été beaucoup moindre ; mais la guerre des deux royaumes devint un état habituel. Les règnes de Roboam et de Jéroboam, en particulier, furent une sorte de bataille continue entre ces deux princes[2]. Les Philistins, gagnés autant que domptés par David, ne furent plus, il est vrai, pour les Israélites, un fléau aussi terrible qu’ils l’avaient été autrefois. Mais les Araméens, l’Égypte, l’Assyrie, broyèrent successivement un pays qu’aucune institution politique ni militaire ne protégeait plus. La cause qui avait porté les tribus d’Israël à se séparer du royaume centralisé à Jérusalem avait été le goût dominant de l’ancienne vie libre. Nous avons eu souvent l’occasion de remarquer que l’esprit de tribu, les habitudes de la vie nomade et patriarcale étaient vivaces encore en Joseph. Cet esprit ne se prêtait à aucune grande organisation ni civile, ni militaire, ni religieuse. Aussi les cinquante premières années du royaume séparé d’Israël ressemblent-elles tout à fait aux siècles des Juges. Pas de capitale ni de ville importante, pas de sultanat pompeux, desservi par des fonctionnaires, pas de finances, pas de temple central. Le mouvement de séparation des tribus s’était prononcé à Sichem. Jéroboam continua d’y demeurer. Éphraïm, sa tribu, fut, dans le royaume du Nord, ce que Juda avait été pour le Sud. Jéroboam fit quelques constructions à Sichem, mais rien qui approchât des ouvrages de Jérusalem. Il fortifia Phanuël ou Penouël, en Galaad, peut-être pour tenir ces contrées. Les tribus transjordaniennes, en effet, longtemps alliées de Juda, étaient comme suspendues entre les deux royaumes. Peut-être, vers la fin de sa .vie, Jéroboam résidait-il déjà à Thirsa[3]. Cette petite ville, qui fut, pendant une cinquantaine d’années, la capitale du royaume d’Israël, était si peu de chose, qu’on ne sait pas au juste où elle était située. On la place par conjecture à Thalusa, à une ou deux lieues au nord-nord-est de Sichem. Le temple de Jérusalem n’était achevé que depuis quelques années, et il n’avait pas, à cette époque, le prestige qu’il eut plus tard. Jéroboam ne crut donc nullement commettre un crime religieux en réglant, hors de Jérusalem, les lieux de culte de son royaume. Jéroboam était adorateur de Iahvé ; mais sa théologie n’allait pas loin. Il tint conseil ; on lui persuada d’élever deux veaux d’or à Béthel et à Dan[4]. Béthel avait un sanctuaire révéré. A Dan, Jéroboam trouvait le culte matérialiste de Iahvé établi par Milia et une famille sacerdotale acceptée[5]. Béthel et Dan, déjà sacrés depuis longtemps, devinrent ainsi les deux centres principaux de pèlerinage. Silo gardait une partie de son importance religieuse. La ville rubénite de Nebo, au delà du Jourdain, avait un culte de Iahvé richement organisé[6]. Soit pauvreté, soit goût pour les vieilles formes du culte, Jéroboam n’éleva pas de temple régulièrement bâti. Les bamoth, ou hauts-lieux à l’ancienne manière, subirent cependant quelques transformations. Jéroboam établit des cohanim à Béthel et à Dan, sans renfermer ses choix dans une famille déterminée[7]. Il fonda une fête annuelle, analogue à celle qui se célébrait en Juda, mais à une autre époque de l’année, le quinzième jour du huitième mois, à l’époque des vendanges. Lui-même venait à Béthel une fois l’an, sacrifiait sur l’autel et brûlait de l’encens. Les sanctuaires de Béthel, de Dan, et quelques autres, par exemple celui de Nebo[8], avaient une vaisselle d’airain pour les sacrifices et sans doute un lieu couvert pour les renfermer. Le rite des pains de proposition y était aussi pratique[9]. Or un tel rite supposait au moins une theca, une chambre comme les temples phéniciens taillés dans le roc en présentent toujours[10]. Voilà comment, bien que le royaume du Nord n’eût pas de temple comparable à celui de Jérusalem, il est souvent question, dans les affaires religieuses de ce pays, d’une maison de Iahvé, sise à Béthel ou à Silo[11]. L’habitude d’y apporter les prémices, d’y payer la Mine et d’y venir, trois fois l’an, célébrer le hag se régularisa peu à peu[12]. Silo, en particulier[13], fut, pour certaines tribus, une sorte de Jérusalem, où le hag se pratiquait avec solennité. La maison de Iahvé du royaume du Nord avait une porte avec des jambages en bois[14], un caphtor ou chapiteau et un saf ou linteau[15]. On l’appelait aussi miqdas mélek, le sanctuaire du roi, ou beth mamlaka, le temple royal[16]. Ce fut une formule chronologique de dire : Du temps où la maison de Dieu était à Silo[17], et cette période fut censée durer jusqu’à la fin du royaume d’Israël[18]. Nulle idée, on le voit, de l’unité du lieu de culte. Les montagnes continuaient d’être adorées. Le Tabor, en particulier, semble avoir été un lieu de sacrifices rituels fort estimés des tribus d’Issakar et de Zabulon[19]. Une localité qu’on appelait le Galgal, probablement à cause de quelque monument mégalithique, datant des anciens temps chananéens, est souvent mise, pour l’importance religieuse, en parallèle avec Béthel. C’était, à ce qu’il paraît, un point culminant, assez voisin de Silo, d’où l’on dominait tout le pays. On prétendait que Samuel y avait fréquemment tenu les assises d’Israël, et, à beaucoup d’égards, le lieu rappelait Mispa. On y venait des alentours ; on y offrait des sacrifices[20]. Les pèlerinages étaient fort dans le goût des tribus israélites. Comme les légendes patriarcales se rapportaient en grande partie au Négeb, en particulier à Beër-Séba, on allait à cette grande distance, malgré la difficulté de traverser le royaume de Juda, se retremper dans les vieux souvenirs et chercher le vent du désert[21]. Ces fêtes étaient, du reste, accompagnées de festins ; la jeunesse y prenait largement sa part ; si bien que l’on ne distinguait guère entre les fêtes religieuses et les fêtes profanes. Les pèlerinages constituaient, comme au moyen âge, une partie de la joie de la vie[22]. Tout cela faisait du royaume du Nord un champ beaucoup moins favorable que Jérusalem au développement d’un sacerdoce, d’une religion complète. Les fêtes, en particulier, dans le royaume d’Israël, restèrent rudimentaires, et la Pâque ne s’y développa guère[23]. Mais le prophétisme trouvait, dans ces mœurs si peu différentes des mœurs antiques, un terrain excellent. Les prophètes avaient été contraires au temple et favorables au schisme. Béthel et Silo possédaient un grand nombre de ces inspirés, extrêmement révérés des populations. On parlait surtout de cet Ahiah qui avait prédit, dit-on, la royauté à Jéroboam, et qui resta célèbre dans les annales prophétiques[24]. Ces hommes de Dieu créaient de grands embarras à l’autorité ; mais c’est bien en eux que résidait la tradition vraie de l’esprit. Écrasé à Jérusalem par l’autorité de la maison de David, le génie d’Israël se développait surtout dans le Nord. Les montagnes d’Éphraïm et du Carmel vont devenir, pendant plus de deux cents ans, le théâtre du mouvement religieux le plus fécond. Pendant que Jéroboam réagissait ainsi contre tout ce qu’avaient fait David et Salomon et replaçait les choses au point où elles étaient du temps de Saül, Roboam essayait, dans Jérusalem, de maintenir ce qui restait de l’œuvre de son père. La puissance, plus apparente que réelle, de Salomon s’évanouissait comme un mirage. Roboam lutta, pendant dix-sept ans, contre cette décadence. Prévoyant des invasions du côté de l’Égypte, il fit, fortifier toutes les villes de Juda, et y établit des dépôts de vivres et d’armes. Ces précautions ne servirent de rien. La cinquième année du règne de Roboam (vers 950), le roi Sésonq, le fondateur de la vingt-deuxième dynastie (bubastite), qui déjà avait donné la preuve de sa malveillance pour le roi de Jérusalem, en offrant un asile, dans les derniers temps de Salomon, à Jéroboam révolté, commença une de ces courses à travers la Syrie dont les rois d’Égypte avaient comme perdu l’habitude depuis les Ramsès. Les villes de Juda subirent le premier effort[25]. Le roi d’Égypte entra en maître dans Jérusalem. Il ne détrôna point Roboam[26] ; mais il s’empara des trésors du temple et du palais royal, en particulier des boucliers d’or de Salomon, déposés dans le palais Forêt du Liban, et des peltes d’or des officiers d’Hadadézer, qu’on avait conservés comme trophées de la victoire de David[27]. Le royaume d’Israël ne souffrit pas moins que celui de Juda de l’invasion de Sésonq[28]. Les villes de Taanach et de Megiddo furent prises. Sésonq, à son retour à Thèbes, fit graver sur des tables, dans son palais de Karnak, l’image de sa campagne. Les villes prises, au nombre de cent trente-trois, sont représentées sous la forme d’un captif engainé dans un cartouche ou bouclier obsidional. Ainsi, cinq ans après la mort de Salomon, Jérusalem est humiliée, polluée. Ces splendeurs du temple et des palais, toutes ces belles œuvres, fraîches encore et à peine terminées, sont déshonorées par le contact du vainqueur. Roboam fit remplacer les boucliers d’or par des boucliers d’airain ; ces armes de parade, qui servaient aux racim, quand ils accompagnaient le roi au temple, furent désormais déposées non plus au garde-meuble royal, mais à la caserne des gardes du corps, près de la porte du palais. La suzeraineté que le roi de Jérusalem avait exercée pendant plus de trois quarts de siècle sur les pays voisins de la Palestine avait à peu près cessé. A cinq ou six lieues de Jérusalem, expirait la puissance du fils de Salomon. La maison royale, cependant, continuait d’être puissante, et, en un sens, elle était mieux organisée qu’elle ne l’avait été sous les deux premiers règnes. Roboam eut un sérail de dix-huit famines, dont plusieurs étaient ses tantes et ses cousines. La reine préférée était Maaka, fille d’Absalom[29] ; son fils Abiam fut constitué chef de ses frères et destiné à la royauté. Les autres princes, au nombre de vingt-sept, reçurent des établissements dans les différents districts de Juda et de Benjamin. Les places fortes où ils demeuraient furent comme des petites cours, où l’on déploya un luxe royal et qui eurent des harems à la façon de Jérusalem[30]. Cette organisation fut probablement imitée sous les règnes suivants[31], et c’est peut-être pour cela que, depuis Roboam, la cour des rois de Juda n’offre plus les drames terribles qui avaient ensanglanté les palais de Sion sous les règnes de David et de Salomon. A part la puissance extérieure, le règne de Roboam ne différa pas autant qu’on pourrait le croire du règne de Salomon. Ce fut Louis XV après Louis XIV. Le mouvement prophétique paraît avoir été tout à fait nul. L’espèce de largeur d’esprit, non sans quelque relâchement moral, qui caractérisa les dernières années du règne de Salomon, continua sous Roboam. L’éclectisme religieux couvrit le pays de hauts lieux, de cippes sacrés, d’aséroth. Les sommets de collines étaient couronnés de ces symboles ; les bocages verts recelaient sous leurs ombrages des mystères que l’on supposait honteux. Au dire des rigoristes, toutes les impuretés chananéennes florissaient. L’ignoble hiérodule des temples phéniciens, le qadès, le kalb (le chien[32]), se rencontraient, à ce qu’il parait, dans le voisinage et presque à l’ombre du sanctuaire de Iahvé. Comme il n’y avait pas d’inquisition religieuse, de tels abus durent effectivement se produire ; mais, plus tard, les historiens orthodoxes exagérèrent tout cela, et peignirent un état religieux qui n’était pas celui de leur temps sous les plus noires couleurs. Abiam, fils de Roboam, ne régna que trois ans et fut toujours en guerre avec Jéroboam. Il différa peu de son père, eut comme lui un harem considérable, et fut enterré comme lui dans la sépulture royale de la Ville de David. Son fils Asa lui succéda. Jéroboam termina, vers le même temps, sa carrière agitée, et eut pour successeur son fils Nadab (vers 932). |
[1] La date de la scission des deux royaumes est fort indécise. On peut la placer entre 975 et 950 avant Jésus-Christ. Voyez Duncker, Gesch. des Alterthums, II (5e édit.), p. 87, note, et p. 180, note.
[2] I Rois, XIV, 19, 30 ; XV, 6 ; II Chron., XII, 15.
[3] I Rois, XIV, 17.
[4] I Rois, XII, 20 et suiv. ; II Rois, X, 29. Cf. Osée, VIII, 4 et suiv. ; X, 5 ; XIII, 2 ; XIV, 4, 9 ; Amos, II, 6 et suiv. ; IV, 1 et suiv. ; VIII, 11 ; Jérémie, XLVIII, 13.
[5] Juges, XVIII, 30, 31.
[6] Inscr. de Mésa, lignes 17-18.
[7] Fausse représentation dans II Chron., XI, 13 el suiv.
[8] Inscr. de Mésa, lignes 17-18. Voyez Journal des savants, mars 1887, p. 160 et suiv.
[9] Osée, IX, 4.
[10] Mission de Phénicie, p. 62 et suiv. Il est probable que le bama dressé par Mésa à Camos était du même genre.
[11] Exode, XXIII, 19 (Livre de l’alliance).
[12] Amos, IV, 4, 5. Cf. Exode, XXII, 28.29, XXIII, 16, 19.
[13] Juges, XVIII, 31 ; Jérémie, VII, 12 et suiv. ; XXVI, 6, 9. Cf. I Samuel, I, 3, 9, etc.
[14] Exode, XXI, 6.
[15] Amos, IX, capital.
[16] Amos, VII, 13. Le temple de Moab est aussi appelé miqdas (Isaïe, XVI, 12).
[17] Juges, XVIII, 31. Cf. Josué, VI, 21 ; I Samuel, 1, 7 ; IV, 3-5 ; II Samuel, XII, 20 (passage important : םיהלאה היכ avant qu’il y eût aucun temple à Jérusalem).
[18] Juges, XVIII, 30, 31. Le parallélisme des deux versets ne permet pas de voir le tabernacle des textes lévitiques dans םיהלאה היכ.
[19] Deutéronome, XXXIII, 19.
[20] Fréquentes mentions chez Amos et Osée, et dans les livres de Samuel. Comparez II Rois, II, 1, et Deutéronome, XI, 30 ; Robinson, Bibl. Res., II, 265-266. Aujourd’hui Djildjilia. Ne pas confondre avec le Galgal de Josué, vieux centre idolâtrique près du Jourdain (Juges, III, 19), ni avec la ville chananéenne de Galgal (Josué, XII, 23), près d’Antipatris.
[21] Amos, V, 5 ; VIII, 14. Comparez Genèse, XXI, 25-31 (pris des Légendes patriarcales).
[22] Amos, II, 7-8 ; V, 23 ; VIII, 3, 10, 13-14.
[23] Iom moëd, iom hag Iahvé. Osée, IX, 5.
[24] I Rois, XIII, 11 et suiv ; XIV, 1 et suiv.
[25] Maspero, Zeitschrift für ægypt. Spr., 1880, p. 47 ; Recueil de trav., t. VII, p. 100.
[26] La liste des villes prises par Sésonq qui se lit sur les pylônes de Karnak est en très mauvais état, et n’a pas une grande valeur. Elle commence par le Nord, et se compose des listes des conquêtes antérieures, que le scribe adulateur rapporte à Sésonq. Jérusalem n’y est pas nommée. Le mot Ichoudamélékha, où l’on voit d’ordinaire le titre roi de Juda, est une ville ; la figure placée à côté n’est pas, comme on l’a cru, le portrait de Roboam ; c’est une image symbolique de ville prise. Pas plus en égyptien qu’en sémitique, l’interversion de mots Iehouda mélek pour Mélek Iehouda ne serait possible [Maspero].
[27] I Rois, XIV, 26 ; II Samuel, VIII, 7 (grec). Voyez Thenius, p. 196.
[28] Maspero, Hist. anc., p. 340. Ceci écarte l’hypothèse d’une instigation de Jéroboam, qui serait assurément fort admissible, surtout si on attachait quelque valeur au texte grec des Rois, 24, d’après lequel Jéroboam aurait été gendre du roi d’Égypte. Voyez cependant Blau, dans la Zeitgchrift der d. m. Ges., 1861, p. 233 et suiv. ; Duncker, Gesch. des Alt., II, p, 181.
[29] Contradiction de I Rois, XV, 2,10, et de II Chron., XI, 20 ; XIII, 2.
[30] II Chron., XI, 18-23.
[31] Cf. Psaume XLV, 17.
[32] Voyez Corpus Inscr. sem., 1re partie, n° 86. Cf. Deutéronome, XXIII, 18, 19.