Le pouvoir de David, définitivement établi roi de Juda et d’Israël, en sa forteresse de Sion, à Jérusalem, dépassait de beaucoup celui d’un sofet. Tout le monde le craignait ; un ordre de lui était exécuté de Dan à Beër-Séba. Ses commandements pouvaient paraître très absolus ; mais ils s’étendaient à peu de chose. Il n’y avait ni religion, ni législation écrite ; tout était coutumier. La vie de famille fortement constituée chez les sujets enlève beaucoup de soucis au souverain. Le gouvernement de David peut ainsi être conçu comme quelque chose de très simple et de très fort. On peut se le figurer sur le modèle de la petite royauté d’Abdelkader à Mascara, ou d’après les essais dynastiques que nous voyons, de nos jours, se produire en Abyssinie. La façon dont les choses se passent à la cour de tel négus, à Magdala ou à Gondar, est la parfaite image de la royauté de David, dans son millo de Sion. La distribution et le rôle des fonctionnaires, l’organisation des revenus, la fidélité des serviteurs, le rôle des écritures, encore assez réduit, offriraient probablement à un voyageur instruit des choses bibliques qui visiterait l’Abyssinie de curieux rapprochements. Ce règne, à la fois flexible et fort, patriarcal et tyrannique, dura trente-trois ans[1]. David garda sur le trône les qualités qui l’y avaient fait parvenir. Il ne paraît pas avoir jamais commis de crime inutile ; il n’était cruel que quand il avait un profit à tirer de sa cruauté. La vengeance, dans ce inonde passionné, était considérée comme une sorte de devoir ; David s’en acquittait consciencieusement. Les fondateurs de dynasties nouvelles, quand ils se trouvent en présence de restes considérables d’anciennes dynasties, sont toujours amenés à être défiants. Les transfuges des anciens partis qui viennent à eux excitent chez eux une suspicion bien légitime. Ils sont mieux placés que personne pour avoir la mesure des fidélités humaines. Pourquoi les convertis apporteraient-ils à leurs nouveaux engagements plus de constance qu’ils n’en ont eu pour les premiers ? La famille de Saül, quoique très riche encore, était assez abaissée pour que David pût sans danger se montrer généreux envers elle. Naturellement cette générosité n’excluait pas certaines arrière-pensées. Dans les premiers temps, David affecta beaucoup de bienveillance pour Meribaal, le fils boiteux de son ami Jonathas. Après la mort d’Esbaal, les biens de Meribaal, à Gibéa, avaient été usurpés par un de ses intendants, nommé Siba. Meribaal vivait indigent dans un petit endroit nommé Lodebar, au delà du Jourdain, près de Mahanaïm. David lui fit rendre ses biens, le fixa à Jérusalem, voulut qu’il mangeât à sa table. Mais les ambitions implacables de l’Orient ne laissent qu’un sens bien affaibli à ce que nous appelons amitié, reconnaissance, voix du sang. Ni David ni Meribaal ne se trompèrent sans doute un moment l’un l’autre. Meribaal, tout en faisant régulièrement sa cour à David, gardait de secrètes espérances. David couvait des yeux ce rival possible, et ne cherchait qu’un prétexte pour perdre le fils de son meilleur ami[2]. Les deux fils que Saül avait eus de sa concubine Rispa causaient à David encore plus de préoccupations. Il en était de même des cinq fils que Mérab, fille de Saül, avait eus de son mari Adriel. La façon dont David fut débarrassé de ces personnages dangereux nous est racontée par l’antique historien avec une grandiose candeur[3]. Du temps de David, il y eut une famine pendant trois années consécutives, et David vint consulter la face de Iahvé. Et Iahvé dit : C’est la faute de Saül et de sa maison, la conséquence du meurtre que Saül commit sur les Gabaonites. Alors le roi fit appeler les Gabaonites et leur dit : Que dois-je vous faire, et quelle compensation vous donnerai-je pour que vous bénissiez le peuple de Iahvé ? Les Gabaonites lui répondirent : Il ne saurait être question d’or et d’argent entre nous et la maison de Saül ; d’un autre côté, nous n’avons pas le droit de faire mourir quelqu’un en Israël. Et David dit : Que voulez-vous donc que je fasse ? Ils répondirent au roi : Cet homme qui nous a massacrés, et qui s’était proposé de nous exterminer du territoire d’Israël, qu’on nous livre sept d’entre ses fils, pour que nous les crucifiions à Iahvé, dans Gibeat-Saül, selon la parole de Jahvé[4]. Et David dit : Je vous les livrerai. Et le roi épargna Meribaal, le fils de Jonathan, à cause du serment que lui et Jonathan s’étaient juré réciproquement au nom de Iahvé. Et le roi prit les deux fils de Rispa fille d’Aïa, qu’elle avait eus de Saül, savoir Armoni et Meribaal, et les cinq fils de Mérab fille de Saül, qu’elle avait eus d’Adriel fils de Barzillai le Meholatite. Et il les remit entre les mains des Gabaonites, qui les crucifièrent sur la montagne devant Iahvé., et ils périrent tous les sept ensemble. Ils furent mis à mort dans les derniers jours de la moisson, au commencement de la moisson des orges. Et Rispa fille d’Aïa prit le saq dont elle était revêtue et l’étendit sur le rocher, depuis le commencement de la moisson jusqu’à ce que l’eau du ciel tombât sur les cadavres, et elle ne permettait ni aux oiseaux du ciel de s’abattre sur eux pendant le jour, ni aux bêtes sauvages de s’en approcher la nuit. Lorsqu’on rapporta à David ce qu’avait fait Rispa fille d’Aïa, la concubine de Saül, il alla prendre les os de Saül et de son fils Jonathan, de chez les gens de Iabès en Galaad, qui les avaient enlevés de la place de Beth-San, où les Philistins les avaient suspendus le jour où ils avaient battu Saül au Gelboé. Et, lorsqu’il eut fait ramener de là les os de Saül et ceux de son fils Jonathan, on ramassa aussi les os de ceux qui avaient été mis en croix, et on enterra les os de Saül et de son fils Jonathan à Séla, sur le territoire de Benjamin, dans le tombeau de son père Kis, et en fit tout ce que le roi avait ordonné. Et Dieu cessa d’être inexorable pour le pays après cela. David aimait à paraître avoir été forcé aux actes qu’il désirait le plus. Il était bien dans l’habitude de sa politique de se faire le vengeur de Iahvé, même pour des crimes où il avait été de connivence ; ce qui lui procurait le double avantage de servir Iahvé comme il l’entendait et de se débarrasser des gens dont la vie le gênait. Le harem de David, qui semble avoir été peu de chose à Hébron, s’augmenta, à Jérusalem, d’un grand nombre de femmes et de concubines. Onze fils au moins lui naquirent pendant cette nouvelle période : Sammoua, Sobah, Nathan, Salomon, Ibhar, Élisoua, Néfeg, Iafia, Élisama, Éliada, Éliphélet[5]. La maison royale devint bientôt assez riche. Ainsi nous voyons Absalom posséder, à Baal-Hasor en Éphraïm, des troupeaux et un établissement considérable[6]. Le palais du millo était une vaste maison, où l’on mangeait et buvait aux frais du roi. Les habitués de la maison royale passaient pour des privilégiés[7]. Ces festins revêtaient souvent une apparence de fête ; les chanteurs et les chanteuses y avaient un rôle. Le rêve du bonheur était de passer sa vie dans ce luxe et d’en jouir tous les jours[8]. L’importance des femmes qui composèrent le sérail du roi fut évidemment très inégale. La plus active sans contredit fut la célèbre Bath-séba ou Bethsabée, fille d’Éliam, qui parait avoir été une femme capable, exerçant une grande influence sur l’esprit de son mari. On expliqua par un adultère et un crime son entrée dans le harem[9]. Il est difficile de dire si ce récit renferme quelque parcelle de vérité ; David n’était pas un saint ; cependant on a tout à fait le droit de décharger sa mémoire du meurtre, abominablement concerté, de son serviteur Urie le Hittite. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Bethsabée fut assez puissante pour assurer le trône à son fils. Sous le règne de Salomon, nous la verrons jouer le rôle d’une puissante sultane Validé. Le côté administratif et judiciaire faisait presque entièrement défaut dans un tel gouvernement. La centralisation n’existait guère. L’action du roi était faible dans les tribus autres que Juda et Benjamin, dans ce qu’on appelait déjà Israël par opposition à Juda[10]. Un recensement fut présenté comme une chose énorme et criminelle[11]. Nulle conscription : l’armée permanente de David était presque toute composée de Judaïtes, de Benjaminites et d’étrangers, surtout de Gattites, qui suivaient David depuis son premier séjour à Gath[12]. Dans les tribus du Nord, on ne s’apercevait du changement de régime que par une sécurité jusque-là inconnue. C’était le gouvernement d’une tribu arabe, avec son extrême simplicité de moyens. Les affaires particulières continuaient de se traiter à la porte de la ville, par l’avis des anciens. Aux environs de Jérusalem, cependant, beaucoup de procès étaient portés au tribunal du roi, qui les jugeait en souverain absolu[13] Une seule ville, Jérusalem, entra dans la voie des grandes constructions. La royauté y marqua sa place par un palais, un arsenal[14], un trésor formé des métaux enlevés aux peuples étrangers, surtout aux Araméens. La monnaie n’existant presque pas à cette époque, le butin consistait à prendre au vaincu ses objets en or ou en bronze[15]. Il semble que déjà David se fit un commencement de cavalerie. Le pays prêtait si peu à la manœuvre des chars armés de fer, que cette arme ne prit jamais en Juda de développements considérables. Quant aux chevaux richement parés, ils vinrent d’Égypte sous Salomon[16]. Le personnel gouvernemental de David était très restreint. Toute son organisation ministérielle, si l’on peut s’exprimer ainsi, est décrite en trois lignes[17]. Joab, fils de Serouia, était son sar-saba (comme on dirait en Turquie, son sérasquier). Benaïah, fils de Joiada, était chef des Kréti-Pléti, c’est-à-dire des gardes du corps étrangers. Adoniram ou Adoram, fils d’Abda, était préposé aux corvées et prestations en nature. La rareté de l’argent ne permettait pas encore de parler de finances. Seraïah[18] était sopher, c’est-à-dire secrétaire d’État, chargé de l’ordre et de l’expédition des affaires. Josaphat-ben-Ahiloud était mazkir, c’est-à-dire grand chancelier, archiviste, historiographe[19]. Ces deux dernières fonctions supposaient notoirement l’usage de l’écriture. Il n’est pas douteux, en effet, que l’écriture ne fût largement employée au temps où nous sommes arrivés. Parmi les morceaux qui composent actuellement la biographie de David dans les livres historiques hébreux[20], nous possédons probablement plus d’une page qui remonte au temps même de David, et qui peut avoir été tracée par le stylet de Seraïah ou de Josaphat-ben-Ahiloud. Tels sont les listes des gibborim et les anecdotes qui s’y rattachent[21], certaines courtes notes sur les expéditions de David[22]. Les pièces d’État, les généalogies, les documents importants pour la transmission de la propriété devaient être également dans les attributions du mazkir. David ne paraît avoir eu que peu de relations avec l’Égypte ; il en eut encore moins avec l’Assyrie, dont l’action à cette époque n’arrivait pas jusqu’aux bords de la Méditerranée. Ses relations avec les villes phéniciennes de la côte paraissent avoir été amicales. Mais David ne s’ouvrit pas, comme Salomon, au goût des civilisations étrangères. Il était trop bien l’homme idéal d’une race pour songer à se compléter ; à peu près comme Abdelkader, de nos jours, n’a jamais voulu rien apprendre en dehors de sa discipline première. Les Philistins seuls furent pour David de vrais maîtres ; les Philistins représentant une Grèce primitive et barbare, ce fut ici la première fissure par laquelle l’influence aryenne s’exerça sur Israël. Bien plus sage que Saül, David se montra juste pour les Chananéens, qui formaient, à la surface d’Israël, des flaques de populations distinctes. David favorisa la fusion de ces vieux habitants du sol avec les Israélites. Il semble qu’il considérait les hommes des deux races indistinctement comme ses sujets[23]. Il a des Hittites, en particulier un certain Uriah, parmi ses officiers les plus braves et les plus en faveur[24]. Il fait aux rancunes des Gabaonites une concession qui serait inouïe si, par ailleurs, elle n’avait répondu aux besoins de sa politique. Les Chananéens et les Hittites étaient aussi portés au iahvéisme que les Israélites[25]. Les Gabaonites, tout en reconnaissant que Iahvé était le dieu des vainqueurs, adoraient Iahvé et lui offraient des sacrifices humains[26]. A Jérusalem, nous voyons, d’après certains textes, un Jébuséen nommé Arevna ou Averna, resté riche et propriétaire après la conquête, dans les meilleurs termes avec David, et prenant part h tout ce que le roi fait pour le culte de Iahvé. Les conséquences de cette politique de conciliation auraient pu être excellentes. On marchait vers le genre de fusion qui constitue une nation. Les distinctions des anciennes tribus s’affaiblissaient. Les Benjaminites avaient joué un rôle si intimement lié avec celui des Judaïtes dans la confection de la royauté, que les deux tribus devinrent désormais presque indiscernables. Jérusalem était située sur la limite des deux tribus et devenait pour elles une capitale commune[27]. La réunion était d’autant plus facile que Benjamin était petit et ne consistait guère qu’en quelques fiefs militaires. La royauté se rattacha ces fiefs, et Benjamin devint ainsi une sorte de domaine royal à la porte de Jérusalem. Les autres tribus abdiquaient presque devant Joseph ou Éphraïm. Tout se polarisait donc sur Éphraïm et Juda. Mais, entre ces deux grandes moitiés de la nationalité d’Israël, le rapprochement n’était qu’apparent. Le pouvoir de David était peu de chose dans les tribus du Nord. L’importance grandissante de Jérusalem excitait une réaction de jalousie en ces régions, dont la colline jébuséenne n’était nullement la capitale. La gloire de David faisait tressaillir de joie les gens d’Hébron, de Bethlehem, même de Benjamin, malgré de nombreux ressentiments saülides ; elle n’excitait dans le Nord qu’indifférence ou malveillance. On sent que la déchirure d’Israël se fera le long de cette suture imparfaite, qui laissa toujours visible la dualité primitive des Beni-Jakob et des Beni-Joseph. |
[1] Les documents sur le règne de David, compilés dans le deuxième livre dit de Samuel, sont de trois sortes : 1° les notes contemporaines de David même et provenant, si l'on veut, des mazkir, tels que les courtes notes des chapitres VIII, XXI, XXIII ; 2° un long fragment d'une histoire écrite avec art et prolixité : c'est le récit de la révolte d'Absalom; 3° des fragments d'une ou deux Vie de David, écrites dans les cercles prophétiques, et dont les parties les plus modernes paraissent remonter au temps d’Ézéchias. — Pour ce qui concerne les Chroniques, il en faut user comme de Josèphe. Ce que ces historiographies modernes ajoutent aux anciens récits des livres de Samuel et des Rois n’a que peu de valeur. Parfois, cependant, l’auteur des Chroniques parait avoir eu entre les mains des textes plus complets que ceux que nous avons.
[2] II Samuel, IX.
[3] II Samuel, XXI, 1-14.
[4] רברנ pour ריהנ, excellente correction de Houhigant.
[5] II Samuel, V, 14-16.
[6] II Samuel, XIII, 23.
[7] Épisodes de Meribaal, de Barzillaï ; préfets de Salomon, etc.
[8] II Samuel, XIX, 36 et suiv.
[9] II Samuel, XI et XII. Cette légende fut peut-être un effet de la malveillance d’une partie de la nation contre Salomon.
[10] II Samuel, XIX, 41 et suiv. ; XXIV 1.
[11] II Samuel, XXIV. Comparez Exode, XXX, 11 et suiv.
[12] II Samuel, XV, 1-4.
[13] II Samuel, XIV, 3 et suiv. ; XV, 2 et suiv. Le verset II Samuel, VIII, 15, est un résumé légèrement exagératif.
[14] Cantiques, IV, 4.
[15] Osée, X, 5.
[16] Cantiques, I, 9.
[17] II Samuel, VIII, 16-18, et XX, 23-55.
[18] Nom présentant des variantes entre lesquelles il est difficile de se décider. Comparez II Samuel, VIII, 17 ; XX, 25, les anciennes versions, les passages parallèles des Chroniques, et I Rois, IV, 3.
[19] Nous avons des mentions de la charge de mazkir pour David (II Samuel, VIII, 16 ; XX, 24), pour Salomon (I Rois, IV, 3), pour Ézéchias (II Rois, XVIII, 18, 37 ; II Chron., XXXIV, 8 ; Isaïe, XXXVI, 3, 22).
[20] Surtout deuxième livre de Samuel.
[21] II Samuel, XXI, XXIII.
[22] II Samuel, V et VIII.
[23] II Samuel, XXIV, 5 et suiv.
[24] Urie tomba dans la légende ; mais son nom se trouve dans les plus anciennes listes de gibborim, II Samuel, XXIII, 39.
[25] Notez le nom d’Uriah. Comparez Zacharie, IX, 7.
[26] II Samuel, XXI, 3, 6, 9, récit fort ancien.
[27] Sur l’ében bohan, voyez Clermont-Ganneau, dans la Revue archéol., août 1870-71, p. 116, et dans Palestine expl. Fund, 1874, p. 80 et suiv.