HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE XVI. — COMMENCEMENTS DE DAVID. - MORT DE SAÜL.

 

 

Et la guerre avec les Philistins fut violente durant tous les jours de Saül, et, chaque fois que Saül voyait un homme brave et fort, il se l’attachait[1]. Ces mots paraissent avoir été le début du chapitre concernant David dans le livre des Guerres de Iahvé. Ils sont le plus bel éloge de Saül et résument parfaitement son rôle historique. Saül fut l’organisateur d’une chose qui n’avait pas existé jusque-là : l’armée israélite. Mais, en général, dans l’histoire, l’homme est puni de ce qu’il fait de bien et récompensé de ce qu’il fait de mal. Cet esprit accueillant de Saül devait mettre en évidence l’homme qui allait le miner, lui et sa maison. Le sort de ceux qui ont travaillé à une œuvre est souvent de la voir passer en des mains plus capables de la faire réussir, et ainsi de voir leur création se continuer mieux que par eux, sans eux. L’histoire est tout le contraire de la vertu récompensée. La famille du véritable fondateur de la force d’Israël fut exterminée. Le condottiere sans scrupules qui prit sa place devint le roi selon le cœur de Dieu, l’aïeul censé de Jésus, celui que l’opinion de l’humanité a couronné de toutes les auréoles. Telle est la justice de Iahvé ; le monde appartient à ceux qui lui plaisent.

Dans une des campagnes contre les Philistins, dont le théâtre fut le ouadi des Chênes, près de Soco, et Éphès-Dammim, en Juda[2], on commença de remarquer un Bethléhémite nommé Daoud ou David, fils d’Isaï[3]. Ce jour-là, on admira surtout l’héroïsme d’un certain Éléazar, fils de Dodo, l’Ahohite[4], qui, presque seul, arrêta les Philistins vainqueurs. David fut tout le temps à côté de lui, combattant avec rage. La réputation du jeune guerrier grandit promptement. Il était brave, hardi, adroit et, à l’égal des Benjaminites, excellent frondeur. Mais ce qu’il avait de plus extraordinaire, c’étaient ses qualités civiles et sociales. Il naît parfois, dans cet Orient sémitique, habituellement dur et rébarbatif, des prodiges de grâce, d’élégance et d’esprit. David fut un de ces charmeurs. Capable des plus grands crimes, quand les circonstances l’exigeaient, il était capable aussi des sentiments les plus délicats. Il savait se rendre populaire ; dès qu’on le connaissait, on s’attachait à lui[5]. Son type de figure tranchait sur les visages basanés de ses contribules. Il avait le teint rose, des traits fins et aimables[6], une parole douce et aisée[7]. De très anciens textes le présentent comme habile cithariste et poète exercé[8].

Il semblait, avoir été créé pour réussir. C’était le premier homme de Juda qui fût arrivé à la notoriété. Il bénéficiait en quelque sorte des efforts anonymes qui l’avaient précédé. Une circonstance qui fait bien de l’honneur à Jonathas, c’est la vive amitié qu’il conçut pour ce jeune homme, jusque-là inconnu, aussi brave et plus intelligent que lui, qui devait un jour être si funeste à sa famille. Il le vêtit, l’arma, et les deux jeunes gens firent une alliance à la vie et à la mort.

David fut bientôt chargé de razzia, où il réussit admirablement. On l’aimait beaucoup dans tout Benjamin. Au retour d’une expédition où il s’était trouvé avec Saül, les femmes des villages qu’on traversait sortaient au-devant des vainqueurs, en dansant, agitant leurs sistres et chantant des chœurs. Or le refrain de ce jour-là fut :

Saül en a tué mille,

Et David dix mille.

Le tempérament de Saül le disposait à la jalousie. On eût été, d’ailleurs, il faut le dire, jaloux à moins. Il y a des hommes que la popularité devance, presque sans qu’ils l’aient cherchée, que l’opinion prend par la main, pour ainsi dire, auxquels elle commande des crimes en vue d’un programme qu’elle leur impose. Tel fut Bonaparte ; tel fut David. Le criminel, en pareil cas, c’est surtout la foule, vraie lady Macbeth, qui, dès qu’elle a choisi son favori, l’enivre de ce mot magique : Tu seras roi. Jonathas lui- même, avec une modestie exquise, s’inclinait devant David. Celui-ci ne faisait pas des actes directs de prétendant ; mais il s’envisageait comme une sorte d’héritier désigné, pour le cas où le roi viendrait à mourir. La situation devenait chaque jour plus fausse entre David et Saül.

Selon une version contenue dans les parties de la biographie de David qui n’ont qu’une médiocre autorité[9], Saül aurait essayé une ou deux fois de le percer de sa lance. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le malheureux roi se rongeait intérieurement. Il chercha autant que possible à éloigner David. On lui prêta l’idée de lui confier des missions périlleuses pour le perdre : Qu’il meure, se serait-il dit, de la main des Philistins ! Mais toutes ces petites expéditions, dont on racontait des merveilles, ne faisaient que rendre David de plus en plus cher au peuple. On raffolait de lui, et le pauvre Saül put en effet prononcer dans son cœur le mot qu’on lui prête : Il ne lui manque plus que la royauté. Si ce qui est raconté des mésintelligences de Samuel, et de Saül a quelque vérité historique[10], on pourrait dire que le parti iahvéiste, mécontent de Saül, passa du côté de David. Nous sommes trop peu renseignés pour nous exprimer d’une manière aussi précise. David cependant, fut bien ce qu’on peut appeler, en tenant compte de la différence des temps, le chef du parti clérical. Les écoles de prophètes, à Rama, les prêtres de Iahvé, à Nob, intriguaient ouvertement pour lui. Le parti clérical, sous les dehors les plus divers, a toujours eu le don d’agacer vivement ses ennemis. On conçoit combien toutes ces taquineries, grossies par la susceptibilité exaltée de Saül, devaient agir sur une imagination malade et des nerfs excités.

Pour se donner l’air de partager le sentiment d’enthousiasme de la foule, en réalité pour perdre son rival, en l’engageant de plus en plus dans un rôle de brillants périls, Saül lui donna en mariage sa fille Mikal[11]. Mais tout se tourne contre les jaloux. Mikal aima beaucoup le jeune héros et prit parti pour lui contre son père. Jonathas écarta deux ou trois fois les projets homicides qui naissaient dans l’esprit de Saül. Quant à Mikal, on raconta l’affaire d’une manière plaisante : Sachant que des gens voulaient venir tuer son mari, elle le fit échapper et mit dans le lit, à sa place, le téraphim de la maison[12], l’affublant d’habits et le coiffant d’une couverture en poil de chèvre, pour tromper les assassins. Ces grands pénates en bois entraient, on le voit, jusque dans les maisons qu’on devait supposer les plus adonnées au iahvéisme pur. Personne encore n’en faisait l’objet d’un blâme et ne voyait dans ces dieux sculptés une injure à Iahvé[13]

David fut ainsi jeté dans une existence errante, où sa fécondité de ruses trouva de fréquentes occasions de s’exercer[14]. Cette période de sa vie fut remplie d’aventures sur lesquelles l’imagination des conteurs s’exerça[15]. On se complut surtout à mettre en saillie les services que Jonathas aurait rendus au disgracié et les épreuves que subit la fidélité des deux amis. Beaucoup de ces épisodes purent être écrits d’après les récits de David lui-même[16], qui probablement prenait plaisir, sur ses vieux jours, à raconter certaines prouesses que lui seul pouvait savoir comment, par exemple, sa femme Mikal l’avait sauvé ; comment, dans la caverne d’Engaddi, il eut la vie de Saül dans sa main et se contenta de lui couper, sans qu’il s’en aperçût, un pan de son manteau ; comment il se sauva de chez Akis, roi de Gatti, en contrefaisant le fou, selon une ruse assez familière aux Orientaux.

La vie du banni et celle du bandit ne différaient pas, dans l’antiquité. David, sans asile sûr, vint se cacher dans une grotte près d’Adullam. Ses frères et plusieurs de ses parents vinrent de Bethléhem l’y rejoindre. La caverne devint bientôt un repaire de brigands. Tous les gens qui étaient mal dans leurs affaires, ou qui avaient des créanciers, les mécontents de toute espèce, en un mot, le prirent pour leur chef,et il fut bientôt à la tète d’une bande de quatre cents compagnons. Ce fut le noyau des Gibborim ou forts de David. Ces guerriers vivaient de maraude ; ils étaient dans la période de la vie épique où le héros pille encore le pays qu’il doit plus tard protéger.

La plus grande partie de la famille de David était restée à Bethléhem ; elle se trouvait ainsi sous la main de Saül, et David craignait pour elle les plus sanglantes représailles. Il trouva moyen de la conduire dans le pays de Moab, et il la mit sous la sauvegarde du roi de ce pays. Puis il revint à sa caverne d’Adullam, où il se fortifia. Mais le prophète Gad le dissuada d’y rester. Adullam était trop rapproché des cantons où Saül régnait en maître. Dans l’intérieur de la tribu de Juda, au contraire, l’autorité de Saül était à peine reconnue. Gad lui conseilla de s’y rendre. Effectivement, David alla se cacher, avec ses brigands, dans la forêt de Héret.

Un cruel incident vint bientôt envenimer la lutte et la porter aux atrocités. Un des endroits où le culte tendait à se centraliser était le village de Nob, au nord de Jérusalem. Il y avait là une tente sacrée, peut-être déjà un commencement de construction, avec un autel où étaient étalés lés pains azymes, un éphod, un trésor d’objets consacrés et surtout un sacerdoce nombreux qui avait soin du sanctuaire et en vivait. David, dans une course qu’il fit de ce côté avec ses gens, s’adressa au chef des prêtres, qui s’appelait Ahimilik[17], et lui demanda du pain pour sa troupe. Ahimilik, n’ayant pas de pain commun à lui donner, crut pouvoir passer sur les règles liturgiques. Il offrit à David, pour lui et ses gens, les pains consacrés qui étaient devant l’autel, à condition cependant qu’il affirmât que ses gens étaient purs de tout commerce avec les femmes[18]. David demanda ensuite à Ahimilik s’il avait des armes ; le prêtre répondit : Il y a l’épée du philistin Goliath ; la voici enveloppée dans le manteau, derrière l’éphod. Si tu veux la prendre, prends-la, car il n’y en a pas d’autre ici. Et David dit : Elle n’a pas sa pareille ; donne-la-moi. Ahimilik consulta, en outre, son éphod pour David ; la sympathie en un mot fut complète entre David et les prêtres de Nob.

Tout cela fut rapporté à Saül par son intendant l’Édomite Doëg, homme jaloux et méchant. Le roi fit venir à Gibéa Ahimilik et sa famille. Ahimilik défendit David avec beaucoup de modération. Tout fut inutile : Saül ordonna de mettre à mort les prêtres de Nob. Les racim israélites refusèrent de procéder au massacre ; il fallut recourir à Doëg pour l’exécution. Selon la légende, tous les prêtres furent tués, et Nob fut détruit ; un seul fils[19] d’Ahimilik, nominé Abiatar, s’échappa et se sauva auprès de David. Ce qui est probable, c’est qu’Abiatar était resté à Nob et qu’à la nouvelle du meurtre de son père et de ses frères, il alla rejoindre David. Il portait, en effet, l’éphod avec lui ; or il n’est pas probable que la troupe sacerdotale eût pris l’ustensile sacré, quand elle vint trouver Saül après la dénonciation de Doëg.

L’oracle de Iahvé, ainsi tombé entre les mains de David, lui rendit de signalés services. Le bruit s’étant répandu que les Philistins attaquaient le village de Quéila et pillaient les aires, David consulta Iahvé pour savoir s’il devait se porter sur Quéila. La réponse fut favorable. David marcha, malgré l’avis de ses compagnons, et réussit complètement. Il commit seulement une imprudence en entrant, avec une poignée d’hommes, dans une ville fermée. C’est une faute que les brigands bédouins évitent de faire, sachant qu’ils perdent tous leurs avantages dans les villes. Saül vit la maladresse et résolut, par un coup de main rapide, d’enlever David. Lei question pour celui-ci était de savoir si les gens de Quéila le livreraient à Saül. L’oracle ne lui laissa aucune illusion à cet égard. Il se hâta donc de quitter Quéila avec ses six cents hommes ; puis il gagna le pic de Hakila et la partie boisée du désert de Ziph, district montagneux du côté d’Hébron, où il vécut d’aventures, se cachant dans les cavernes et les lieux forts[20].

Hébron est à peu près sur le sommet de la chaîne des montagnes de Juda, qui se prolonge de quelques lieues vers le Sud. Sur cette continuation de la ligne de séparation des eaux entre la Méditerranée et la mer Morte, se trouvaient ou plutôt se trouvent les villes ou villages de Ziph, Carmel et Maon[21]. A l’ouest de ces villes, le pays est riche et fertile. Mais à l’Est, du côté de la mer MOrte, s’ouvre l’affreux désert de Juda. C’est là que David fixa le quartier général de sa bande : Saül n’y pouvait rien contre lui. Les Hébronites paraissent lui avoir été favorables. Au Sud étaient les Jérahmélites et. les bénites, peuplades toujours amies d’Israël.

Ziph et Maon furent les vrais centres de formation du royaume de David. La séparation entre lui et Saül devenait chaque jour plus violente. Le pouvoir de Saül ne tenait plus guère qu’en Benjamin. Juda, en réalité, était pour David. Les Ziphites, cependant, trahirent leur hôte. Ils allèrent à Gibéa le dénoncer à Saül, et celui-ci vint en force pour le saisir. David était en ce moment dans le désert, sur un rocher qu’on appelait le rocher des Glissades, près de Maon ; Saül le serrait de près, quand on vint lui apprendre une attaque des Philistins, qui l’obligea de lâcher prise. On crut plus tard que le nom du rocher vint de cet événement, parce que David y avait glissé comme une anguille entre les mains de son ennemi.

David, craignant que Saül, après avoir battu les Philistins, ne fit contre lui un retour offensif, quitta la région de Ziph et de Maon, descendit vers la mer Morte, et s’établit dans les retraites encore plus inabordables que fournissent les acropoles de rochers au-dessus d’Engaddi. Ces montagnes, en apparence, ne sont, accessibles qu’aux chamois. Saül y apparut néanmoins, avec trois mille hommes d’élite ; commandés par Abner. Selon un joli récit, bien inventé s’il n’est vrai, David, caché dans une caverne, aurait eu un moment son ennemi à sa disposition ; et se serait borné à la malice inoffensive de lui découper un coin de son vêtement. D’après une autre anecdote, plus artistement combinée encore, et digne du roman d’Antar, David trouva moyen de voler à Saül sa lance et sa cruche d’eau ; ce qui lui fournit une bonne occasion de railler Abner. David, à part les conséquences qu’entraîne le brigandage, se comportait avec une modération relative. On raconta comme un prodige de sagesse sa conduite envers un Maonite nommé Nabal, homme riche, qui avait aux environs beaucoup de troupeaux. Avec le sentiment ordinaire au bédouin, qui croit avoir le droit d’être payé, pour ce qu’il ne vole pas et se regarde comme le protecteur des gens qu’il ne pille pas, les gens de David firent un jour remarquer à Nabal que jamais une pièce de son troupeau n’avait manqué ; ce qui, de la part de voisins affamés, n’était pas un mince mérite. Nabal fut impertinent ; Abigaïl, sa femme, arrangea tout par sa politesse. Nabal mourut à propos, quelques jours après, et David épousa Abigaïl. Il épousa encore une autre femme de ces parages nommée Ahinoam. Mikal n’avait pas suivi David dans son exil. Une femme, d’après les idées du temps, ne devant jamais être sans mari, son père l’avait donnée à un de ses officiers, de la tribu de Benjamin.

Un fait de la vie errante de David, beaucoup plus difficile à justifier, est son séjour chez les ennemis les plus acharnés de sa patrie, chez les Philistins. Bien n’est pourtant plus certain : David passa seize mois, avec ses six cents hommes et ses deux femmes, chez Akis, fils de Maok, roi de Gath. On assigna pour résidence aux Judaïtes fugitifs le bourg de Siklag, qui, à partir de ce moment, devint une sorte d’enclave dans le pays des Philistins, et appartint aux rois de Juda, comme une concession à perpétuité. Cela faisait une petite colonie israélite complète. Abiatar, avec son éphod, y représentait le culte de Iahvé, dans la principale de ses applications, qui était de conseiller en vue de l’avenir.

De Siklag, David dirigea des expéditions de pillage et de massacre contre les peuplades nomades du désert de Pharan, surtout contre les Amalécites. Ces populations étaient amies des Philistins et ennemies d’Israël. David ne croyait donc pas manquer au patriotisme en leur faisant tout le mal possible. Craignant, d’un autre côté, que ces massacres de tribus amies ne déplussent aux Philistins, il prenait la précaution de tuer tout, hommes, femmes et .enfants. Il n’amenait à Gath comme butin que des troupeaux et des objets volés. Puis, quand Akis lui demandait contre qui il avait dirigé sa dernière razzia, il répondait : Du côté du Négeb[22] de Juda, ou des Jérahmélites, ou des Bénites, populations amies d’Israël. Akis était fort content ; car il profitait du butin et se disait que, par de tels exploits, David se rendait odieux à ses compatriotes ; ce qui le forcerait de rester éternellement à son service.

La situation devint plus embarrassante encore, quand Akis fit part à David de l’intention qu’il avait de faire une expédition contre les Israélites, et le nomma garde de sa propre personne. David répondit d’une manière évasive. Il s’agissait d’une vraie guerre, bien différente des coups de main qui avaient précédé. Ceux-ci n’avaient porté que sur les localités proches des villes philistines ; cette fois, au contraire, l’armée des Philistins se dirigea vers la plaine de Jezraël, avec l’intention de s’y établir d’une manière durable, ainsi qu’à Beth-Séan, et dans la vallée du Jourdain[23]. David et ses gens marchaient à l’arrière-garde avec Akis. La fortune, qui si souvent déjà l’avait servi et que, du reste, il secondait par une rouerie à toute épreuve, le sauva de cette rencontre, la plus dangereuse de toutes. Les chefs philistins, très sensément, il faut le dire, remontrèrent à Akis combien il était à craindre que David ne fit volte-face dans la bataille et n’opérât sa réconciliation avec son ancien maître, aux dépens de ses nouveaux alliés. David fut congédié et revint à Siklag en trois jours.

Une terrible surprise attendait ici David et ses gens. Profitant de leur absence, les Amalécites avaient fait une invasion dans le Négeb, pillant également les Judaïtes, les Calébites, les Philistins. Ils s’étaient emparés de Siklag et l’avaient brillée. Les femmes et tout ce qui s’y trouvait tombèrent entre leurs mains ; puis ils repartirent pour le désert. La désolation fut extrême. Les deux femmes de David, Ahinoam et Abigaïl, étaient captives. Les compagnons de David avaient perdu leurs fils et leurs filles. L’indiscipline se mit dans la troupe ; on ne parlait pas de moins que de lapider David. Celui-ci résolut de se mettre à la poursuite des Amalécites ; auparavant, cependant, il voulut consulter l’oracle. Il fit apporter l’éphod par le prêtre Abiatar et interrogea Iahvé en ces termes : Poursuivrai-je cette bande ? L’atteindrai-je ? Iahvé répondit : Poursuis, tu atteindras, tu délivreras. David partit avec ses six cents hommes. Deux cents s’arrêtèrent au torrent de Besor. Les quatre cents autres continuèrent.

Un Égyptien, esclave d’un Amalécite, qu’ils trouvèrent dans la campagne à moitié mort de faim, les renseigna et les conduisit au camp des Amalécites. Ils trouvèrent les pillards mangeant, buvant, dansant, se réjouissant de l’immense butin qu’ils avaient fait dans le pays des Philistins et de Juda. David massacra toute la bande ; il ne s’échappa que les esclaves, qui s’emparèrent des chameaux et s’enfuirent. Les camarades de David recouvrèrent tout ce qu’ils avaient perdu. David retrouva ses deux femmes. On ramena de superbes troupeaux.

Une arrière-pensée, assez digne des gens sans aveu qui composaient la troupe de David, vint alors à l’esprit des bandits victorieux : c’est que les Philistins, les Judaïtes, les Calébites, viendraient réclamer leur bien ; qu’il faudrait au moins partager ce butin avec les traînards restés au Besor. En tête du convoi, on criait : Ceci est le butin de David, pour bien établir que tous ceux qui n’avaient pas fait partie de l’expédition avaient perdu leurs droits sur leur ancienne propriété, en d’autres termes, que tout était devenu la propriété des Amalécites, puis celle des membres du petit corps expéditionnaire. Quand on rencontra les traînards de Besor, l’affaire fut vive. Les vauriens qui avaient fait partie de l’expédition ne voulaient rendre aux traînards que leurs femmes et leurs enfants. David estima que les anciens propriétaires des objets volés avaient perdu leurs droits. Mais il fit admettre en principe que ceux qui restaient avec le bagage devaient avoir la même part du butin que ceux qui allaient à la bataille. Ce principe fut dès lors établi comme une règle absolue en Israël.

David s’attribua un préciput considérable, sur lequel il envoya de beaux cadeaux à ses amis de Juda, aux anciens des villes, en particulier à ceux d’Hébron, d’Estemoa, de Horma. Les Kénites et les Jérahmélites ne furent pas oubliés. Enfin la ville sainte de Béthel eut sa part. Cette heureuse razzia eut ainsi de graves conséquences. Jusque-là, David avait été très pauvre. Le butin fait sur les Amalécites lui mettait dans la main de grandes richesses. Ambitieux comme il l’était, il ne vit dans ces richesses qu’un moyen d’augmenter son influence. Juda fut bientôt gagné. Les anciens des villes étaient tous devenus ses amis. Gomment, d’ailleurs, ne pas reconnaître qu’un homme qui réussissait si bien devait être, comme son nom l’indiquait, le favori de Iahvé ?

Ce qu’il y avait surtout d’extraordinaire dans sa fortune, c’est que ses adversaires mouraient juste au moment qu’il fallait pour son plus grand bien. Saül et Jonathas disparurent en même temps, à l’heure même que les partisans de David pouvaient secrètement désirer. A la nouvelle de la trouée hardie que les Philistins faisaient du côté de Jezraël, Saül partit de Gibéa avec son fils, et se porta bravement vers le Nord. Les deux armées se rencontrèrent au-dessus de Jezraël. L’état moral de Saül était on ne peut plus mauvais. Les effets de l’erreur religieuse prolongée se faisaient sentir chez lui d’une manière désolante. A force de chercher à tout propos la volonté de Iahvé dans les réponses de l’urim et tummim, et par d’autres moyens non moins frivoles, il était devenu incapable de décision. Samuel, qui, pendant qu’il vécut, fut son nabi toujours redouté, était mort à Rama, sans laisser aucun héritier de son autorité spirituelle. Samuel, à diverses reprises, avait trouvé des rivaux qui lui disputèrent l’esprit faible de Saül ; c’étaient les nécromanciens, les sorciers, les ventriloques. Ces puériles illusions avaient de la vogue chez les gens simples. Le parler sourd et lointain du ventriloque, paraissant venir d’un autre monde, était considéré comme la voix des refaïm, menant sous terre leur triste vie. Comme tous les peuples simples, dominés par des illusions grossières, les Israélites croyaient aux revenants, aux voix, aux esprits. On attribuait à certaines personnes, surtout à des femmes, le pouvoir de se mettre en rapport avec les ombres des morts et de les faire parler. Les nabis, dont l’art souvent n’était pas beaucoup plus sérieux, jalousaient naturellement les auteurs de ces prestiges. Samuel les fit interdire par Saül[24]. Mais l’interdiction portée contre des chimères est la marque qu’on y croit et ne fait que leur donner de l’importance auprès des esprits portés à la crédulité.

Saül était avec son armée sur les pentes des monts Gelboé, à peu près dans les anciennes positions de Gédéon. Les Philistins étaient campés vis-à-vis, à Sunem, sur le terrain que devait occuper Kléber le 16 avril 1799. Saül fut pris de mortelles hésitations. Il interrogea Iahvé, qui ne répondit ni par des songes, ni par l’urim, ni par des prophètes[25]. Samuel surtout lui manquait. Samuel avait été son génie suprême. Saül s’était habitué à n’agir que par les conseils du voyant de Rama ; privé de lui, il ne pouvait plus vivre. Il voulait à tout prix le revoir. C’est alors que le malheureux entendit parler d’une nécromancienne, qui en secret pratiquait son art, tout près de là, à Endor. Il se déguisa, prit deux hommes avec lui, se rendit à Endor. La sorcière crut d’abord qu’on voulait lui tendre un piège. Elle demanda à Saül qui il voulait voir. Le roi demanda Samuel. Pourquoi m’as-tu trompée ? dit la femme. Tu es Saül. — Ne crains rien ; dis-moi, que vois-tu ?Je vois des élohim[26] montant de terre. — A quoi cela ressemble-t-il ?C’est un vieillard qui monte, et il est vêtu d’un manteau.

Saül ne douta pas que ce ne fût Samuel. Pourquoi, lui dit l’ombre, es-tu venu me troubler pour me faire monter de la sorte[27] ?Je suis dans la détresse, répondit Saül ; les Philistins me font la guerre ; Dieu s’est retiré de moi et ne me répond plus, ni par les prophètes ni par les songes ; et je t’ai appelé pour que tu m’apprennes ce que je dois faire. Ce récit nous a été gardé par le narrateur théocrate, qui naturellement fait ensuite parler Samna de la manière qui répond à ses idées sur la destitution de Saül.

Les faits ne répondirent que trop à ces pressentiments. Les Philistins remportèrent une complète victoire. Trois fils de Saül, Jonathas, Malkisua et Abinadab, tombèrent. Saül lui-même fut percé d’une flèche. Il craignit les outrages de ses ennemis et demanda à son écuyer de l’achever ; celui-ci n’osa. Saül alors se tua en se jetant sur la pointe de son épée.

Les monts Gelboé étaient jonchés de morts. Parmi les cadavres, les vainqueurs trouvèrent ceux de Saül et de ses trois fils. Ils leur coupèrent la tête, prirent leurs armes et les exposèrent dans les Astartéia du pays philistin. Quant aux cadavres, ils les attachèrent au mur de Beth-Séan, près de là. Mais les gens de Jabès en Galaad, que Saül avait sauvés autrefois, vinrent de nuit, détachèrent les cadavres du mur et les emportèrent à Jabès[28]. Là, ils les brûlèrent ; ils ensevelirent les ossements sous le tamaris de Jabès ; puis ils jeûnèrent sept jours. Plus tard, David retira ces restes de Jabès, et les fit rapporter à Séla de Benjamin, au tombeau de famille des fils de Kis[29].

David, à Siklag, en apprenant la nouvelle de la mort de Saül et de Jonathas, fit de grandes démonstrations de deuil. Les plus anciens recueils de chants contenaient sur la mort des deux héros une pièce qu’on lui attribuait[30].

Le poète débutait par une vive apostrophe à la montagne qui avait vu le désastre.

Toute la fleur d’Israël, sur tes sommets frappée !

Comment sont tombés les héros ?

 

N’allez pas le raconter à Gath,

Ne l’annoncez pas sur les places d’Ascalon,

De peur de causer trop de joie aux filles des Philistins,

De faire sauter d’allégresse les filles des incirconcis.

Montagnes de Gelboé, que la rosée ne tombe plus sur vous[31],

Que la pluie cesse de vous humecter, champs de mort ;

Car là fut jeté le bouclier des braves,

Le bouclier de Saül, qui ne sera plus frotté d’huile.

Du sang des blessés,

De la graisse des braves,

L’arc de Jonathan n’avait jamais assez,

L’épée de Saül ne revenait jamais que rassasiée.

Saül et Jonathan, êtres aimables, êtres charmants,

Unis dans la vie, ils n’ont pas été séparés par la mort ;

Plus légers que les aigles,

Plus forts que les lions.

Filles d’Israël, pleurez sur Saül,

Qui vous revêtait de pourpre et de bijoux,

Qui couvrait vos robes d’aiguillettes d’or.

Comment sont tombés les héros dans la bataille ?

Jonathan est là, frappé sur tes sommets !

J’ai le cœur serré en pensant à toi, mon frère Jonathan.

Tu étais la douceur de ma vie ;

Ton amitié fut pour moi au-dessus de l’amour des femmes.

Comment sont tombés les héros ?

Comment ont péri les armes guerrières ?

 

 

 



[1] I Samuel, XIV, 52.

[2] II Samuel, XXIII, 3 et suiv., corrigé par I Chron., XI, 12 et suiv., XXVII, 1. Comparez I Samuel, XVII, 1.

[3] Mém. sur les Noms théophores apocopés, dans la Revue des études juives, oct.-déc. 1882, p. 168-169. Comparez Dodkarib dans les inscriptions himyarites (Corpus, n° 5). On a pu croire que le nom de David figurait dans l’inscription de Mésa, sous la forme הרור équivalente du ורור biblique ; cela est très douteux Cf. Journal des savants, 1er mars 1887.

[4] Ahoh était un sous-clan de Benjamin.

[5] I Samuel, XVI, 21, 22.

[6] I Samuel, XVI, 12, 18.

[7] Ibid., verset 18.

[8] Amos, VI, 5. Le Iasar comprenait des poèmes qui lui étaient attribués (II Samuel, I, 17, et suiv., III, 33 et suiv.). Le rôle qu’on lui fait jouer comme harpiste auprès de Saül est légendaire ; son rôle de psalmiste l’est plus encore ; tout cela s’appuyait sur le caractère poétique qui lui était prêté par le Iasar.

[9] I Samuel, XVIII, 10-11 ; XIX, 9 et suiv.

[10] Il faudrait d’abord savoir si Samuel vivait encore ; ce qu’on ignore, toute donnée précise manquant sur la mort de Samuel.

[11] I Samuel, XVIII, 20-21 ; pour la discussion du texte, voyez Thenius, ou Reuss, ou tout autre commentateur.

[12] I Samuel, XIX, 13.

[13] Le mot téraphim (l. c.) est traité comme un singulier, de même que Élohim (phénicien Élim) et, en général, tous les mots désignant la Divinité.

[14] I Samuel, XXIII, 21.

[15] Nous en avons le récit dans I Samuel, XIX et suiv.

[16] Il est remarquable que toutes les anecdotes sont racontées comme David devait désirer qu’on les racontât.

[17] Ce nom, où entre le nom au dieu Milik, est une preuve entre tant d’autres de l’éclectisme du temps pour ce qui concerne les noms divins. Deux génération après, nous trouvons le même nom dans la même famille (II Samuel, VIII, 17). Notre Ahimilik est appelé plus loin (I Samuel, XXII, 9) fils d’Ahitoub ; ce qui porte à se demander s’il n’est pas le même que Ahiab, fils d’Altitoub (Iah = Milik), prêtre de Silo, descendant d’Éli, qui joue un rôle analogue, I Samuel, XIV, 3. (Comparez XXII, 15). Mais il ne semble pas que les lévis de Nob, fussent de la famille des prêtres de Silo. Il y a là une de ces confusions dont les narrations à demi romanesques comme celles qui concernent la jeunesse de David ont très peu de souci.

[18] I Samuel, XXI, 1 et suiv. ; XXII, 9 et suiv.

[19] Exagération évidente.

[20] Voir Scenery of David’s outlaw life, dans Survey of western Palestine, special papers, p. 208 et suiv.

[21] Les noms de ces localités existent encore.

[22] Negeb veut dire le Sud. On employait particulièrement ce mot pour désigner la partie méridionale et chaude de Juda.

[23] Notez I Samuel, XXXI, 7, 10.

[24] I Samuel, XXVIII, 3, 9.

[25] I Samuel, XXVIII, 6.

[26] C’est-à-dire quelque chose de surnaturel.

[27] Le scheol est un lieu de repos, de sommeil léthargique, où l’on n’aime pu à être dérangé.

[28] I Samuel, ch. XXXI. Cf. I Chron., ch. X, inférieur comme leçon.

[29] II Samuel, XXI, 1-2 et suiv.

[30] II Samuel, I, 17 et suiv. Le chant commence au v. 19. Le v. 13 est composé de scolies marginales, introduites dans le texte. רטלל se retrouve en tête du Ps. LX, et parait être une corruption pour ריורל, par dittographie. Cf. Ps. C, הרוהל. Les mots הרוהי ינכ et כשק sont probablement des variantes flottantes, se rattachant aux versets 19 et 22, selon l’usage qu’ont eu les copistes, à une certaine époque, d’insérer en paquet dans le texte les variantes qui se suivaient. Les mots רשיה רפס לע הכוחכ הנה viennent sûrement de la marge.

[31] On croyait qu’une terre trempée de sang ne pouvait être mouillée de rosée avant que le sang fût vengé.