HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — LE ROYAUME UNIQUE

CHAPITRE VI. — L’ARCHE À SION.

 

 

A partir du jour où l’arche devint ainsi sa voisine et presque sa vassale, David fui essentiellement l’homme de Iahvé et d’Israël. Sa royauté prit un caractère religieux que n’avait pas eu celle de Saül. David fut l’élu de Iahvé par excellence ; sa fonction devint une lieutenance de Iahvé. L’idée de la royauté de droit divin était fondée. Tout fut permis au roi, qui donnait à Iahvé un établissement stable, à la porte de sa propre demeure. En retour de ce service, Iahvé allait lui accorder le privilège alors le plus désiré et le plus rare[1], celui de voir sa postérité s’asseoir sur son trône, par une sorte de dévolution incontestée.

Ce fut ici la grande consécration de David, ce fut aussi la consécration de la colline de Sion. Désormais, l’arche n’en bougea plus. Il fut reçu que, entre tant de montagnes, bien plus désignées en apparence, c’était la petite colline de Sion qui avait été choisie par Iahvé, et pourquoi ? Justement parce qu’elle était petite et que Iahvé, étant très grand, très fort, aime les petits et les faibles, qui n’osent pas s’enorgueillir contre lui. Avoir l’arche à côté de soi, être le voisin de Iahvé et en quelque sorte son hôte, quelle incomparable faveur !

Dans les conceptions religieuses de presque tous les peuples sémitiques, une idée de haute faveur s’attachait au voisinage du temple ou de l’autel d’un dieu. Ces dieux antiques n’avaient qu’une sphère de puissance assez restreinte ; leur vue surtout était bornée, si bien qu’il fallait souvent se rappeler à eux[2]. C’était ce qu’exprimait le mot ger, joint au nom de la divinité dans des noms comme Gérel, Géro, Géresmoun, Gérastoreth[3], etc. Par ce titre de ger, on devenait le protégé du dieu ; on demeurait à son ombre, dans la zone de sa protection[4]. La divinité conçue comme ailée[5] ; sous ses ailes, le mal ne pouvait vous atteindre. Le voisinage d’un dieu était, de la sorte, une chose fort recherchée. Combien plus devait l’être l’avantage de le tenir en quelque sorte à côté de soi, d’être maître de ses oracles ! L’imagination israélite travailla fort en ce sens.

Ô Iahvé ! qui peut être le ger de ta tente ?

Qui peut habiter sur ta montagne sainte ?[6]

On ne répondait pas encore par la belle formule du Psaume XV : Le vrai ger de Iahvé, c’est l’honnête homme ; mais une grande intensité d’amour commençait déjà à se produire autour de cette colline ; l’élection de Sion était faite pour l’éternité.

La pose de l’arche dans sa tente sur le mont Sion fut donc une heure décisive dans l’histoire juive, bien plus décisive en un sens que l’érection du temple lui-même. L’un de ces actes, d’ailleurs, était la conséquence de l’autre. Pour la nécessité des sacrifices, un autel fut élevé devant la tente. C’était un autel taillé, ayant des acrotères[7]. Il paraît que David pensa souvent à élever autour de l’arche une maison permanente en pierre[8]. L’idée de ces maisons des dieux, très vieille en Égypte[9], faisait en ce moment le tour du monde. Les Grecs s’en emparaient et dressaient de petits habitacles à leurs xoana. Les anciennes populations chananéennes n’avaient pas de temples ; mais Tyr et Sidon, plus influencées par l’Égypte, en avaient ; les Philistins en avaient[10]. Quand même des textes, modernes il est vrai, ne nous diraient pas que David eut l’idée de bâtir une maison pour y mettre l’aron, il faudrait le supposer a priori. Les métaux précieux que David rapporta de ses expéditions contre les Araméens, les Ammonites et les autres peuples, furent consacrés à Iahvé, pour être convertis en ustensiles religieux[11]. Mais les revenus nécessaires pour de grandes constructions n’étaient pas encore assez assurés. Peut-être aussi la désorganisation momentanée qui marqua les dernières années de David empêcha-t-elle la réalisation du dessein qu’il avait formé. Les restes des écoles de prophètes de Raina étaient, d’ailleurs, très contraires à l’érection d’un temple[12]. L’ancienne simplicité du culte leur convenait bien mieux. Quant aux tribus du Nord, elles avaient toutes sortes de raisons politiques et religieuses pour voir l’érection d’un temple, à Jérusalem, de très mauvais œil.

C’est également à David qu’il faut faire remonter la première organisation, très rudimentaire encore, du sacerdoce de Iahvé. Jusque-là, il n’V avait pas en Israël de sacerdoce national. Chaque sanctuaire avait ses lévis et ses cohanim, plus ou moins héréditaires, maniant l’éphod avec un droit presque égal. L’arche n’était nullement le point unique où l’on trouvait Iahvé et où l’on venait le consulter. Pendant que l’arche est à Kiriat-Iearim, en particulier, on ne voit pas du tout que ce point ait été un grand centre religieux. Abinadab et ses fils suffisaient au culte. Les prêtres de Silo et les prêtres de Nob avaient plus d’importance : les premiers descendant les seconds de cet Ahimélek qui donna à David l’épée de Goliath, et que Saül fit mettre à mort. Par la translation de l’arche à Jérusalem, le sacerdoce se régularise. Dans le court tableau que nous possédons des grands fonctionnaires de David, à la suite du sar-saba, du sofer et du mazkir, figurent deux cohanim[13], Sadok, fils d’Ahitoub, et Abiathar, fils d’Ahimélek, le prêtre de Nob[14]. Un certain Ira le Jitrite, qu’on trouve dans la liste des gibborim, est ailleurs qualifié prêtre de David[15], comme s’il s’agissait d’un emploi de domesticité. Le sacerdoce, du reste, était libre encore. Ainsi tous les fils de David sont qualifiés de cohanim[16].

David prépara donc pour l’avenir l’unité de lieu de culte et l’unité du sacerdoce ; mais il ne les réalisa pas. Les anciens lieux religieux continuèrent de fleurir. En face de Jérusalem, sur le haut du mont des Oliviers, on adorait Dieu librement[17].

A la porte même de son palais, David érigea un autel dans les circonstances les plus particulières[18]. Il y avait là une aire qui appartenait, dit-on, à un Jébuséen nommé Arevna ou Averna. Une maladie épidémique décimait la ville, et on croyait voir au-dessus de ladite aire se dresser l’ange de Iahvé la main étendue pour exterminer[19]. Le prophète Gad conseilla d’élever un autel à Iahvé sur cette aire. Arevna, s’il faut en croire la tradition, voulut donner l’emplacement. David tint à l’acheter, ainsi que les bœufs, les herses, les bois d’attelage qui étaient là, et qui servirent à l’holocauste. Il bâtit ensuite l’autel, et y offrit de beaux sacrifices. L’aire d’Arevna est l’endroit même où fut bâti, quelques années après, le temple de Salomon.

Silo, Béthel, Nob, perdirent, par suite de ces innovations, une partie de leur importance religieuse. Hébron, au contraire, resta la ville sainte de Juda. C’était un des principaux centres du culte de Iahvé ; si bien qu’on V allait même de Jérusalem pour accomplir certains vœux faits à Iahvé[20] Ce qui fut centralisé dans la tente sacrée, ce furent, à ce qu’il semble, les consultations par l’oracle. Passé David, on ne voit plus d’éphod, d’urim et tummim privés. Par la marche de la raison publique, et surtout par l’influence des prophètes, ce grossier usage commençait à tomber en désuétude.

Sans le savoir et sans le vouloir, David travailla donc au progrès religieux. Le sentiment religieux ne parait pas avoir été, chez lui, supérieur à ce qu’il fut chez Saül et chez ses contemporains. Mais son esprit était plus rassis ; il vit l’inanité de certaines superstitions où se noya le pauvre Saül. Dans la première période de sa vie, il abuse de l’éphod, comme tout le monde. Depuis son établissement définitif à Jérusalem, on dirait que ces folies sont supprimées. Les téraphim, intimement liés à l’éphod, disparaissent également.

Nous possédons certainement, dans l’histoire de David, plus d’une page du temps de David même. Ces pages ont un ton raisonnable, presque rationaliste, qui surprend. Il n’y a pas un miracle proprement dit dans le fond de l’histoire de David. Tout le récit de la révolte d’Absalom, en particulier, morceau si suivi, et qui peut être l’œuvre d’un mazkir, ne présente pas un seul acte superstitieux, une seule consultation de l’éphod. Tout s’y passe entre politiques, discutant en politiques et militaires sensés[21] ; le ton est celui d’une piété éclairée comme celle du Télémaque de Fénelon. Ce n’est plus la religion à recettes du temps des Juges, rappelant par sa matérialité le paganisme italiote ou gaulois. Les enfantillages du temps de Samuel et de Saül sont démodés. Les idées se clarifiaient ; l’ancien élohisme, oblitéré par les scories iahvéistes, reparaissait ; une école de sages déistes se formait, à Jérusalem, autour de la royauté.

La liturgie de ces temps reculés était très simple, et sans doute celle de Iahvé ne différait pas de celle qui se pratiquait en l’honneur de Baal ou de Milik. Les prières et les hymnes se composaient de ces formules déprécatives qui remplissent les Psaumes, criées à tue-tête, avec des danses et de grands éclats de voix. Il s’agissait de forcer l’attention du dieu, de se faire remarquer de lui à tout prix[22] ; pour cela, on faisait le plus de bruit possible ; c’était ce qu’on appelait teroua. Un rudiment de musique sacrée existait peut-être déjà[23]. Plus tard, on prêta à David un rôle de chorège et de législateur musical très exagéré[24].

David parait, en effet, avoir aimé la musique, joué des instruments et pratiqué l’orchestrique à la manière des anciens[25]. Il fit des poésies. L’élégie sur la mort de Jonathan et celle sur la mort d’Abner sont très probablement de lui. II n’est pas impossible que, dans le petit poème méconnaissable II Samuel, XXIII, 1-7, il y ait aussi quelques bribes de poésies du vieux roi[26]. David appartenait à l’ancienne école d’où proviennent les cantiques du Iasar. Sa manière n’était pas la strophe banale et amplifiée, sans rien de circonstanciel, qui domine dans la plupart des psaumes. De bonne heure, cependant, on s’habitua à lui prêter des compositions de ce genre[27]. Plus tard, à l’époque relativement moderne où l’on fit des collections de psaumes[28], son nom fut mis sans discernement en tête de pièces du genre sir ou mizmor, qui ont avec lui aussi peu de l’apports que possible.

Porté au trône en partie par l’influence des prêtres de Nob et des prophètes de Raina, David aurait dû, d’après notre manière de raisonner, être fort livré aux influences que nous dirions cléricales. Il n’en fut rien. Comme Charlemagne, David fut le roi des prêtres, mais en même temps le maître des prêtres. Les tracasseries qui troublèrent la vie de ce pauvre Saül n’existèrent pas pour lui. Comme le roi de France, il tint en bride la théocratie, tout en partant d’un principe fortement théocratique.

Le prophétisme, qui était arrivé par Samuel à une si grande importance, se vit rejeté dans l’ombre sous David. Un pouvoir laïc exista. Aucun inspiré de Iahvé ne pouvait prétendre à rivaliser avec un favori de Iahvé, tel qu’était David. Les prophètes Gad et Nathan ont auprès du roi un rôle tout à fait secondaire[29], que, plus tard, les historiens de l’école prophétique cherchèrent à grossir[30]. Gad, intitulé bizarrement le voyant de David[31], figure comme un officier de la cour. Ni Gad ni Nathan n’eurent dans la direction du règne aucune influence appréciable. C’est après l’abaissement du principe royal, dans une centaine d’années, que le principe prophétique se relèvera et prendra une influence directrice, parfois prépondérante jusqu’au jour où, par la disparition complète du pouvoir civil, il deviendra l’essence même et le tout de la nation.

 

 

 



[1] Nous avons la liste des rois d’Édom (Genèse, XXXVI, 31 et suiv.). Pas un n’est fils de son prédécesseur.

[2] Voir Revue archéol., juin 1879.

[3] Voyez Revue des études juives, oct.-nov.-déc. 1882, p. 167168 ; Corpus inscr. semit., Ire partie, p. 95, t. I.

[4] Ps., XCI, 1.

[5] Ps., XVII, 8 ; XXXVI, 8 ; LVII, 2 ; LXI, 5 ; LXIII, 8. Comparez la patère de Palestrina, Corp. inscr. semit., Ire part., n° 161, pl. XXXVI.

[6] Ps., XV, 4. Cf. V, 5.

[7] I Rois, I, 50.

[8] II Samuel, VII.

[9] La vieille Assyrie n’avait pas de temple proprement dit.

[10] Juges, XVI, 23 et suiv. ; I Samuel, V, 2 et suiv. ; XXXI, 10.

[11] II Samuel, VIII, 11-12.

[12] Prescriptions du livre de l’Alliance.

[13] II Samuel, VIII, 17 ; XX, 25-26.

[14] Même dans les documents les plus anciens, il y avait sur ces personnages beaucoup de confusions.

[15] II Samuel, XX, 26. Lisez sûrement ירהיה. La confusion de א et ה était très facile dans l’ancienne écriture.

[16] II Samuel, VIII, 18.

[17] II Samuel, XV, 32.

[18] II Samuel, XXIV, 14 et suiv.

[19] La rédaction de cette tradition n’étant pas fort ancienne, on pourrait être tenté de faire un rapprochement entre ce méphitisme et le nom d’Averna ou Orna : mais tout cela est fort douteux.

[20] II Samuel, XV, 8 et suiv.

[21] Il en est de même de I Rois, I. Il n’y a là ni prophéties ni oracle.

[22] Les danses religieuses des nègres partent du même principe.

[23] Ps. LXVIII, 26 ; Amos, V, 23 ; VIII, 3, 10.

[24] En général, tous les détails musicaux donnés par les Chroniques appartiennent au second temple.

[25] Amos, VI, 5 ; I Samuel, XVI, 14 et suiv., II Samuel, VI, 14 et suiv. ; XXIII, 1.

[26] A l’époque où ce morceau fut composé, David était déjà censé l’auteur des Psaumes (verset 1).

[27] II Samuel, ch. XXII, morceau qui se retrouve dans le Psautier, ps. XVIII.

[28] Vers 200 ou 300 ans avant Jésus-Christ.

[29] Noter surtout, I Rois, I, 92 et suiv., combien Nathan est subordonné.

[30] L’épisode de Nathan et d’Urie (II Samuel, ch. XI, XI) parait inventé de toutes pièces.

[31] II Samuel, XXIV, 11.