HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — LE ROYAUME UNIQUE

CHAPITRE XV. — ROBOAM. - DISLOCATION DU ROYAUME.

 

 

Si la royauté des Isaïdes était encore mal établie dans les tribus du Nord, dans le pays qui s’appelait par excellence Israël, elle était au-dessus de toute contestation en Juda. L’hérédité, qui avait été violée de Saül à David, et qui, de David à Salomon, n’avait été ni correcte ni sans orage, est maintenant une loi absolue dans la dynastie de Jérusalem. L’aîné du roi isaïde montera désormais sans rival sur le trône de Sion, pendant quatre cents ans[1]. Ce rare privilège fut considéré comme un don spécial de Iahvé, récompensant ainsi la dynastie qui lui avait érigé une maison stable, au lieu de la tente précaire où il avait résidé jusque-là.

Roboam, fils de Salomon et de Naama, fille de Hanoun, roi des Ammonites[2], parait avoir été un esprit borné et un caractère obstiné. Il eût fallu tout le contraire pour maintenir l’œuvre de David. Il eût fallu surtout exonérer les tribus d’Israël de la corvée et des charges de toute sorte, qui résultaient des dépenses de la cour et des grandes constructions de Jérusalem. Le Nord, bien moins détaché de la vie nomade que Juda et Benjamin, avait en aversion ces villes et ces palais, dont le Sud était fier.

A la nouvelle de la mort de Salomon, Jéroboam accourut d’Égypte et recommença ses agitations dans les tribus joséphites. Roboam se rendit à Sichem, pour recevoir l’investiture des tribus.

le mécontentement éclata. On reconnaissait les avantages de la royauté, et on en désirait la continuation ; mais on n’en voulait pas les charges. Roboam se trouva entre des conseils opposés. Il avait quarante et un ans ; mais il s’était entouré de jeunes étourdis, qui ne songeaient qu’à jouir du règne nouveau. Les vieux serviteurs de Salomon conseillaient de céder, du moins en paroles. Au contraire, la génération de courtisans qui arrivait au pouvoir avec le nouveau roi voulait le gouvernement à outrance. Ils persuadèrent au roi de résister. On résume ainsi les paroles, à la fois présomptueuses et provocatrices, que l’extravagant souverain aurait adressées aux tribus : Mon petit doigt est plus gros que la taille de mon père. Mon père a rendu votre joug pesant ; moi, je le rendrai plus pesant encore. Mon père vous a châtiés avec des fouets ; moi, je vous châtierai avec des scorpions[3].

La révolte alors fut ouverte. L’ancien cri des tribus d’Israël[4] :

Qu’y a-t-il de commun entre nous et David ?

Qu’avons-nous à faire avec le fils d’Isaï ?

A tes tentes, Israël !

Maintenant soigne ta maison, David !

ce cri, qui avait déjà servi de mot de ralliement à plus d’une sédition, se fit entendre de toutes parts. Le fédéralisme et le goût de la vie patriarcale reprirent le dessus[5]. Les Israélites quittèrent Sichem avec la résolution de ne plus se prêter à la corvée. Le roi eut de la peine à remonter dans son char et à regagner Jérusalem. La première fois qu’Adoniram[6] reparut dans les provinces, il fut assommé à coups de pierres. Jéroboam, que sa force corporelle et son courage désignaient pour la royauté, fut proclamé roi d’Israël par une assemblée des tribus.

Que faisait pendant ce temps l’armée royale, dont, les chroniqueurs nous racontent tant de merveilles ? La preuve que cette armée n’existait plus sérieusement, c’est qu’elle ne fit rien, quand elle aurait eu la meilleure raison d’agir. Roboam s’éternisa en préparatifs pour reconquérir son ascendant sur les tribus du Nord. Mais la forte génération du temps de David était bien morte. L’opinion se montrait indifférente. Les hommes de Dieu, réduits au silence durant tout le règne de Salomon, recommençaient à parler, même du côté de Jérusalem. Un certain Semaïah, prophète, se leva, en Juda, disant que Iahvé lui avait révélé ces mots : Vous ne vous mettrez point en route pour combattre Israël votre frère. Il fut convenu que tout ce qui était arrivé avait été l’effet de la volonté de Dieu. A vrai dire, toutes les familles humaines aiment l’indiscipline, et la force seule établit l’unité. L’œuvre politique de David et de Salomon était condamnée à jamais. Elle avait duré environ soixante et dix ans.

L’opposition de ces deux dénominations, Juda et Israël, existait dès le temps de Saül[7]. Elle tenait, comme nous l’avons montré, à des raisons anciennes et profondes. La scission, cette fois, fut irrémédiable. Juda et Benjamin demeurèrent fidèles à la famille de David. Tout le reste acclama Jéroboam. Une ligne passant à la hauteur de Béthel marqua la limite des deux royaumes. Les efforts qui seront tentés pour ressouder les deux moitiés séparées échoueront misérablement. Les alliances des deux royaumes seront elles-mêmes de courte durée. Juda traitera Israël d’infidèle ; Israël dépréciera David, raillera Salomon. Tout espoir d’un État sérieux ayant son centre à Jérusalem est perdu sans retour.

On achète toujours cher l’idéal qu’on aime, cet idéal fût-il excellent. L’amour de l’indépendance, de l’autonomie locale, de la vie agricole et pastorale, l’antipathie contre les grandes villes, contre les grandes organisations centralisées, le dégoût pour les recherches de Part et pour tous ces joujoux de cuivre et d’or par lesquels Salomon avait cru honorer Iahvé ; c’étaient là des sentiments hautement louables. Ils firent la grandeur religieuse d’Israël ; mais ils firent aussi sa faiblesse temporelle. Israël, divisé et incapable d’une forte résistance, sera le jouet des empires qui se partageront le monde. En revanche, son rôle spirituel, qu’une puissante royauté profane eût compromis, est désormais assuré.

L’avenir religieux d’Israël, en effet, dépendait de la liberté prophétique. Or cette liberté, absolument inconciliable avec l’existence d’un gouvernement régulier, cette liberté qui eût péri sans aucun doute dans un État fort, le royaume joséphite, malgré des luttes terribles, la garda toujours. Jérusalem, d’un autre côté, capitale d’un territoire extrêmement restreint, se trouva réduite au rôle de tête sans corps. Impuissante dans l’ordre politique et militaire, elle devint une ville toute religieuse. David, qui pensait ne bâtir qu’une ville forte, se trouva en réalité avoir bâti une ville sainte. Salomon, eu croyant élever un temple à la tolérance, bâtit la citadelle du fanatisme. Le champ clos fut préparé pour une des luttes les plus surprenantes de l’histoire. Tous les vents conspirent à enfler les voiles de celui qui accomplit un mandat divin. Ce qu’on fait contre lui tourne pour lui ; car ce qu’on fait contre lui, supprimant son rôle égoïste, le force à se replier sur son rôle sacré. Si l’œuvre de Salomon eût réussi, la force d’Israël se fût dissipée dans les orgies des jeunes fous qui entouraient Roboam ; il ne serait pas plus question d’Israël et de Juda que des petites royautés éphémères qui ont vécu et sont mortes dans les pays voisins. La hardie sécession des Joséphites détruisit la destinée vulgaire et assura la destinée transcendante d’Israël.

Jusqu’ici, en effet, l’histoire d’Israël n’a pas différé essentiellement de l’histoire des peuples de la même race et de la même région ; désormais cette histoire va entrer dans une voie particulière et qui n’a d’analogue chez aucun peuple. Les Moabites, les Édomites, les Ammonites, les Araméens de Damas ont eu des David et des Salomon. Aucun de ces peuples n’a eu de rôle religieux comme celui d’Israël. Le peuple hébreu va se développer d’une façon qui n’appartient qu’à lui. Iahvé cessera bientôt d’être un dieu local ou national ; les prophètes le proclameront Dieu universel, juste, unique. Le génie d’Israël fondera ainsi le culte pur, en esprit et en vérité. Et le monde éprouvera pour ces oracles étranges un attrait invincible. Fatiguée de ses vieilles chimères religieuses, l’humanité, dans mille ans, trouvera qu’elle n’a rien de mieux à faire que de s’attacher au principe obstinément proclamé par les sages d’Israël, d’Élie à Jésus.

 

 

 



[1] Au moins selon l’histoire reçue.

[2] Addition du Codex Vaticanus, après I Rois, XII, 21.

[3] Fouets armés de dards.

[4] I Rois, XII, 16. Cf. II Samuel, XX, 1.

[5] Opposition de ךילהא et ךחיב (passage précité). Notez II Rois, XIII, 5, סהילהאכ. Cf. Ps. LXXVIII, 55.

[6] Ce nom était devenu mythique, pour désigner le préposé aux corvées.

[7] I Samuel, XV, 4 (en observant l’omission des trois mois שיא חאו לארשי après שיא) ; XVIII, 16.