Ces notes d’une épopée qui n’est jamais arrivée à sa pleine éclosion nous donnent, de la vie héroïque d’Israël au onzième siècle avant. J.-C., un tableau qui ressemble singulièrement à celui que nous offrent les poèmes homériques de la vie héroïque des Hellènes vers le même temps. Une telle ressemblance vient peut-être en partie de ce que les Philistins, qui furent, dans l’ordre des choses militaires, les maîtres d’Israël[1], étaient eux-mêmes une peuplade d’origine carienne ou crétoise, très analogue aux Pélasges, et que certains rapprochements mettent en rapport avec les bandes du cycle troyen[2]. L’autre épopée d’Israël, celle de Samson, naît aussi d’un contact intime d’Israël avec les Philistins. On dirait que les Philistins possédaient des branches du cycle homérique et inspiraient l’esprit épique autour d’eux. Une circonstance, en effet, dont la portée ne saurait être exagérée ; est la part que les Philistins semblent avoir eue dans l’œuvre organisatrice d’Israël. Ce n’est pas la seule fois qu’on ait vu, dans l’histoire, l’ennemi héréditaire devenir pour la nation rivale un éducateur. La lutte contre les Philistins avait fait la royauté d’Israël ; David avait passé dix-huit mois de sa vie au service du roi de Gath, et il avait pris à cette école quelques-unes des données qui firent sa force ; Gath lui fournit toujours des hommes de confiance et des auxiliaires[3]. Cet Obédédom, dont la maison servit quelque temps d’abri à l’arche, était de Gath[4]. On apprend beaucoup de ceux que l’on combat. L’intelligence singulièrement ouverte de David sortit, grâce à des relations suivies avec une race plus milicienne qu’Israël, du petit système stratégique dont les tribus sémitiques avaient la plus grande peine à se dégager. Les premières années de David se passèrent à continuer les guerres qui avaient rempli le règne précédent. Nous avons vu le malheureux Saül finir au cours d’une expédition que les Philistins avaient poussée jusque dans la plaine de Jezraël, et dont l’objectif est difficile à déterminer. Quelle fut la suite de la bataille des monts Gelboé ? Que fit l’armée victorieuse, si loin de son centre d’opération ? On l’ignore. Il est probable que la victoire des Philistins fut sans conséquence durable. En effet, les campagnes de David devenu roi et de ses lieutenants eurent toutes lieu, non du côté de Jezraël, mais sur les frontières mêmes du pays des Philistins, vers Nob, et dans la plaine qu’on appelait plaine des Refaïm[5]. Le récit de ces expéditions a conservé, dans la Bible, sa forme la plus antique[6]. Iahvé s’y montre stratège accompli et prend part lui-même au combat. La bataille de Baal-Peracim, surtout, laissa de profonds souvenirs[7]. Lorsque les Philistins apprirent qu’on avait oint David comme roi de tout Israël, ils voulurent s’emparer de sa personne. David l’apprit, et il se réfugia dans la forteresse de Sion[8]. Les Philistins, n’ayant pu le saisir, se répandirent dans la campagne. David consulta Iahvé Marcherai-je contre les Philistins ? Les livreras-tu en mes mains ? Iahvé répondit affirmativement. Les Philistins furent complètement battus ; fils s’enfuirent, laissant sur le champ de bataille leurs insignes religieux, qui tombèrent entre les mains de David. Une autre fois, les Philistins montèrent et couvrirent la plaine des Refaïm. Et David consulta Iahvé, qui lui dit : Tu ne les attaqueras pas par devant ; tourne leurs derrières, et va jusqu’aux bekaïm[9]. Et, quand tu entendras le bruit de pas dans les cimes des bekaïm, alors donne vivement ; car c’est le moment où Iahvé se mettra à votre tête pour frapper le camp des Philistins. Et David agit selon l’ordre que Iahvé lui avait donné, et il battit les Philistins de Géba à Gézer[10]. D’autres expéditions eurent lieu encore ; mais nous n’en possédons pas les détails[11]. Nob, aux portes de Jérusalem, fut le théâtre de beaucoup de ces luttes héroïques. Les légendes qui roulaient autour de cet endroit se rapportaient, en général, à des combats singuliers entre des Israélites et des géants philistins. David absorba plus tard toutes ces légendes. On supposa que, dans son enfance, fort de l’appui de Iahvé, il avait terrassé avec sa fronde un de ces monstres bardés de fer[12]. A partir de David, les Philistins, tout en continuant leur existence nationale dans leurs cinq villes militaires, et en se montrant par moments des voisins désagréables, cessent d’être un danger permanent pour Israël. David les dompta, mais ne les conquit pas. Il n’est pas certain qu’il ait fait une guerre offensive dans les cantons proprement philistins, ni pris une seule de leurs villes[13]. Mais il leur interdit absolument le pillage d’Israël, et tira de leurs mains le joug de l’hégémonie[14]. Les Philistins furent les seuls ennemis avec lesquels David observa les lois de la modération. IL avait conscience de ce qu’il leur devait, et peut-être l’expérience qu’il avait faite de leur supériorité militaire lui inspirait-elle un certain mépris pour les petites bandes hébraïques et araméennes. Cette appréciation de soudard émérite lui suggéra une idée qui eut sur la constitution de la royauté israélite une influence décisive. Presque tous les États sémitiques, pour durer, ont eu besoin de l’appui d’une milice étrangère’, la race sémitique de type arabe, par suite de ses habitudes anarchiques, étant incapable de fournir des gendarmes, des gardes du corps. C’est ainsi que le khalifat de Bagdad fut obligé, depuis le IXe siècle, de prendre à son service des milices turques, aucun Arabe ne voulant se prêter à emprisonner un Arabe, encore moins à le mettre à mort. Ce furent, à ce qu’il semble, des pensées de cet ordre qui portèrent David à lever chez les Philistins un corps de mercenaires, dont il fit ses gardes et qu’il chargeait des exécutions. C’est ce qu’on appelait les Kréti-Pléti[15]. Le mot Créti désignait les Philistins comme originaires de Crète[16] ; le mot Pléti serait une abréviation populaire pour Plesti, Philistin. Des Cariens[17], distincts ou non des Philistins, paraissent aussi avoir figuré parmi ces corps de soudoyés étrangers au service des rois d’Israël. Enfin, nous voyons figurer dans l’armée israélite un corps de Gittim ou gens de Gath[18]. L’Aryen militaire primitif égalait le Sémite hébréo-arabe en bravoure ; il le surpassait en fidélité, et, quand on voulait fonder quelque chose, on avait recours à lui. Les Kréti-Pléti nous apparaissent comme analogues aux Germains, gardes du corps des empereurs romains ; aux Suisses, gardes du corps des rois de France, de Naples ; aux Scythes, soldats de police chez les Grecs. Ces Kréti-Pléti avaient pour chef Benaïah, fils de Joïada[19], qui figure à côté du sar-saba, et ils ne furent établis, parai que vers la fin du règne de David. La liste des gibborim n’en fait aucune mention[20], et désigne par un autre mot les fonctions de Benaïah auprès du souverain. Après David, le corps put subsister sous le même nom, bien que n’étant plus composé de Philistins, comme certaines gardes suisses purent être composées de soldats qui n’étaient nullement nés dans les cantons helvétiques. L’importance que prirent les Kréti-Pléti ou Carim fut bientôt de premier ordre. Ce furent eux qui firent échouer les tentatives d’Absalom, de Séba fils de Bikri, d’Adoniah ; ce furent eux qui assurèrent le trône à Salomon. Quoique Gath n’ait jamais appartenu à David[21], des Gittites, surtout un certain Ittaï, paraissent être entrés dans sa familiarité la plus intime[22]. Étrangers à l’esprit théocratique, peut-être même au culte de Iahvé, plus étrangers encore au vieil esprit patriarcal, qui faisait du vrai Israélite une matière si réfractaire au principat, ces sbires étaient presque la seule force dont disposât une royauté, toujours battue en brèche par les prophètes, à la fois tribuns exaltés et utopistes réactionnaires. A défaut d’une classe militaire nationale, ils constituèrent une force publique détestée des théocrates, mais au fond très nécessaire ; car nul, autant que l’utopiste, n’a besoin du gendarme, qui maintient provisoirement un présent supportable, en attendant une perfection idéale, qui ne vient jamais. Une nation ne se forme que par l’extinction violente des diversités. L’extinction des diversités se fait rarement sans un noyau de milices étrangères ; car la milice étrangère est plus forte que le soldat indigène pour mettre les gens d’accord, pour vaincre les oppositions intérieures, les tendances séparatistes. Les Philistins fournirent cet élément de cimentation à Israël. Ils ne faisaient en cela que continuer le métier de mercenaire, qui paraît avoir été leur premier état. Vers le temps des luttes entre l’Assyrie et l’Égypte, ils furent écrasés, comme Israël, par le passage des grandes armées. Ils eurent cependant une fortune singulière. Plus rapprochés de la côte, et plus connus des Grecs que les Israélites, ils donnèrent leur nom au pays ; la terre d’Israël fut désignée dans le monde sous le nom de terre des Philistins, Palestine[23]. Il est rare qu’une grande influence exercée par une nation sur une autre ne laisse pas sa trace dans les mots. Beaucoup de mots philistins furent sans doute introduits dans l’hébreu, à l’époque de David. La langue des Philistins était, comme nous l’avons dit, un dialecte pélasgique, inclinant tantôt vers l’hellénique, tantôt vers le latin. Nous sommes portés à croire que c’est à cette influence profonde des Philistins sur Israël, vers mille ans avant Jésus-Christ, qu’il faut rapporter l’introduction dans la langue hébraïque de ces mots d’apparence grecque et latine, désignant presque tous des choses militaires ou exotiques, qui se trouvent dans les textes les plus anciens. Tels sont prbr ou prbl, où je crois reconnaître le mot peribelos, le circuit des fortifications d’une ville, la banlieue ; mekéra, équivalant à machœra, épée ; peut-être mekona qui serait machina[24] ; liska qui a tout à fait le sens de lesché ; captor, qui rappelle capitul, chapiteau, et surtout ce singulier mot pellex, avec le sens de courtisane[25], qui a fait partie des langues sémitiques dès une époque très reculée[26]. |
[1] Comparez Exode, XIII, 17.
[2] Voir Genèse, X, 14 (en observant la transposition), et Amos, IX, 7. Le rapprochement d’Akis et d’Anchises, insuffisant par lui-même, prend des autres rapprochements une certaine plausibilité.
[3] II Samuel, XV, 18 et suiv.
[4] II Samuel, VI, 10, 11.
[5] Plaine au sud-ouest de Jérusalem.
[6] II Samuel, V, 17 et suiv. Anecdotes militaires relatives à cette campagne, dans la liste des gibborim, II Samuel, XXIII, 13 et suiv.
[7] Allusion à cette bataille dans Isaïe, XXVIII, 21.
[8] רריו, leçon fautive, comme l’a bien vu le rédacteur des Chroniques. Il faut un verbe dans le sens de viol.
[9] Espèce d’arbres, difficile à identifier.
[10] II Samuel, V, 22-25.
[11] II Samuel, VI, 1. La suite a été supprimée.
[12] I Samuel, XVII, 2 et suiv.
[13] II Samuel, XXI, 20. Le passage I Chron., XVIII, 1 est un changement arbitraire du passage obscur II Samuel, VIII, 1. Cf. I Rois, II, 39.
[14] II Samuel, VIII, 1, altéré en Chron.
[15] II Samuel, VIII, 18 ; XV, 18 ; XX, 7, 23 ; I Rois, I, 38, 44 ; I Chron., XVIII, 17.
[16] I Samuel, XXX, 14 ; Sophonie, II, 5 ; Ézéchiel, XXV, 16, et les textes relatifs à Caphtor, Genèse, X, 14 ; Amos, IX, 7 ; Jérémie, XLVII, 4 ; Deutéronome, II, 23.
[17] II Rois, XI, 4, 10, et le ketib de II Samuel, XX, 23 ; c’est peut être la bonne leçon. Sur le rôle des Cariens comme mercenaires, voyez Hérodote, II, 152 ; V, 66, 111 ; Tite-Live, XXXVII, 40.
[18] II Samuel, XV, 18 et suiv.
[19] Samuel, VIII, 18 ; XX, 23.
[20] Les Kréti-Pléti et les gibborim sont mentionnés comme des corps distincts, II Samuel, XX, 7.
[21] Comparez I Rois, n, 39 (le passage II Rois, XII, 18, renferme quelque faute) ; Amos, VI, 8. Les passages I Chron., XVIII, 1, et II Chron., XI, 8, ont très peu de valeur.
[22] II Samuel, XV, 19 et suiv. ; XVIII, 2 et suiv.
[23] Παλαιστίνη. Hérodote.
[24] הנכט, désignant les bases à roulettes des bassins du temple, est ponctué par les massorètes ; c’est là sans doute une étymologie artificielle.
[25] On remarquera l’analogie latine de plusieurs de ces mots.
[26] N’est-il pas surprenant aussi que l’endroit de Jérusalem d’où s’élevaient des exhalaisons pestilentielles s’appela Aorna ou Averna (II Samuel, XXIV, 16 ; kelib et Septante : Όρνά) ?