HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE XVIII. — DAVID ROI DE JÉRUSALEM.

 

 

Hébron était une ville hittite, centre d’une ancienne civilisation, dont la tribu de Juda avait, à quelques égards, hérité[1]. C’était incontestablement la capitale de Juda, une ville d’un haut caractère religieux, pleine de souvenirs et de traditions. Elle avait de grands travaux publics, de belles eaux, une piscine vaste et bien entretenue. L’unification d’Israël venait de s’y faire. Il était tout à fait naturel que Hébron devînt la capitale du nouveau royaume. Sa latitude la plaçait, il est vrai, à une distance bien considérable des tribus du Nord ; mais la situation excentrique n’a pas coutume, en pareil cas, d’être une grande difficulté. Paris n’est pas au milieu de la France, ni Berlin au milieu de l’Allemagne unifiée.

Il n’est pas facile de dire ce qui détermina David à quitter une ville qui avait des droits si antiques et si évidents, pour une bicoque comme Jébus, qui ne lui appartenait pas encore. Il est probable qu’il trouva Hébron trop exclusivement judaïte. Il s’agissait de ne pas choquer la susceptibilité des diverses tribus, surtout de Benjamin. Il fallait une ville neutre qui n’eût pas de passé. C’est là sans doute ce qui empêcha David de songer pour capitale à sa patrie, Bethléhem. La colline occupée par les Jébuséens était juste sur la limite de Juda et de Benjamin, et elle était fort rapprochée de Bethléhem.

La position était très avantageuse. Une, petite source, dans l’intérieur des murs[2], permettait de supporter un siège. Certes, une grande capitale aurait été gênée dans un tel site ; mais de très grandes villes n’étaient ni dans le goût in dans l’aptitude de ces peuples. Ce qu’ils voulaient, c’étaient des citadelles où la défense fût facile. Le Ierousalaïm des Jébuséens se présentait dans ces conditions. Les Jébuséens prétendaient, que leur ville était imprenable. Ils disaient à David : Tu n’entreras jamais ici. Les aveugles et les boiteux suffiraient à te repousser. On prit dès lors, par plaisanterie, l’habitude d’appeler la population jébuséenne les aveugles et les boiteux, et ce fut un proverbe à Jérusalem : Les aveugles et les boiteux à la porte ![3]

La ville jébuséenne se composait de la forteresse de Sion, qui devait être située vers l’emplacement actuel de la mosquée el-Alzsa[4], et d’une ville basse qui descendait de là vers la source, qu’on appelait le Gihon. David prit la forteresse de Sion, donna la plus grande partie des terrains environnants à Joab[5], et probablement laissa la ville basse aux Jébuséens[6]. Cette population, réduite à une situation inférieure, s’atrophia devant le nouvel apport israélite, et c’est ainsi que le quartier d’Ophel est resté sans grande importance dans l’histoire de Jérusalem.

David rebâtit la haute ville de Sion, entre autres la citadelle ou millo, et tous les quartiers voisins. C’est ce qu’on appela la ville de David[7]. L’argent que David avait gagné avec ses bandes d’Adullam et de Siklag lui permettait les grandes constructions. Tyr était alors le centre de la civilisation dans la Syrie méridionale. Les arts, et en particulier l’architecture, y étaient très développés. Cet art tyrien, ou, si l’on veut, phénicien, c’était l’art égyptien, modifié selon la nature des matériaux de la côte de Syrie. La Syrie n’a ni marbre, ni granit, à comparer a ceux de l’Égypte ; mais les bois que fournissait le Liban étaient les plus beaux du monde. De Tyr, l’on vit s’abattre sur Jérusalem une nuée de constructeurs, de tailleurs de pierres, de charpentiers et d’ouvriers en bois, ainsi que des charges de matériaux tels que n’en produisait pas la Judée, surtout de bois de cèdre. Ces artistes tyriens construisirent à David un palais près du Millo, dans la haute ville de Sion, vers l’angle sud-est du Harâm actuel. L’art proprement dit était resté jusque-là étranger à ces contrées. Le prestige qui en résulta pour David dut être extraordinaire. Jamais la terre de Chanaan n’avait rien vu qui approchât de cette force et de cet éclat.

Quant à Israël, David lui donna ce qui lui avait manqué essentiellement jusque-là, savoir une capitale. Il y aura des schismes, des protestations ; il faudra du temps pour que cette capitale soit aimée, rêvée, adoptée par tout Israël. Mais la pierre angulaire est posée, et, comme les sympathies et les haines d’Israël ont été embrassées par le monde entier, Jérusalem sera un jour la capitale de cœur de l’humanité. Cette petite colline de Sion deviendra le pôle magnétique de l’amour et de la poésie religieuse du monde. Qui a fait cela ? C’est David. David a réellement créé Jérusalem. D’une vieille acropole, restée debout comme le témoin d’un monde inférieur, il a fait un centre, faible d’abord, mais qui bientôt va prendre une place de premier ordre dans l’histoire morale de l’humanité. Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei. Durant des siècles, la possession de Jérusalem sera l’objet de la bataille du monde. Une attraction irrésistible y fera confluer les peuples les plus divers. Cette pierreuse colline, sans horizon, sans arbres et presque sans eau, fera tressaillir de joie les cœurs, à des milliers de lieues. Tout le monde dira comme le pieux Israélite : Lœtatus sum in his quæ dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus.

Chaque agrandissement d’Israël était un agrandissement de Iahvé. Le iahvéisme, jusqu’ici si peu organisé, va maintenant avoir une métropole et bientôt un temple. Il faudra encore quatre cents ans pour que cette métropole devienne exclusive des autres lieux de culte ; mais là place est fixée ; entre tant de collines que Iahvé aurait pu préférer, le choix est fait[8]. Le champ du combat religieux est marqué.

David fut l’agent inconscient de ces grandes désignations humanitaires. Peu de natures paraissent avoir été moins religieuses ; peu d’adorateurs de Iahvé eurent moins le sentiment de ce qui devait faire l’avenir du iahvéisme, la justice. David était iahvéiste, comme Mésa, ce roi de Moab dont nous avons la confession, était camosiste. Iahvé était son Dieu protecteur, et Iahvé est un dieu qui fait réussir ses favoris[9]. Iahvé, d’ailleurs, était fort utile ; il rendait des oracles précieux par l’éphod d’Abiathar. Tout se borna là : David et son entourage n’avaient aucune aversion pour le nom de Baal[10]. Ce que cette religion de Iahvé devait devenir entre les mains des, grands prophètes du vine siècle, David, évidemment, n’en eut pas plus de pressentiment, que n’en eurent Gédéon, Abimélek, Jephté.

Mais il fut le fondateur de Jérusalem et le père d’une dynastie intimement associée à l’œuvre d’Israël. Cela le désignait pour les légendes futures. Ce n’est jamais impunément qu’on touche, même d’une manière indirecte, aux grandes choses qui s’élaborent dans le secret de l’humanité.

Nous assisterons de siècle en siècle à ces transformations. Nous verrons le brigand d’Adullam et de Siklag prendre peu à peu les allures d’un saint. Il sera l’auteur des Psaumes, le chorège sacré, le type du Sauveur futur. Jésus devra être fils de David ! La biographie évangélique sera faussée sur une foule de points par l’idée que la vie du Messie doit reproduire les traits de celle de David ! Les âmes pieuses, en se délectant des sentiments pleins de résignation et de tendre mélancolie contenus dans le plus beau des livres liturgiques, croiront être en communion avec ce bandit ; l’humanité croira à la justice finale sur le témoignage de David, qui n’y pensa jamais, et de la Sibylle, qui n’a point existé. Teste David cum Sibylla ! Ô divine comédie !

 

FIN DU TOME PREMIER.

 

 

 



[1] On trouve encore des Hittites vers le temps de David. Ainsi Ahimélek le Hittite, I Samuel, XXVI, 6. Urie le Hittite, II Samuel, XXIII, 39. Cf. II Samuel, XI, 3.

[2] Ce qu’on appelle aujourd’hui la fontaine de la Vierge.

[3] II Samuel, V, 8. Cf. Act. apost., III, 2 ; Evang. Joh., IX, I (cf. VIII, 59).

[4] La vraie position de Sion a été fixée définitivement sur la colline orientale de Jérusalem par les travaux de MM. Schick, Guthe, Klaiber. Voir la Zeitschrift der deutschen Palœstiria-Verein, t. III, IV, V (1880, 1881, 1882) ; Guthe, Ausgrabungen bei Jerusalem (Leipzig, 1883) ; Zimmermann, Topogr. des alten Jerusalem (Bâle, 1876). — Le prétendu mont Moria doit être écarté d’une topographie sérieuse de Jérusalem. Le nom de Moria est symbolique dans Genèse, XXII, 2, et c’est par une supposition dénuée de toute valeur que l’auteur des Chroniques (II, III, 1) identifie ce lieu idéal avec la colline où Salomon bâtit le temple. Le nom de Moria n’est pas prononcé dans les livres vraiment historiques.

[5] I Chroniques, XI, 6, 8, passage de peu de valeur assurément, et en contradiction avec les récits du IIe livre de Samuel, ch. V, mais qui doit dire fondé sur quelque tradition relative à Joab.

[6] Juges, I, 21 ; Bertheau, sur ce passage ; Zacharie, IX (très ancien), 7.

[7] Les degrés de la ville de David (Néhémie, XII, 37), marches taillées dans le roc, qui donnaient accès de la vallée du Cédron à la ville de David, ont été retrouvés. Voir Guthe, op. cit., p. 213, et Zimmermann, carte IV, n° 16.

[8] Ps. LXVIII, 16 et suiv.

[9] I Samuel, XVIII, 14.

[10] Un des fils de David est appelé indifféremment Eliada ou Baaliada. II Samuel, V, 16 ; I Chron., XIV, 7.