HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — LE ROYAUME UNIQUE

CHAPITRE IV. — GUERRES DE DAVID.

 

 

La lutte victorieuse contre les Philistins et plus encore l’introduction d’un élément considérable de mercenaires philistins donnèrent à l’armée israélite une force qu’elle n’avait jamais eue jusque-là. Aguerries par de tels adversaires, et renforcées d’auxiliaires qui leur apportaient les qualités d’une autre race, les bandes de David eurent, sur toutes les petites nations voisines du pays de Chanaan, une supériorité incontestée. Les Moabites, les Ammonites, les Édomites le sentirent cruellement. Les guerres de David avec ces peuplades eurent un caractère fort différent des campagnes contre les Philistins. Celles-ci ont quelque chose d’épique et de chevaleresque. Ce sont des luttes de héros jeunes, fiers, animés d’un même mépris de la vie. Les guerres contre les autres tribus sémitiques sont d’une atroce férocité. Avec les Philistins, David est un Ulysse ou un Diomède, usant de toutes ses supériorités contre l’ennemi, mais traitant l’ennemi en égal. Avec les autres tribus hébraïques, c’est un Agathocle, faisant de la cruauté un moyen de pression. Ces guerres de Peaux-Rouges sont racontées par le narrateur contemporain avec une horrible impassibilité. Un peuple vaincu était alors un dieu vaincu ; pour lui, il n’y avait point de pitié[1].

On ignore le grief que David avait contre Moab, pays dont il semble qu’il fût originaire par un côté de sa généalogie, et auquel, dans la première période de sa vie, il avait demandé un service essentiel. La guerre contre Moab laissa des souvenirs dont la part principale, savoir l’anecdote obscure des Ariel de Moab, se rattachait à Benaïah fils de Joïada[2]. David agit envers une population qui lui était si proche parente avec une cruauté épouvantable. On fit coucher tous les Moabites[3] à terre, sur une même ligne ; on les mesura au cordeau ; on les tua sur les deux tiers de la longueur ; on laissa vivre l’autre tiers[4]. Moab fut réduit à l’état de vassalité et condamné au tribut envers Israël.

Édom ressentit aussi le poids des armes de David[5]. Les Édomites furent défaits dans la vallée du Sel, au sud de la mer Morte. Le pays fut occupé ; Édom devint sujet d’Israël. Joab fut chargé de l’extermination de la race, et s’acquitta de cette mission avec sa froide cruauté. Le roi fut tué ; son fils, Hadad ou Hadar, s’enfuit avec quelques officiers de son père, à travers le désert de Pharan. Il entraîna avec lui un grand nombre de Pharanites, et toute la bande vint en Égypte, auprès du roi de Tanis. Hadad plut beaucoup à ce prince, qui lui donna une maison, des terres, un revenu, et lui fit épouser la sœur de sa femme, Ahotep-nès, dont il eut un fils nominé Genubat. Celui-ci fut élevé dans le palais du roi, avec les fils du roi[6].

La lutte contre les Ammonites présenta un caractère particulier de gravité, et eut pour conséquence des guerres sur des territoires éloignés, qu’Israël n’avait jamais visités en armes. Nahas, le roi vaincu par Saül, avait rendu des services à David. Après la mort de Nahas, David envoya quelques-uns de ses officiers offrir ses condoléances à Hanoun, fils et successeur de Nahas. Les chefs ammonites furent très malveillants, soutinrent que ces ambassadeurs étaient des espions, chargés de préparer une attaque contre Rabbath-Ammon. Les envoyés d’Israël eurent à subir les derniers outrages. Les Ammonites, sentant bien que David tirerait vengeance de l’injure faite à ses représentants, cherchèrent aide et secours du côté des populations de l’Hermon. Ils firent alliance avec les gens de Tob, avec le roi de Maaka[7], et avec les populations araméennes de Rehob[8] et de Soba[9], qui leur donnèrent un contingent de troupes considérable.

Ce fut une sorte de coalition des populations à l’est et au nord de la Palestine, alarmées de la force du royaume naissant. Toute l’armée alliée se réunit devant Rabbath-Ammon[10]. Les Ammonites défendaient la ville et ses portes. Les forces israélites s’avancèrent, sous le commandement de Joab. Cet habile capitaine divisa son armée en deux corps ; l’un d’eux, sous les ordres d’Abisaï, devait attaquer la ville ; l’autre, sous ses ordres, devait tomber sur les Araméens disséminés dans la campagne. Les Araméens se débandèrent. Les Ammonites, à cette vue, se renfermèrent dans leur ville. Joab ne chercha pas à les forcer et rentra dans Jérusalem.

Les conséquences de l’entrée en scène des populations araméennes de l’Hermon et de l’Antiliban ne s’arrêtèrent pas si vite. Les Araméens de Soba, de Damas, de Rehob, de Maaka, se remirent en ligne contre Israël[11]. Hadadézer, roi d’Aram-Soba, était à la tête de la coalition. Sobak, son sar-saba, conduisait l’armée. David vint en personne combattre ce dangereux ennemi. Il passa le Jourdain à la tète de toute l’armée d’Israël, et livra bataille, sans doute vers le Ledja. La victoire fut complète ; Sobak fut tué[12]. David prit, dit-on, mille sept cents cavaliers et vingt mille hommes de pied. Il coupa les jarrets aux chevaux de guerre, et n’en garda que cent pour lui. Jusque-là, Israël n’avait eu ni cavalerie ni chars armés. David jugea sans doute que ces moyens compliqués ne convenaient pas à ses gibborim, restés, à beaucoup d’égards, fidèles aux anciennes pratiques militaires de Juda et de Benjamin.

L’Aram de Damas, l’Aram-Soba, l’Aram-Maaka, et tous les rois vassaux de Hadadézer devinrent sujets et tributaires d’Israël. David laissa partout des postes militaires[13]. Ces pays araméens étaient fort riches. David prit les boucliers d’or des officiers de Hadadézer, et les fit porter à Jérusalem. A Tébah et à Berothaï[14], villes de Hadadézer, David trouva une très grande quantité d’airain, dont il s’empara. Les valeurs d’une ville ou d’une nation, à cette époque, consistaient principalement en ustensiles d’or et d’airain. Les contributions de guerre se payaient par l’enlèvement des vases de bronze, qu’on cisaillait pour les rendre transportables[15].

Toï, roi de la ville chananéenne de Hamath, adversaire de Hadadézer, ayant appris la victoire de David, envoya son fils Hadadram pour le féliciter. Hadadram, apportait avec lui des objets d’or, d’argent et d’airain, qui allèrent également grossir le trésor de Jérusalem[16].

Cette expédition d’Aramée frappa beaucoup les esprits, et, à son retour, David éleva un monument, sans doute à Jérusalem, pour en conserver le souvenir[17]. Le cercle des relations d’Israël s’étendait ; on entrevoyait des mondes placés en dehors de l’horizon visuel des anciens Israélites. Le champ de l’expédition avait été assez restreint. David n’avait pas dépassé le cercle araméen du nord de la Palestine, Soba, Damas, Maaka, Behob ; mais le bruit d’Israël avait été jusqu’à l’Oronte ; Hamath s’en était ému. On commença à parler de pays qui avaient été inconnus jusque-là.

L’imagination s’en mêla, et, plus tard, on prétendit que David avait été jusqu’à l’Euphrate, parcourant en triomphateur des pays qui ne virent jamais un gibbor. C’étaient là des exagérations ; les armes israélites s’arrêtèrent vers le Nord, à Hasbeya ou Bascheya ; du côté de l’Est, elle ne dépassèrent point Damas, la région des tells et le Safa[18].

Les Araméens vaincus cessèrent de secourir les Ammonites. L’année suivante, au moment où les rois ont coutume de sortir de leurs villes pour se mettre en campagne, David envoya Joab au delà du Jourdain avec toute l’armée d’Israël. Joab ravagea le pays d’Ammon, et mit le siège devant Rabbath-Ammon[19]. Il prit sans beaucoup de peine la ville basse, située sur le bord de l’eau. Il lui restait à prendre la ville hante, avec la résidence royale. Joab, par une adulation qui montre à quel point la royauté était déjà fondée en Israël, fit prévenir David ; pour que ce ne soit pas mon nom, aurait-il ajouté, qui soit prononcé à ce sujet. David vint et prit la ville. Il enleva la couronne d’or, enrichie de pierres précieuses, de dessus la tête du roi vaincu et la mit sur la sienne. Le butin fut immense. On fit sortir tout le peuple, et on le massacra de la façon la plus cruelle. Les uns furent sciés, les autres mis sous des herses de fer ou des faux de fer, qu’on promena sur eux ; d’autres furent jetés dans les fours à briques. Toutes les villes d’Ammon subirent le même traitement.

La cruauté a toujours fait partie de la guerre en Orient. La terreur V est considérée comme une force. Les Assyriens, dans les bas-reliefs des palais, représentent les supplices des vaincus comme un acte glorieux. Le royaume des saints, d’ailleurs, ne fut pas fondé par des saints. Rien encore, à l’époque où nous sommes, ne désignait Israël pour une vocation spéciale de justice et de piété.

On a tout à fait faussé l’histoire, en présentant David comme le chef d’un royaume puissant, ayant à peu près embrassé toute la Syrie[20]. David fut roi de Juda et d’Israël ; voilà tout. Les peuples voisins, hébreux, chananéens, araméens, philistins, jusqu’à la hauteur de l’Hermon et jusqu’au désert, furent vigoureusement assujettis, et plus ou moins ses tributaires. En réalité, sauf peut-être la petite ville de Siklag[21], David ne fit aucune annexion de pays non israélite au domaine israélite. Les Philistins, les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les Araméens de Soba, de Damas, de Rehob, de Maaka, furent après lui ce qu’ils avaient été auparavant, seulement un peu affaiblis. La conquête n’était pas dans l’esprit israélite. La prise de possession des terres chananéennes paraissait un fait d’un autre ordre. On s’habituait, de plus en plus, à l’envisager comme l’exécution d’un décret de Iahvé. Ce décret ne s’étendant pas aux terres d’Édom, de Moab, d’Ammon, d’Aram, on se croyait autorisé à traiter les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les Araméens avec la dernière dureté, à leur enlever leurs richesses métalliques, leurs objets de prix, mais non à prendre leur terre[22], ni à changer leur dynastie. Aucun des procédés des grands empires à la façon assyrienne n’était connu de ces petits peuples, à peine sortis de l’état de tribu. Ils étaient aussi cruels qu’Assur, mais infiniment moins politiques et moins capables d’un plan général.

L’impression produite par l’apparition de cette royauté nouvelle n’en fut pas moins extraordinaire. L’auréole de David resta comme une étoile au front d’Israël. Nous avons si peu de poésies de ces temps reculés, que la gloire de David ne nous est arrivée que par des chants bien postérieurs. Un écho de l’ancien lyrisme nous est cependant parvenu dans les cantiques traditionnels, où presque toujours le nom de Juda provoque une explosion d’enthousiasme.

Juda, toi, tes frères te loueront[23],

Ta main sera sur la nuque de tes ennemis,

Les fils de ta mère se prosterneront devant toi.

C’est un petit de lion que Juda ;

Tu montes repu du carnage, ô mon fils ;

Le voilà qui s’étend, qui se couche,

Comme un lion, comme une lionne ;

Qui osera le réveiller ?

Le bâton ne sortira pas de Juda,

Ni le sceptre d’entre ses pieds,

Jusqu’à ce que vienne le pacificateur[24],

Auquel toutes les tribus obéiront.

Il attache son âne à la vigne[25],

Au plan de Soreq le fils de son ânesse ;

Il lave son vêtement dans le vin,

Dans le sang du raisin sa tunique ;

Les yeux rouges de vin,

Les dents blanches de lait[26].

Les oracles rythmés de Balaam étaient comme des cadres ouverts où toutes les fortes émotions nationales inséraient leur expression. On cita, parmi les paraboles du prophète araméen, la strophe que voici[27] :

Je le vois ; mais ce n’est pas encore ;

Je l’entrevois, mais non de près.

Une étoile se lève de Jacob,

Un sceptre sort d’Israël.

Il broie les cantons de Moab,

Il écrase tous les orgueilleux.

Édom sera sa possession,

Ses ennemis lui seront soumis,

Israël remportera la victoire,

Jacob dominera sur eux tous,

Et perdra les restes de Seïr[28].

Certes, il n’est pas impossible que David, qui avait du goût pour la poésie, ait composé quelques chants exprimant son allégresse triomphale et sa reconnaissance envers Iahvé. Mais aucun des Psaumes ne parait sérieusement pouvoir lui être attribué. Une exception semblerait devoir être faite pour le Psaume XVIII, qu’on lui prêtait, au moins dès le temps d’Ézéchias[29]. La plus grande partie de ce morceau est l’ouvrage d’un anavite ou piétiste. Il V a cependant quelques versets dont ou peut dire que, s’ils ne sont pas de David, David du moins en a dû souvent proférer de semblables. — Un fragment, répété dans deux Psaumes[30], aurait plus de chance de nous représenter une éructation poétique du temps du premier roi d’Israël :

Dieu a dit en son sanctuaire :

Or sus ! je veux nie partager Sichem,

Mesurer au cordeau la vallée de Succoth.

A moi Galaad ! à moi Manassé !

Éphraïm est la tour crénelée de ma tête.

Juda est mon sceptre.

Moab est le bassin où je lave mes pieds ;

Sur Édom, je jette ma sandale[31] ;

Sur les Philistins je pousserai des cris de triomphe.

Qui me conduira à la ville forte[32] ?

Qui saura me mener à Édom ?

Pendant des siècles, ce genre dithyrambique, fondé sur la sonorité des noms géographiques et l’agencement habile d’un petit nombre de mots poétiques, continua de fleurir, presque dans les mêmes termes, chez les nations sémitiques de la Syrie. La date de pareils poèmes est souvent difficile à assigner, et elle est presque indifférente à savoir. Que le petit morceau que nous venons de citer soit ou ne soit pas de David, cela n’a pas grande portée, puisque, si David ne composa pas mot pour mot ce morceau tel qu’il est, il chanta ou plutôt il déclama d’une manière qui avait avec ledit morceau la plus complète analogie.

 

 

 



[1] Si du moins la donnée fondamentale du livre de Ruth n’est pas fictive.

[2] II Samuel, XXIII, 20.

[3] Sans doute, il s’agit de l’armée seulement.

[4] II Samuel, VIII, 2.

[5] II Samuel, VIII, 12-11 (corrigé par le grec), en comparant I Chron., XVIII, 12, 13 ; I Rois, XI, 14 et suiv. ; Ps., LX, titre.

[6] I Rois, XI, 14 et suiv.

[7] Le Maaka ou Beth-Maaka était la région du Jourdain avant son entrée dans le lac Houlé. Maaka, comme Rehob, est, à l’époque de David, rangé parmi les peuples araméens.

[8] Le Rehob ou Beth-Rehob répond probablement au Ouadi Hasbani ou région du Jourdain supérieur, au pied de l’Hermon.

[9] Le site de l’Aram-Soha est douteux ; nous pensons que c’est le Safa, autrefois bien plus peuplé qu’aujourd’hui. L’Aram-Soha était certainement voisin de l’Aram-Dammesk et du pays d’Ammon. Cf. Schrader, Die Keilinschriften und das A. T., p. 182-183. Il ne pouvait être, comme on l’a supposé, dans le nord de la Syrie. Saül y fit la guerre. I Samuel, XIV, 47. Cf. I Chron., XVIII, 3.

[10] Aujourd’hui Amman, sur la route du pèlerinage de la Mecque. Socin, Pal., p. 319.

[11] II Samuel, VIII, 3 et suiv. ; X, 15-17. Ces deux passages sont deux récits de la même guerre. Les essais pour faire de םליה un nom de ville ont tous échoué, y compris la tentative de M. Sayce pour l’identifier avec Alep (The Academy, 1er sept. 1883). La Mésopotamie (II Samuel, X, 16, et Ps. LX, 2) n’a rien à faire ici. Rehob, pris pour un nom d’homme (II Samuel, VIII, 3, 12), est sûrement le résultat d’une confusion.

[12] Il semblerait résulter de II Samuel, VIII, 3 (cf. I Chron., XVIII, 3) que David fit une pointe vers l’Euphrate. Le passage est obscur ; en tout cas, il n’a pas de valeur historique.

[13] II Samuel, VIII, 14. Comparez II Samuel, VIII, 13, et Ps., LXXVI, 11 (Grætz).

[14] Villes inconnues, du côté du Safa. Cf. Genèse, XXII, 24.

[15] II Rois, XXV, 13 ; Corpus inscr. semit., Ire partie, n° 5.

[16] II Samuel, VIII, 9 et suiv. ; I Chron., XVIII, 9 et suiv.

[17] II Samuel, VIII, 13, sens douteux.

[18] Le passage II Samuel, VIII, 3, est obscur ; le passage I Chron., XVIII, 3, l’explique d’une manière arbitraire. De bonne heure, on perdit la notion vraie de la situation de Soba, et c’est ce qui fit supposer des expéditions de David dans le nord de la Syrie.

[19] Notez que II Samuel, XI, 1, et XII, 26, se font suite.

[20] Notez la conception du royaume de David dans Amos, IX, 12.

[21] Les hésitations sur l’attribution de Siklag aux tribus de Juda ou de Siméon (Josué, XV, 31 ; XIX, 5) sont la preuve d’une rédaction postérieure à David.

[22] Juges, XI.

[23] Jeu de mots étymologique.

[24] Traduction conjecturale. Le texte est probablement altéré.

[25] Juda est si riche qu’il gâche les choses précieuses d’une manière insensée.

[26] Genèse, XLIX, 8-12.

[27] Nombres, XXIV, 17-19.

[28] Les versets 18 et 19 sont pleins de fautes.

[29] II Samuel, XXII.

[30] Ps., LX, 8-11 ; CVIII, 8-11. Les tentations qu’on pourrait avoir d’attribuer à David le Ps. CX ne doivent pas être écoutées. La question sera traitée dans le t. III.

[31] En guise de prise de possession.

[32] Peut-être Pétra.