L’influence égyptienne, qui est si évidente sous Salomon, se borna, dans l’ordre des choses religieuses, à l’idée même du temple et au style de cet édifice. Certainement, la croyance que Iahvé résidait dans le debir, entre les keroubs, devait entraîner des conséquences. Un temple est toujours le principe d’une grande matérialisation du culte. Le temple suppose au dieu qui y demeure des besoins plus ou moins humains. Dès que le dieu a une maison, il est naturel de lui rendre cette maison commode et agréable. Les pains de proposition, adoptés par les Hébreux pour leurs sanctuaires, dès une époque fort ancienne, représentaient,, comme idée première, la nourriture du dieu, la table richement servie que les Égyptiens mettaient devant tous les êtres divins. Dans les sacrifices des hauts-lieux, de telles offrandes n’étaient pas nécessaires ; le dieu, c’est-à-dire l’air, le ciel, le feu cosmique, mangeait directement la viande de la bête immolée. Le dieu qui demeure dans un espace clos a d’autres besoins. Mettre devant lui les pièces de viandes et les y laisser jour et nuit, eût entraîné d’affreuses putréfactions. Des pains, symétriquement disposés, remplirent le même office. Les offrandes des prémices semblent, à cette époque ancienne, avoir été peu réglées. Il est possible qu’on les déposât dans la cella, d’où les prêtres les enlevaient nuitamment. Les fumigations d’encens étaient aussi un rite qui ne pouvait guère se développer que dans un sanctuaire fermé. Il était naturel que la maison du dieu fût imprégnée d’une bonne odeur, comme la maison des rois, et que, par conséquent, il s’y trouvât un réchaud pour y brûler des parfums. Cela obit d’autant plus nécessaire que la cella, humide et presque sans fenêtres, devait terriblement sentir le renfermé. Il est hors de doute que le peuple n’entrait jamais dans le debir. On s’imagina vile que les prêtres eux-mêmes s’interdisaient d’en franchir le seuil hors certains cas solennels. Un culte plus froid ne saurait guère se concevoir. A quoi, par exemple, servaient les candélabres dans une salle qui ne pouvait guère être visitée de nuit que par les chauves-souris ? Au fond, la construction du temple amena dans le culte très peu de modifications. Ces processions, ces liturgies variées, qui donnaient tant d’éclat aux sanctuaires de l’Égypte, restèrent inconnues en Israël. Le sacrifice continua d’être, comme au temps patriarcal, l’essence de la religion, et sans doute le rite n’en fut pas changé. Les sacrifices se passaient, comme toujours, en plein air. L’autel du temple était un bama entre tant d’autres, à portée du roi et de la cour. L’idée ne vint pas un moment que ce bama supprimât les autres bamoth ; cette idée-là mettra encore près de quatre cents ans à mûrir. Les sacrifices d’animaux nécessitaient une vaisselle d’airain considérable. C’était la principale richesse des temples phéniciens[1]. Le temple tic Salomon égala sûrement sous ce rapport les plus riches sanctuaires du temps. Tous les travaux de ce genre furent mis sur le compte d’un certain Hiram, homonyme du roi ou des deux rois de Tyr contemporains de Salomon. La légende le suppose issu du mariage d’un Tyrien avec une veuve Nephtalite, et semble dire qu’il se forma à l’école de son père dans l’art de travailler les métaux[2]. Salomon l’aurait fait venir, et lui aurait confié ses travaux d’airain. Tout l’outillage de bronze, œuvre censée de Hiram, fut l’objet d’une universelle admiration. L’imagination s’exerça principalement sur le grand bassin d’airain qu’on appelait Iam mousaq, la mer fondue. C’était une énorme vasque, aux rebords labiés comme ceux d’une coupe en forme de nénuphar, décorée d’oves, et portée sur douze bœufs, répartis en quatre groupes de trois, se présentant de front. On peut se figurer la forme de la vasque par la cuve d’Amathonte, au musée du Louvre. L’appareil était placé devant l’entrée du temple, à gauche en entrant, non loin de l’autel des sacrifices. C’était le réservoir central de l’eau nécessaire au service du temple. Les esclaves du temple le remplissaient et y puisaient au moyen de seaux, en montant sur des marchepieds. Le transport de l’eau se faisait ensuite au moyen de petits bassins, qui n’étaient que le cinquantième de la grande vasque. Ces bassins étaient posés sur des mekonoth mobiles[3], ou trains à quatre roues, qu’on conduisait à la main où l’on voulait. Les trains passaient pour des petits chefs-d’œuvre de sculpture. Les roues tournantes étaient ajustées à leurs essieux par le système de leviers coudés le plus élégant et le plus perfectionné[4]. Des écussons sculptés offraient les motifs ordinaires de la décoration salomonienne : lions, bœufs, keroubs, palmes, guirlandes festonnées. Le récipient des bassins semblait une sorte de chapiteau évasé. Ces dix élégants appareils étaient rangés, cinq par cinq, des deux côtés de l’entrée. Les autres ustensiles des sacrifices, les pots, les pelles, les patères, furent faits du même travail[5]. Nous n’avons qu’une notice insuffisante sur quarante-huit colonnes que Hiram aurait en outre fait fondre pour le temple et pour le palais de Salomon[6]. Ces immenses travaux de fonte d’airain ne furent pas faits à Jérusalem, où le sol ne s’y prêtait pas. Ils furent coulés dans le terrain argileux de la vallée du Jourdain, entre Succoth et Sarthan. L’orfèvrerie d’or n’était pas moins prodiguée. Outre les chandeliers d’or, il y avait des lécythes, des couteaux, des jattes, des plateaux, des éteignoirs en or tin. Les gonds des portes, dit-on, étaient d’or. De plus, le trésor du temple contenait les objets précieux que David avait rapportés de ses expéditions dans l’Aram et le Nord, et qu’il avait consacrés à Iahvé[7]. Déjà, on le voit, l’art d’Israël répugnait aux représentations de la figure vivante, aux scènes de la vie humaine, aux images d’objets réels, bornant volontairement ses ressources aux fleurs conventionnelles aux animaux conventionnels[8], aussi, aux êtres fantastiques. C’est là un fait capital ; car il est bien difficile d’admettre que, sur ce point, le piétisme du temps d’Ézéchias ait eu un effet rétroactif, et que toutes les œuvres salomoniennes aient été retouchées d’après les nouvelles idées. On a ainsi la preuve que le iahvéisme puritain, prêché par les prophètes, avait ses racines dès l’époque de David et de Salomon. C’est l’anthropomorphisme, surtout, qui était redouté. La plastique était admise, pourvu qu’elle ne s’appliquât à rien d’existant dans la nature. Les keroubs étaient un emblème tout païen ; à l’époque de Salomon, c’étaient des sphinx ; plus tard, ce furent des monstres assyriens. Les palmes, les grenades, les coloquintes, qui formaient les motifs principaux des décorations murales, avaient des liens avec le culte du soleil. En admettant que les piétistes aient pu marteler d’anciens reliefs plus vivants, il est douteux qu’ils y eussent substitué une décoration qui elle-même était de nature à soulever dans leur esprit des scrupules fondés. Quand le temple fut achevé, l’installation de l’arche s’y fit avec pompe, au mois d’étanim, à la date du hag qui se faisait en ce mois. Salomon y présida ; des bêtes innombrables furent tuées en sacrifice. L’arche fut posée sous les grands keroubs ; on conserva dans leurs anneaux les longues barres qui avaient servi autrefois à la porter. Quels objets contenait l’arche à cette époque ? Voilà ce qu’il est fort difficile de dire. Le nehustan ou serpent d’airain qu’on rapportait à Moïse s’y trouvait probablement[9]. Il en était de même de l’éphod et de quelques téraphim. Si jamais l’arche renferma des écritures, il faut supposer qu’on les en retira, au moment où le coffre sacre fut mis dans le debir. A partir du moment de l’installation de l’arche, Iahvé fut censé demeurer dans le debir, assis entre les ailes des anciens keroubs de l’arche et à l’ombre des nouveaux keroubs. Là était, dans une ombre mystérieuse, la gloire de Iahvé ; une nuée permanente était censée remplir le sanctuaire[10]. Le dieu résidait au sein de la terreur. Aucun œil humain ne le voyait. Plus tard, il ne fut permis qu’au chef des prêtres d’entrer dans le debir, et cela seulement une fois l’an. Le service religieux que Salomon établit paraît avoir été des plus simples. Trois fois par an, aux fêtes qui répondaient alors à Pâque, à la Pentecôte et à la fête des Tentes, il montait avec ses officiers[11], et offrait des oloth et des selamim sur l’autel d’airain qui était devant le temple. Il entrait dans le hékal, s’y prosternait[12], et brûlait de l’encens sur l’autel doré qui était devant la porte du debir[13]. Outre ces trois occasions solennelles, il est probable que le roi offrait souvent des oloth, peut-être même en offrait-il tous les jours[14], ou du moins aux néoménies et le jour du sabbat[15]. Roboam, le fils de Salomon, se rendait au temple avec ses gardes, armés de leurs boucliers de parade. Le tour de la phrase semble supposer que cela arrivait assez fréquemment[16]. Le sacrifice journalier du matin et du soir ne fut établi que bien postérieurement[17]. Salomon et ses successeurs immédiats paraissent avoir présidé directement aux actes de culte qui se pratiquaient dans le temple. Le temple, on ne peut trop le rappeler, n’est guère, à cette époque, que le sanctuaire domestique de la royauté. Pour les sacrifices, cependant, on avait besoin d’hommes spéciaux, et, d’ailleurs, quand le roi était absent, il fallait le remplacer. La classe des cohanim[18] gagnait ainsi chaque jour en importance. Logés autour du temple, ils vivaient dans l’oisiveté d’une bombance perpétuelle, entretenue par les offrandes. Le gros travail ne leur incombait pas. Ils avaient pour cela des esclaves, les Gabaonites, attachés au service de la maison de Dieu comme bûcherons et porteurs d’eau[19]. Le rôle liturgique d’un grand prêtre, ayant une prééminence fonctionnelle sur ses confrères, n’existait pas à cette date reculée. Le roi avait un cohen parmi ses hauts fonctionnaires, comme, plus anciennement encore, les gens riches avaient un lévi à leur service : mais c’était là une charge de cour, non un titre hiérarchique, ni un pontificat supposant sous lui un clergé organisé. Sadok fut le premier cohen du temple. Sa postérité est censée l’avoir desservi jusqu’à l’an 167 avant J.-C. Même après cette date, l’aristocratie sacerdotale continua de s’appeler sadokite, et de là vint ce nom de sadducéen qui joua un si grand rôle dans les luttes du christianisme naissant. Un temple crée toujours un culte compliqué et des services nombreux. Il était écrit que Jérusalem serait un grand centre liturgique. Salomon fut la cause éloignée du cérémonial pompeux qui se montre cinq cents ans plus tard, lors de la reconstruction du temple après la captivité. Tout ce qui se rapporte au costume des prêtres, lequel se borna d’abord au simple éfod de lin, ces surcharges de lourds ornements, pour la plupart imités du vestiaire sacré de l’Égypte[20], sont des innovations des grands liturgistes du VIe siècle. La musique sacrée était, dans l’ancien temple, peu développée. Les détails sur les brigades de chanteurs que David aurait organisées, ces célébrités musicales d’Asaph, d’Éthan, de Héman[21], sont des rêves du chroniqueur ecclésiastique de Jérusalem, transportant au temple de Salomon ce qui ne fut vrai que du second temple. La musique était, au temps de Salomon, l’accompagnement obligé de la vie des palais[22]. Il était naturel qu’on lui donnât une place, comme aux parfums, dans le palais de Iahvé. Mais il en est peu question dans les textes anciens[23] : C’est seulement aux processions qu’on trouve des joueurs d’instruments et des jeunes filles tambourinaires (toféfoth)[24] ; or, justement, le rituel du temple ne paraît jamais avoir admis de femmes musiciennes. Que devint l’urim et tummim dans toutes ces transformations ? On peut le supposer gisant au fond de l’arche. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, depuis la construction du temple, on ne le consulta plus. Après la captivité, on le vit reparaître dans le pectoral du grand prêtre ; mais, du temps des rois, l’éclat du prophétisme réduisit tout à fait, l’odieux tourniquet au silence. L’édification du temple fut le premier acte dans la destruction successive des scories superstitieuses du vieil Israël. L’étonnante précocité de l’esprit hébreu a souvent fait apparaître chez les Israélites certains phénomènes intellectuels et moraux, avant qu’ils fussent mûrs chez les autres peuples. Il n’est pas déplacé, à propos de Salomon, de parler de raison et de tolérance. Le fanatisme, du moins, fut tout à fait absent du caractère de ce roi. On ne trouve sous son règne aucun de ces massacres nationaux, vrais sacrifices humains en bloc, qui déshonorèrent le temps de Saül et de David. Parfois Salomon alla même jusqu’à une sorte d’éclectisme religieux. Les orthodoxes crurent ensuite tout expliquer en attribuant cette tolérance à l’influence des femmes étrangères[25], qui, selon eux, devint plus impérieuse sur Salomon, à mesure qu’il vieillissait[26]. Ces femmes lui auraient inspiré de la froideur pour le culte de Iahvé, et l’auraient entraîné vers les cultes exotiques. Ainsi les Sidoniennes le rendirent pieux envers Astarté ; les femmes ammonites lui firent révérer Milik ou Milkom. C’est là sans doute une imagination enfantine. La tolérance de Salomon fut la conséquence de toute la direction de son règne. Dans l’intérieur de Jérusalem, Iahvé, à ce qu’il semble, n’eut pas de concurrent. Mais la colline des Oliviers, vis-à-vis de Sion, compta beaucoup de sanctuaires païens, que l’on retrouve aujourd’hui[27]. Camos, le dieu moabite, eut aussi son haut-lieu[28]. De tous les côtés, les femmes bridaient de l’encens et sacrifiaient à leurs dieux. Les nombreux étrangers de Jérusalem, notamment les ouvriers phéniciens, faisaient de même. Aucun dieu n’était encore assez exclusivement le vrai dieu pour chasser absolument les autres. A Tyr, le temple de Melqarth, dieu aussi jaloux que Iahvé, n’empêchait pas qu’il n’y eût dans les faubourgs des chapelles à d’autres dieux, tels qu’Esmoun, Astoreth. Loin de mettre Iahvé hors de pair, le temple de Salomon proclamait au fond que Iahvé n’était qu’un dieu comme un autre, non inférieur, mais de peu supérieur à tous les autres, au moins hors de l’espace de terrain qui lui était spécialement consacré. |
[1] Corp. inscr. semit., 1re part., n° 5.
[2] I Rois, VII, 13 et suiv. Comparez II Chron., II, 12-13.
[3] הנכט. Serait-ce le mot machina, μηχανή ?
[4] Comparez les trépieds vivants, ouvrages d’Héphæstos, dans Iliade, XVIII, 373 et suiv.
[5] I Rois, VII, 23 et suiv. Cf. II Rois, XXV, 13 et suiv.
[6] I Rois, VII, 45, selon le grec.
[7] I Rois, VII, I. Cf. I Chron., ch. XXIX.
[8] Comparer les ivoires phéniciens ; par exemple, Mission de Phénicie, p. 500.
[9] II Rois, XVIII, 4. Le passage I Rois, VIII, 9, est bien plus récent et sans valeur.
[10] I Rois, VII, 11, 12.
[11] Circonstance conclue de II Rois, V, 18.
[12] Circonstance conclue de II Rois, V, 18.
[13] I Rois, IX, 25, passage très ancien, qui, plus tard, parut embarrassant et fut altéré, au moins quant à la ponctuation.
[14] I Rois, X, 5.
[15] II Rois, IV, 23.
[16] I Rois, XIV, 28.
[17] I Rois, XVIII, 36 ; II Rois, III, 20 ; XVI, 15.
[18] Le nom de lévites ne parait pas convenir, dès ces temps anciens, aux officiers du temple de Jérusalem. Il était réservé aux desservants des hauts-lieux de province.
[19] Josué, ch. IX.
[20] Voyez les descriptions de l’Exode et du Lévitique.
[21] I Chron., XV et XXV. Iduthun est une altération de copiste pour Ethan.
[22] II Samuel, XIX, 36. Comparez Amos, VI, 5.
[23] Amos, V, 23, se rapporte au culte du Nord, vers 800 avant Jésus-Christ.
[24] II Samuel, VI, 5, 15 ; Ps. LXVIII, 26.
[25] C’est le système favori des historiens piétistes, quand ils ont à rendre compte d’une défection religieuse. Nombres, XXV, 1 et suiv. ; Néhémie, XIII, 23 et suiv.
[26] I Rois, XI, 1 et suiv. ; II Rois, XXIII, 13.
[27] De Sauley, Premier voyage, II, 112-113.
[28] Peut-être sur le sommet du mons Offensionis.