HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — LE ROYAUME UNIQUE

CHAPITRE VIII. — MORT DE DAVID.

 

 

Et le roi David était vieux[1], avancé en âge, et, bien qu’on le couvrît de vêtements, il n’avait pas chaud. Et ses serviteurs lui dirent : Qu’on cherche pour monseigneur le roi une jeune fille vierge, et qu’elle se tienne devant le roi ; et qu’elle lui serve de compagne, et qu’elle couche dans son sein ; ainsi monseigneur le roi aura chaud. Et l’on chercha la jeune fille dans toute l’étendue d’Israël, et on trouva Abisag la Sunamite, et on l’amena au roi, et elle le servait ; mais le roi ne la connut pas comme épouse.

Cette pauvre fille n’aurait guère mérité de figurer dans l’histoire, sans mie circonstance qui lui prêta un rôle tragique. Sa beauté inspira une violente passion à l’un des fils de David, qui se consola par elle de la perte d’un royaume et joua pour elle sa vie. Nous verrons ces événements se développer à leur jour.

A mesure que le roi vieillissait, les intrigues se multipliaient autour de lui. Depuis la mort violente d’Amnon et d’Absalom, la succession à la couronne préoccupait tout le monde. David envisageait Salomon comme son successeur. Ce n’est pas qu’il fût l’aîné ; mais le roi trouvait en lui beaucoup de traits de sa nature, et, d’ailleurs, Bethsabée, dont l’entrée dans le harem avait été irrégulière, peut-être criminelle, exerçait le plus grand ascendant sur l’esprit de son mari. La tenue de Salomon était assez correcte. Il n’en était pas de même de celle d’Adoniah, fils de Haggit, l’aîné après Absalom, très bel homme avec cela, qui affectait tous les airs d’Absalom, sauf la révolte. C’était le personnage à la mode, le jeune premier de Jérusalem ; or la haute nouveauté du moment était le luxe des chevaux. Adoniah avait un char, des cavaliers, des coureurs, qui écartaient la foule devant lui ; et il disait sans cesse : Je veux être roi. Son père ne le reprenait pas comme il l’aurait dû. Adoniah ourdit son complot avec Joab et Abiathar. Mais Sadok, Benaïah, le prophète Nathan et la plupart des gibborim n’étaient pas avec lui.

Sans attendre la mort du roi, Adoniah voulut se faire proclamer, et, à l’insu de David, il fit préparer un grand festin dans les jardins qui étaient au sud de Jérusalem, à la jonction des deux vallées, près de la roche de Zohéleth et de la fontaine dite En-Rogel[2]. La vallée était pleine des bœufs, des veaux, des moutons égorgés. Adoniah invita ses frères, excepté Salomon, ainsi que les Judaïtes officiers du roi ; mais il n’invita ni Benaïah, ni les gibborim, ni Nathan. On criait déjà : Vive le roi Adoniah !

Nathan prévint Bethsabée, qui entra sur-le-champ dans la chambre où le roi était seul avec Abisag. Bethsabée se plaignit amèrement de la faiblesse du roi, qui laissait tout faire, et lui demanda de désigner officiellement son successeur. Nathan insista dans le même sens.

Le vieux roi prit son parti. Il réunit Sadok, Nathan, Benaïah et les Kréti-Pléti, fit monter Salomon sur sa mule, et ordonna de le mener solennellement de la hauteur de Sion au Gihon, c’est-à-dire à la source qui était à l’orient de la ville, versant ses eaux dans le val du Cédron[3]. Là eut lien le sacre. Nathan oignit Salomon comme roi d’Israël ; les trompettes sonnèrent ; on cria : Vive le roi Salomon ! Tout le peuple répéta ce cri. Puis l’on remonta au palais de Sion ; le peuple suivait le cortège, au son des fifres. On entra dans le palais ; Salomon s’assit sur le trône de David. David, étendu sur son lit, faisait des signes d’assentiment. Salomon reçut l’hommage des Kréti-Pléti et des officiers du palais. La joie était extrême ; une immense clameur retentissait à l’entour.

Adoniah et ses invités achevaient, en ce moment, leur festin à un quart de lieue de là. Joab, qui était avec eux, entendit le son de la trompette et tressaillit. Au même moment, Jonathan, fils du prêtre Abiathar, entra et apprit aux conjurés que la ville était en fête par suite de la proclamation de Salomon. Les invités se levèrent troublés et se dispersèrent. Adoniah monta rapidement à Sion, et saisit les acrotères de l’autel qui était devant la tente sacrée. Salomon réussit à les lui faire lâcher, par des promesses évasives, qui lui laissaient au fond sa liberté de vengeance pour l’avenir.

On ne sait pas combien de temps David survécut à cette espèce d’abdication. Son entente avec Salomon paraît avoir été complète. Le caractère de ces deux hommes était, au fond, assez analogue ; ce furent les événements qui firent entre eux toute la différence. La vie de brigand que le père avait menée lui donnait sur son fils, élevé dans le sérail, une grande supériorité. David recommanda à son successeur quelques personnes qui lui avaient fait du bien, surtout les enfants de Barzillaï le Galaadite, qui durent avoir leur place à la table royale. Il montra la noire perfidie de son âme hypocrite, en ce qui concerne Joab et Sémeï. Il avait pardonné à Sémeï dans un moment où la générosité lui était imposée. Il n’osa ensuite retirer la grâce consentie, parce qu’il l’avait scellée d’un serinent au nom de Iahvé ; mais, avant de mourir, il demanda à Salomon de trouver un biais pour faire mourir cet homme, qui l’avait blessé à mort : Tu es un homme habile, lui dit-il ; tu sauras ce que tu dois faire pour que ses cheveux blancs descendent au scheol avec du sang.

La commission qu’il donna à Salomon relativement à Joab fut encore plus odieuse. Il devait tout à cet énergique soldat ; mais il ne l’avait jamais aimé. Dans une foule de circonstances, il l’avait vu commettre des crimes dont au fond il n’était pas fâché, d’abord parce qu’il en profitait, ensuite parce qu’il pensait, selon la croyance d’alors, que ces crimes vaudraient à Joab une mort violente, de la part des élohim vengeurs. David n’aurait jamais osé le punir ; il avait trop besoin de lui, et, d’ailleurs, il se trouvait lié envers lui par des serments solennels. Mais il pensa que ces serments n’obligeaient pas Salomon. Dans le secret des derniers entretiens, il ne se crut plus obligé de dissimuler : Tu feras selon ta sagesse, dit-il à Salomon, et tu ne laisseras pas ses cheveux blancs descendre en paix au scheol[4]. Ces raisonnements nous révoltent, et pourtant de pareils scrupules impliquaient l’idée de dieux justes. La casuistique naissait assez logiquement de l’idée d’un pouvoir méticuleux avec lequel l’homme a un compte ouvert de crimes tarifés. Le débiteur cherche toujours à échapper à son créancier par des raisonnements subtils.

David mourut, à l’âge d’environ soixante-dix ans, après trente ans de règne, dans son palais de Sion. Il fut enterré près de là, au fond d’un caveau creusé dans le roc, au pied de la colline qui portait la Ville de David[5]. Tout cela se passait environ mille ans avant Jésus-Christ.

Mille ans avant Jésus-Christ ! C’est ce qu’il ne faut pas oublier, quand on cherche à se représenter un caractère aussi complexe que celui de David, quand on cherche à concevoir le monde singulièrement défectueux et violent qui vient de se dérouler sous nos yeux. On peut dire que la religion vraie n’est pas encore née. Le dieu Iahvé, qui prend chaque jour dans le monde israélite une importance hors de pair, est d’une partialité révoltante. Il fait arriver ses serviteurs ; voilà ce qu’on a cru remarquer et ce qui le rend très fort. Il n’y a pas encore d’exemple de serviteur de Iahvé que Iahvé ait abandonné. La profession de foi de David se résume en ce mot : Iahvé qui a sauvé ma vie de tout danger[6]... Iahvé est une forteresse sûre[7], un rocher[8], d’où l’on peut défier ses ennemis, un bouclier, un sauveur. Le serviteur de Iahvé est en toute chose un être privilégié. Oh ! combien il est sage d’être un serviteur exact de Iahvé.

C’est surtout en ce sens que à règne de David eut une extrême importance religieuse. David fut la première grande fortune faite au nom et par l’influence de. Iahvé. La réussite de David, confirmée par ce fait que ses descendants lui succédèrent sur son trône, fut la démonstration palpable de la puissance de Iahvé. Les succès des serviteurs de Iahvé sont les succès de Iahvé lui-même ; or le dieu fort est celui qui réussit. C’était là une idée peu différente de celle de l’islam, dont l’apologétique n’a guère qu’une seule base, le succès. L’islam est vrai ; car Dieu lui a donné la victoire. Iahvé est le vrai dieu par preuve expérimentale ; il donne la victoire à ses fidèles. Un réalisme brutal ne laissait rien voir au delà de ce triomphe du fait, matériel. Mais qu’arrivera-t-il le jour où le serviteur de Iahvé sera pauvre, honni, persécuté pour sa fidélité à Iahvé ? Ce qu’aura, ce jour-là, de grandiose et d’extraordinaire la crise de la conscience israélite se laisse dès à présent entrevoir.

 

 

 



[1] I Rois, I, 1 et suiv., 15.

[2] Sur la roche de Zohéleth, voir Clermont-Ganneau, endroits cités ci-dessus, au chapitre I de ce livre.

[3] C’est l’endroit qu’on appelle maintenant la Fontaine de la Vierge.

[4] I Rois, II, 3 et suiv.

[5] Le tombeau de David et des rois ses successeurs était vers l’extrémité sud d’Ophel, un peu au-dessus de la piscine de Siloé (Néhémie, III, 16). Des fouilles faites à cet endroit seraient sûrement fructueuses. Voir le passage cité comme de Josèphe par Théodoret, Quæst. in III Reg., quæst. 6. Cf. Clermont-Ganneau, Revue crit., 7 nov. 1887.

[6] I Rois, I, 29.

[7] II Samuel, XXII, 2, suiv. Ce psaume (ps. XVIII) n’est pas de David ; mais le ton des premières strophes convient bien à David.

[8] De là, l’habitude de désigner Dieu par le nom de sour, rocher.