Outre Jonathas et ses deux frères, tués à la bataille des monts Gelboé, Saül avait un quatrième fils nommé Isbaal, que le parti opposé à David couvait des yeux avec d’autant plus de soin que Jonathas avait presque abdiqué, déclarant hautement (du moins les partisans de David l’affirmaient) qu’à la mort de son père, ce serait David qui serait roi. Après la bataille de Gelboé, Abner, qui probablement avait passé le Jourdain avec les débris de l’armée[1], proclama Isbaal à Mahanaïm en Galaad. Isbaal fut reconnu par tout Israël, excepté par la tribu de Juda. Alors s’établit la distinction des deux mots Israël et Juda[2], qui, dans quatre-vingts ans, se dresseront l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux drapeaux contraires. Juda devint, dans l’ensemble des Beni-Jakob, une unité à part. La division, un moment supprimée par la bravoure de Saül, reprenait ses droits ; tant l’unité était peu dans l’esprit de ces vieux peuples, encore préoccupés avant tout de rivalités de tribus et de compétitions de chefs ! Pendant qu’Isbaal était proclamé au delà du Jourdain, David ne bougeait pas de sa retraite de Siklag. Tout en pleurant Saül, il se mettait en mesure de lui succéder. Par ses largesses, il avait gagné presque toute la tribu de Juda. Donner aux uns ce qu’on vole aux autres est un jeu qui, vu l’énorme égoïsme des hommes, réussit presque toujours. David, d’ailleurs, s’était formé, avec ses bandits, un noyau d’armée des plus solides. Trois Bethléhémites, tous trois de sa famille, étaient devenus à son école des soudards de la plus rude espèce ; c’étaient Joab, Abisaï, Asaël , tous trois fils de Serouïa, sœur ou belle-sœur de David. Les brigands de Siklag résolurent de s’emparer d’Hébron, la grande ville de ces contrées. David, selon son usage, consulta l’éphod d’Abiatar — Marcherai-je vers quelqu’une des villes de Juda ? demanda-t-il. Iahvé répondit : Marche. — Et David demanda encore : Vers laquelle ? Iahvé répondit : Vers Hébron. — David se mit en marche avec ses deux femmes, Ahinoam, Abigaïl, et sa bande. Tout ce monde campa dans les environs d’Hébron. La tribu de Juda se groupa autour d’eux par une sorte ce mouvement spontané. David fut unanimement proclamé roi de la maison de Juda (vers -1050 avant J.-C.). Il avait alors trente ans. Désormais, ses vues s’étendirent à Israël tout entier. Il fit part de son élection comme roi de Juda à diverses villes, en particulier à Jabès en Galaad, qu’il remercia pour le soin qu’elle avait eu de la sépulture de Saül. Il se porta en tout comme héritier et solidaire de Saül, témoignant que les intérêts de tout Israël lui allaient au cœur[3]. A la bravoure, à la flexibilité, à l’esprit qu’il avait montrés jusque-là, il allait joindre l’habileté du politique le plus consommé, les subtilités du casuiste le plus raffiné, l’art équivoque de profiter de tous les crimes, sans jamais en commettre directement aucun. La reconnaissance qu’il devait à la famille de Saül ne l’arrêta pas beaucoup. Il se contentait, de ne parler qu’avec respect et componction de Saül et de, Jonathas ; il crut ne rien devoir à Isbaal. Ce dernier paraît avoir été un homme très médiocre, gouverné en tout par Abner. De Mahanaïm, Abner l’amena dans le pays de Benjamin, où la maison de Saül avait ses racines les plus profondes. Le premier choc entre ses partisans et ceux de David eut lieu à Gabaon. Joab et Abner, chefs des deux corps ennemis, se rencontrèrent des deux côtés du réservoir encore visible aujourd’hui. On débuta par un combat singulier de douze contre douze ; puis, eut lieu une bataille, où l’avantage resta aux gens de David. Les trois fils de Serouïa firent ce jour-là d’étonnantes prouesses. Asaël, qui excellait à la course, s’attacha à tuer Abner. Celui-ci le tua, non sans regret, car il voyait bien que cela mettait du sang entre lui et Joab. Joab et Abisaï poursuivirent Abner dans la direction du Jourdain. Mais les Benjaminites se retirèrent en bon ordre et se reformèrent en bataille sur le sommet d’une colline. On parlementa. Les gens d’Abner réussirent à repasser le Jourdain et à joindre Mahanaïm. Joab et sa troupe marchèrent toute la nuit et gagnèrent Hébron. Asaël fut enterré dans le tombeau de sa famille à Bethléhem. Cette guerre d’escarmouches entre les deux royautés se continua longtemps. David grandissait de jour en jour, et Isbaal baissait. Une querelle de harem mit la division entre Isbaal et Abner. Ce dernier commençait à trouver du bon dans le système d’un seul roi de Dan à Beerséba. On se fit des concessions des deux côtés. David exigea comme condition préalable qu’on lui rendit sa femme Mikal, fille de Saül ; ce qui lui fut accordé, malgré les instances du nouveau mari de Mikal. Abner travaillait maintenant avec passion à la réconciliation des deux partis. Les généraux d’Isbaal se laissèrent presque tous gagner. Abner vint à Hébron accompagné de vingt hommes. David le reçut avec les apparences de la cordialité. Abner se chargea de tout disposer pour une prompte pacification. On avait compté sans l’honneur de Joab, absolument engagé, selon les idées hébréo-arabes, à venger la mort d’Asaël. Joab était absent d’Hébron pour une course de pillage, quand Abner y vint. A son arrivée, il apprit qu’Abner regagnait tranquillement le territoire de Benjamin. Il reprocha à David d’avoir laissé échapper un tel homme, s’arrangea de façon qu’Abner retournât à Hébron, l’attira entre deux portes et le tua. David protesta qu’il n’était pas responsable de la mort d’Abner, que Joab seul avait tout fait. Il prononça même contre ce dernier une malédiction des plus terribles, sachant bien qu’elle n’aurait pas grand effet. Il voulut qu’on prît le deuil et qu’on fit à Abner des funérailles solennelles à Hébron. Lui-même suivit le cercueil, pleura à haute voix sur le tombeau et composa une élégie pour Abner, comme il en avait composé une pour Jonathas. On n’en a conservé qu’un couplet, qui a l’air par moments d’impliquer un peu d’ironie. Fallait-il
qu’Abner mourût comme un misérable ! Tes
mains pourtant, mon cher, n’étaient pas garrottées, Tes
pieds n’étaient pas pris aux entraves d’airain ; Tu es tombé comme on tombe devant les scélérats[4]. David affecta d’être inconsolable. Il fallut le forcer de prendre de la nourriture. Quelques-uns purent trouver singulier que, nonobstant ce désespoir, il ne tirât aucune punition de Joab. David fit observer que, bien que roi, il n’avait pas grand pouvoir, que ces gens-là (les fils de Serouïa) étaient plus forts que lui, et il adjurait Iahvé de les punir. On crut ou feignit de croire à sa sincérité, et on l’approuva sans réserve. En réalité, tout le profit de l’assassinat fut pour lui. Abner eût été pour sa politique un très grand embarras, et, d’ailleurs, la mort de ce chef de bandes était le dernier coup porté au parti d’Isbaal. Ce malheureux, à Mahanaïm, était abandonné de tous. Il fut assassiné, pendant sa sieste, par deux Benjaminites de Beëroth, qui apportèrent sa tête à Hébron. David éclata comme toujours en propos indignés, ordonna de couper les pieds et les mains aux deux assassins, puis les fit mettre en croix près du réservoir d’Hébron. La tète d’Isbaal fut mise dans le tombeau d’Abner. Son règne chancelant avait duré à peu près deux ans. Grâce à ce second meurtre, dont David déclinait si énergiquement la responsabilité, la royauté d’Israël était définitivement faite. Le fils d’Isaï avait réussi ; son trône était fondé pour prés de cinq cents ans. Les tribus vinrent lui faire leur soumission à Hébron. Nous sommes tes os et ta chair, lui dirent-elles. Déjà autrefois, quand Saül était roi, c’était toi qui menais Israël au combat. C’est à que Iahvé a dit : Tu feras paître mon peuple et seras prince sur Israël. Le pacte fut scellé par des serments. David reçut l’onction d’huile et fut, à partir de ce moment, une chose inviolable et sacrée. Ainsi ce que n’avaient pu faire ni Éphraïm, ni Galaad, ni Benjamin, Juda le réalisa pleinement. Hébron devint la capitale d’Israël. David continua d’y résider encore cinq ans et demi. Sa famille commença de s’y fonder. Il contracta des alliances, en particulier, avec Talmaï, roi de Gésur[5], dont il épousa la fille Maaka. Ahinoam lui donna son fils aîné, Amnon. Abigaïl lui donna Kileab (ou Delaïa)[6]. Maaka lui donna Absalom. Haggit lui donna Adoniah ; Abital lui donna Sefatiah ; Égla lui donna Itream. David n’avait plus de rival. De la famille de Saül, il ne restait qu’un enfant infirme, Meribaal[7], fils de Jonathas. Il avait cinq ans lorsqu’arriva la nouvelle relative à la mort de Saül et de Jonathas ; l’esclave à qui il était confié s’enfuit avec tant de hâte, qu’elle le laissa tomber ; ce qui le rendit boiteux des deux pieds[8]. Nous assisterons aux diverses péripéties de la vie agitée de cet infortuné. |
[1] I Samuel, XXXI, 7.
[2] Notez, par exemple, II Samuel, II, 9 ; I Rois, I, 35.
[3] II Samuel, II, 5 et suiv.
[4] II Samuel, III, 33 et suiv. Cette élégie vient sans doute du Iasar, comme l’élégie sur la mort de Jonathas.
[5] Il s’agit sans doute de Gésur, dans les déserts du Sud-ouest : Josué, XIII, 2 ; I Samuel, XXVII, 8.
[6] Nom altéré.
[7] Ou Mephibaal. Mais on n’a pas de nom théophore en Miph ou Mephi. Cf. I Chron., VIII, 34.
[8] II Samuel, IV, 4.