HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — LE ROYAUME UNIQUE

CHAPITRE V. — LA RELIGION SOUS DAVID.

 

 

Le règne de David marqua dans le progrès du iahvéisme un pas considérable[1]. David paraît avoir été un serviteur de Iahvé, bien plus exclusif que Saül. Iahvé est son protecteur ; il n’en veut pas d’autre. Il a un pacte avec Iahvé, qui doit lui donner la victoire sur ses ennemis, en retour de l’assiduité de son culte. Pas un mouvement de piété pure ne paraît s’être fait jour dans cette âme essentiellement égoïste et fermée à toute idée désintéressée. Entre David et Iahvé, comme entre Mésa et Camos[2], il y a un prêté-rendu d’une exactitude absolue. Iahvé est un dieu fidèle, solide, sûr ; David est un serviteur fidèle, solide, sûr[3]. Les succès de David sont les succès de Iahvé. La fondation du nouveau royaume fut de la sorte censée être une œuvre de Iahvé. Le iahvéisme et la dynastie davidique se trouvèrent intimement associés.

Nul sentiment moral, du reste, chez Iahvé, tel que David le connaît et l’adore. Ce dieu capricieux est le favoritisme même ; sa fidélité est toute matérielle ; il est à cheval sur son droit jusqu’à l’absurde. Il se monte contre les gens, sans qu’on sache pourquoi. Alors on lui fait humer la fumée d’un sacrifice, et sa colère s’apaise[4]. Quand on a juré par lui des choses abominables, il tient à ce qu’on exécute le hérem. C’est une créature de l’esprit le plus borné ; il se plaît aux supplices immérités. Quoique le rite des sacrifices humains fût antipathique à Israël, Iahvé se plaisait quelquefois à ces spectacles. Le supplice des Saülides, à Gibéa, est un vrai sacrifice humain de sept personnes, accompli devant Iahvé, pour l’apaiser[5]. Les guerres de Iahvé finissent toutes par d’affreux massacres en l’honneur de ce dieu cruel[6].

De cette préférence, hautement proclamée et presque affectée, pour Iahvé, s’ensuivait-il, de la part de David, une négation formelle des autres dieux ? Non certes. Un très ancien narrateur[7] lui met dans la bouche, quand il est persécuté, un discours où il maudit ses ennemis, qui, en le chassant du pays de Iahvé, le forceront à servir des dieux étrangers ; tant il était reçu qu’on pratiquait la religion du pays où l’on entrait. Durant son règne, David ne paraît pas avoir commis un seul acte d’intolérance religieuse. Iahvé ordonne quelquefois des massacres, des actes sauvages[8] ; mais il n’est pas encore jaloux, fanatique de son culte exclusif, comme il le sera plus tard. Pas une des atrocités que Iahvé conseille à David n’a pour but de chasser un dieu rival. Bethsabée et Benaïah parlent à David de Iahvé comme de son patron ou de son dieu domestique, jamais comme du dieu absolu : Iahvé, ton Dieu.... ; Iahvé, le dieu de monseigneur le roi[9]..... Aucune dénomination divine n’était encore exclusive des autres. Parmi les noms des fils de David, il en est plusieurs où l’on mettait indifféremment Baal ou El. Ainsi celui qui est appelé Éliada dans certains textes historiques, est nommé dans d’autres Baaliada.

On peut comparer une telle situation religieuse à celle d’un franciscain exalté du moyen âge. Aux yeux de ses fidèles, François d’Assise avait, sur tous les autres patrons célestes, une immense supériorité. Le dévot de saint François ne perdait pas une occasion de déclarer qu’il ne voulait pas de protection en dehors de celle de saint François, que toutes les protections lui paraissaient peu de chose auprès de celle-là, qu’il voulait devoir son salut à saint François tout seul ; assertions qui l’entraînaient à une sorte de dédain apparent pour le commun des bienheureux. Cela impliquait-il, cependant, que, dans sa pensée, il fallût détruire les églises des autres saints, les chasser du paradis ? Non ; c’était l’expression ardente d’une adulation qui impliquait bien dans la forme quelque chose de peu flatteur pour la foule des personnages surhumains, mais non la négation directe de leur existence. Le franciscain le plus convaincu n’en invoquait pas moins saint Roch en temps de peste, ou saint Nicolas en ses voyages de mer. Ainsi David put très bien n’avoir ostensiblement le culte que d’un seul dieu protecteur, sans trouver mauvais qu’un de ses fils s’appelât Baaliada, ni qu’on sacrifiât à Milik sur les hauteurs voisines de Jérusalem, ni que, tour à tour, dans un même endroit, on sacrifiât à Iahvé, à Baal et à Milik. Sur les cachets hébreux provenant de Jérusalem, et qui paraissent remonter aux temps anciens de la royauté, le composant Milik se présente souvent[10].

Ce n’est pas directement, d’ailleurs, c’est indirectement et par voie de conséquence que David exerça une influence de premier ordre sur la direction religieuse d’Israël. Par la construction de Jérusalem, il créa la future capitale du judaïsme, la première ville sainte du monde. Cela ne fut guère dans ses prévisions. Sion et les lourds bâtiments qui la couronnaient furent pour lui une forteresse, rien de plus. Cependant il posa la condition de la destinée religieuse de cette colline ; car il commença d’y centraliser le culte national. Iahvé s’acheminait lentement vers la colline qu’il avait choisie. Grâce à David, l’arche d’Israël trouva sur la colline de Sion la fin de ses longues pérégrinations.

Nous avons laissé le meuble sacré à Kiriat-Iearim, dans la maison d’Abinadab, sur la hauteur. Par suite de la funeste bataille d’Afek, l’arche avait été perdue pour Silo et la tribu d’Éphraïm, qui l’avaient gardée auparavant. David tenait essentiellement à doter sa nouvelle capitale de cet objet, dont l’importance politique ne pouvait échapper à son esprit clairvoyant. La cérémonie de translation fut solennelle[11]. La distance de Kiriat-Iearim à Jérusalem est d’environ deux lieues. On fit un char neuf, sur lequel on mit le précieux coffre avec ses keroub : des bœufs le traînaient. Les deux fils d’Abinadab, Uzza et Ahio, marchaient en tête. David et le peuple dansaient devant Iahvé, au son des cinnors, des harpes, des tambourins, des sistres et des cymbales.

Iahvé était un dieu terrible, on se rappelait que les Philistins n’avaient pas voulu garder chez eux cet hôte redoutable, et l’avaient renvoyé pour qu’il devînt ce qu’il voudrait. Un accident qui survint dans le cortège troubla l’enthousiasme joyeux. Un des fils d’Abinadab, ou peut-être simplement, un des hommes du cortège, tomba évanoui, et, dit-on, mourut. Cela parut une marque du mécontentement de Iahvé. On s’arrêta. David eut peur de Iahvé ce jour-là, et, ne voulant point amener l’arche à Sion, il la fit déposer dans la maison d’un certain Obédédom[12] qui devait être située vers les abords nord-ouest de la ville actuelle. Obédédom était un de ces Gattites qui s’étaient attachés à la fortune de David. Sa qualité de non israélite faisait peut-être croire que Iahvé serait moins exigeant et moins sévère envers lui qu’envers ceux qui avaient à son égard un pacte plus spécial ; peut-être aussi Obédédom, étranger à la religion de Iahvé, fut-il moins effrayé que les autres des responsabilités qu’il encourait, et laissa-t-il faire.

L’accident de la route donna bien vite naissance à des légendes. On raconta qu’Uzza, ayant vu les bœufs broncher et l’arche sur le point de tomber, porta la main pour la soutenir. Or Iahvé ne souffrait pas plus d’être touché que regardé. Il n’aimait pas qu’on se mêlât de ses affaires, même pour l’aider. Il frappa de mort l’indiscret. On fit des remarques sur les noms de lieux. L’endroit où l’accident était arrivé s’appelait Pérès-Uzza, et il y avait là une aire dite Gorn-Natron ou Gorn-Kidon, noms auxquels on trouva des sens fâcheux.

L’arche resta trois mois dans la maison d’Obédédom, et fut pour cette maison une source de bénédictions. David alors se ravisa, et, voyant que le coffre portait bonheur, le voulut près de lui, dans sa ville de Sion. La distance était très peu considérable. David organisa une translation à bras, plus solennelle encore que la première, et dont on raconta également des merveilles. De six pas en six pas, on immolait un taureau et un veau gras. David, revêtu d’un éfod de lin, dansait de toute sa force devant Iahvé. Le peuple dansait, criait, sautait à l’entour, au son des trompettes et des instruments. L’arche fut ainsi amenée jusqu’à Sion, où on lui avait préparé une tente, sans doute dans le millo, à côté du palais[13].

On sent encore le rythme de ces danses sacrées dans un cantique, remanié à plusieurs reprises, qui nous a été conservé dans le livre des Psaumes. Le début du cantique nous reporte aux temps les plus antiques du culte d’Israël[14] :

Que Dieu se lève, et que ses ennemis se dissipent ; que ceux qui le haïssent fuient devant sa face. Comme disparaît la fumée, qu’ils disparaissent ; comme la cire se fond à l’aspect du feu, ainsi périssent tes adversaires, ô Iahvé !...

Chantez à Iahvé, célébrez son nom. Aplanissez la voie à celui qui s’avance sur son char dans la plaine. Iah est son nom ; dansez devant lui.

Ô Dieu, quand tu sortis à la face de ton peuple, quand tu t’avanças dans le désert, la terre trembla, les cieux se fondirent, à la vue de Dieu... ce Sinaï... à la vue du dieu d’Israël.

Montagnes de Dieu, montagnes de Basait ; montagnes aux sommets dentelés, montagnes de Basan, pourquoi jalousez-vous, montagnes dentelées, la montagne où Iahvé a choisi de demeurer. Oui, il V demeurera durant toute l’éternité.

Char de Dieu... myriades et milliers d’Israël[15], le Seigneur vient[16] du Sinaï dans le sanctuaire...

Le monde a vu ta marche triomphale, ô Dieu, la marche de mon Dieu, de mon roi, dans son sanctuaire.

En tête, sont les chanteurs, puis viennent les joueurs d’instruments, au milieu des jeunes filles battant du tambour.

Dans vos groupes, bénissez Dieu, bénissez Iahvé, vous tous qui êtes de la source d’Israël.

Ici, le petit Benjamin, qui dirige les autres ; ici, les princes de Juda et leur troupe ; là, les princes de Zabulon, les princes de Nephtali...

Planez la route[17] à celui qui roule son char sur la voûte des cieux éternels. Quand il fait éclater sa voix, c’est une voix forte.

Sa puissance s’étend sur Israël, sa force sur les nuées.

On offrit de nombreux sacrifices. On distribua des pains, des gâteaux de raisins secs, les viandes des sacrifices, et tout le monde fut rassasié. Les femmes et le peuple furent enchantés de voir David danser avec eux. Les dames du harem, au contraire, ne purent s’empêcher de sourire. Au moment où l’arche entra dans la ville de David, Mikal, la fille de Saül, regardait par la fenêtre du palais, et vit son mari sauter devant Iahvé, selon l’usage antique, il la grande joie des servantes et des petites gens. En le retrouvant, elle eut des railleries amères, auxquelles David répondit fort sensément : J’aime mieux ce qui me relève aux yeux des servantes que ce qui me préserverait du ridicule à vos yeux. On prétendit que, si Mikal n’eut pas d’enfants, ce fut à cause du peu de respect qu’elle témoigna en cette circonstance pour Iahvé.

Cette jolie légende paraît être éclose dans le monde prophétique du temps d’Ézéchias. Elle semble répondre à l’antipathie des femmes de la cour pour les dévotions iahvéiques, et à l’espèce de respect humain qui empêchait les gens du monde de s’y livrer. Si David fit à Mikal la réponse que l’on dit, il eut certes mille fois raison. Par l’installation de l’arche à Jérusalem, il venait d’accomplir un acte de politique d’importance capitale.

 

 

 



[1] La partie religieuse du règne de David ne nous est connue que par des documents postérieurs de trois cents ans à peu près. Il n’en faut tenir compte que pour le fait de la translation de l’arche à Sion, qui pourrait presque se conclure de l’érection du temple de Salomon.

[2] Inscription de Daibon.

[3] Notez les sens du mot זטא, également applicable à Dieu et à l’homme.

[4] I Samuel, XXVI, 19.

[5] II Samuel, XXI, 6, 9. Inscription de Mésa, lignes 11-12.

[6] Comparer Mésa, lignes 16-18.

[7] I Samuel, XXVI, 19.

[8] Noter surtout l’épisode du recensement (II Samuel, XXIV, fort ancien, du même auteur que le ch. XXI, on est raconté l’épisode des Saülides crucifiés).

[9] I Rois, I, 15 et suiv., 37 et suiv.

[10] De Vogüé : Mél. d’arch. orient., p. 138 ; Lévy (de Breslau), Gemmen, p. 38, 44 ; Clermont-Ganneau, dans le Journal asiatique, mars 1883, p. 130.

[11] II Samuel, VI, récit vrai au fond, entouré de circonstances légendaires.

[12] Nom singulier. Il faut peut-être lire Abdadam. Cf. Corpus inscr. semit., 1re  partie, n° 295, et Journal asiat., avril-juin 1887, p. 469-471 (Berger).

[13] II Samuel, VI, 17.

[14] Ps. LXVIII. Quelques-unes des strophes qui suivent peuvent aussi avoir servi pour l’inauguration du temple sous Salomon. Le psaume en question parait composé de fragments liturgiques de diverses époques.

[15] Comparez Nombres, X, 33.

[16] Cf. Deutéronome, XXXIII, 2.

[17] Versets 33-34.