Les combats contre les Chananéens de Hasor, contre les Madianites, contre les Ammonites furent rudes, mais momentanés. La lutte contre les Philistins fut continue. Cet énergique petit groupe de Pélasges, venus de Crète, selon toutes les apparences[1], était pour Juda et Dan un voisin redoutable. Dan surtout porta les déchirures de cette pointe enfoncée en la chair d’Israël avec un courage surprenant. Postés sur quelques points forts, situés entre Jérusalem et la mer, les Danites n’étaient guère que campés dans le pays. C’était la moins établie des tribus. Elle avait à peine quitté la vie nomade. Son principal établissement était le mahané ou camp, situé d’ordinaire entre Soréa et Estaol, mais quelquefois ailleurs. On montrait un mahané de ce genre à l’ouest de Kiriat-Iearim[2]. Les mœurs des Danites paraissent avoir été celles de brigands déterminés. La guerre était leur état habituel. Le canton de Soréa et Estaol, en particulier, était comme le champ clos des Philistins et d’Israël ; les deux races se serraient, se pénétraient de ce côté d’une façon qui éternisait entre elles les conflits sanglants. De cet état, vraiment épique, qui dura plusieurs siècles, sortit un cycle de récits, dont une branche seulement nous est venue, singulièrement transformée[3]. La fable roulait autour des exploits d’un certain Simson, fils de Manoali, de Soréa, guerrier danite, d’une force extraordinaire. Il prenait sur son dos les portes d’une ville et les transportait à des kilomètres de la ville. Il faisait tomber un édifice en prenant deux piliers, l’un de la main droite, l’autre de la main gauche, et en les secouant. Sa vie se passa à lutter contre les Philistins de son canton, en tours de force, en énigmes, en stratagèmes de guerre. Il y avait des épisodes pour l’étonnement, d’autres pour le gros rire. Sa force résidait en une chevelure puissante qui lui couvrait la tête ; mais il était faible pour les femmes ; chaque perfidie de celles-ci le trouvait sans défense. Une drôlesse du pays des Philistins l’endormait sur ses genoux et lui coupait les cheveux. Devenu l’esclave et le jouet des Philistins, il finissait par se tuer et les f tuer avec lui. Tout cela était raconté avec de longs détails, et charmait l’auditeur. Simson fut, durant des siècles, l’Antar des Israélites. Plus tard, quand il s’agit d’insérer dans la série des livres saints cette histoire, à beaucoup d’égards peu édifiante, on y fit d’étranges corrections. On transforma le burlesque héros de Dan en un juge respectable de tout Israël. On mit en tête de son histoire une annonciation, où Simson naissait, comme tous les hommes providentiels, d’une femme stérile. La circonstance, primitivement toute naturaliste, de la force résidant en la chevelure, fut expliquée par un vœu. Simson fut censé avoir été nazir. Selon le vœu, le rasoir ne devait point passer sur sa tête. Par la ruse de Dalila, le vœu était rompu, et le pacte de Iahvé avec son hercule n’avait plus de base. Tout le cycle de Simson se passe aux environs d’une petite localité appelée Beth-Sémès, ou Ir-Sémès[4] ou Har-Hérès, à six lieues environ de Jérusalem[5] Le culte du soleil, Sémès, qui était le culte local de ce pays, rapproché du nom de Simson (diminutif, comme solicidus, soleil) a donné lieu à des rapprochements qui ne sauraient être négligés, mais dont on ne doit pas tenir trop de compte[6]. La mythologie pure n’était guère du goût des anciens Hébreux. Mais il n’était pas en dehors de leur esprit de transformer en anecdotes héroïques des représentations figurées mal comprises. Supposons, dans le temple de Beth-Sémès, une représentation du soleil sous la forme de tête radiée ; on a fort bien pu considérer cette image comme une tête de gibbor, et dire que ce gibbor avait sa force dans ses cheveux (ses rayons)[7] ; d’autant plus que l’on comparait souvent le soleil à un gibbor[8]. Les Philistins (cariens ou pélasges) pouvaient certainement avoir introduit en ces contrées les mythes solaires et ceux d’Héraclès ; mais, pour établir un parallélisme entre les sèches légendes d’Israël et les créations mythologiques a priori des peuples aryens, il faudrait des rapprochements autrement caractérisés. Le voisinage des Philistins créait à la tribu de Dan une situation intolérable[9]. Les Phéniciens de Jaffa, d’un autre côté, leur interdisaient la fertile plaine des bords de la mer. Les gens de Soréa et d’Estaol se résolurent à l’émigration. Ils envoyèrent étudier la situation générale du pays de Chanaan, pour trouver une peuplade de faible résistance à laquelle ils pussent enlever son territoire. Les émissaires danites trouvèrent ce qu’ils cherchaient à Laïs ou Lésem[10], point situé sur les pentes de l’Hermon, au milieu des belles eaux qui descendent du Panium. Les envoyés danites se trouvèrent devant une population paisible, en paix avec ses voisins, vivant à la manière des Sidoniens[11], c’est-à-dire de son travail, sans songer à la guerre. Aucun roi des environs n’était à même de leur porter secours[12], et les Sidoniens, leurs congénères et leurs alliés, ne•pouvaient les défendre. La distance en ligne droite de Laïs à Sidon n’était pas grande ; mais la région presque infranchissable du bas Litani était entre les deux villes. Les messagers regardèrent dès lors la fertile terre de Laïs comme dévolue à leurs compatriotes. Un oracle de Iahvé, qu’ils allèrent consulter, les confirma dans cette pensée. Les détails de cette singulière consultation nous sont longuement racontés dans un morceau qu’on peut considérer comme le plus précieux tableau des mœurs de cette époque reculée[13]. Il y avait dans les montagnes d’Éphraïm un homme nommé Mikaïahou ou Mikah, nom qui indique une dévotion particulière à Iahvé[14]. Le iahvéisme de Mikah parait avoir été analogue à celui de Gédéon. Comme Gédéon, Mikah s’était fait chez lui un oracle de Iahvé fort achalandé. Ses ennemis, alors ou plus tard, répandirent le bruit que le matériel de ce culte avait été fait avec de l’argent volé, et, qui est pis, avec de l’argent volé par un fils à sa mère, de l’argent frappé de malédiction maternelle. Quoi qu’il en soit, Mikah avait dans sa maison un éphod et un téraphim[15], en bois sculpté et en fonte, c’est-à-dire une complète maison de Dieu, parallèle à celle de Silo. Il fallait un prêtre à ce temple. Mikah consacra d’abord pour cela un de ses fils ; mais bientôt il eut des scrupules. Il était reçu, en effet, que le service divin ne pouvait être bien fait que par un de ces gens, hors cadre et hors tribu, qui vagabondaient en Israël et qu’on appelait lévis. Un jour, un de ces lévis passa par le village où demeurait Mikah. C’était un jeune homme de Bethléhem de Juda. Comme tous les lévis, il était affilié à une tribu ; mais il y était presque étranger[16]. Il quitta Bethléhem, où il n’avait pas de moyens d’existence, pour aller chercher un lieu où on voulût bien l’accueillir et se servir de lui comme prêtre et comme devin à gages. Mikah l’accueillit, le salua père et prêtre, lui donna dix sicles par jour, outre la nourriture et le vêtement, et le fit demeurer dans sa maison. Maintenant, se dit-il, je sais que Iahvé va me faire du bien ; car j’ai un lévi pour prêtre. L’oracle acquit beaucoup de réputation et rapporta de beaux profits à Mikah. Or il arriva que les envoyés de Dan, traversant les montagnes d’Éphraïm, eurent connaissance de l’oracle de Mikah, et voulurent le consulter sur le bon ou le mauvais succès de l’entreprise. Le lévite fit jouer la machine et sortit en disant : La chose est droite devant Iahvé. Les envoyés danites vinrent bien vite raconter cela à leurs compatriotes. L’émigration fut décidée. Six cents hommes partirent de Soréa et d’Estaol, avec leurs armes, leurs familles et leurs troupeaux. Ils firent halte à Kiriat-Iearim et peut-être y séjournèrent[17]. La bande d’émigrants monta ensuite dans les montagnes d’Éphraïm et arriva à la maison de Mikah. Les messagers qui avaient consulté l’oracle leur donnèrent alors un singulier conseil, c’était de voler tout cet attirail de culte, l’éphod, les teraphim, le fésel, la masséka, et de les emporter avec eux, vu que, dans le nouvel établissement qu’ils allaient fonder, ils n’auraient pas d’ustensiles sacrés. Le lévi fit d’abord quelques difficultés ; mais on lui montra qu’il valait bien mieux pour lui être le père et prêtre d’une tribu d’Israël que d’un seul homme. Il emporta l’éphod, les teraphim, le fésel, et prit place au milieu de la troupe. On mit en tête les enfants, le bétail et les bagages ; car on s’attendait à être attaqué par derrière. Effectivement, quand Mikah et les gens de son voisinage, qui pratiquaient leur culte de Iahvé à son établissement religieux, virent qu’on leur avait volé les objets de leur culte, ils se mirent à la poursuite des Danites avec de grands cris. — Que veut dire ce rassemblement ? demandèrent les Danites à Mikah. — Mikah leur répondit : Mon dieu, que je m’étais fait, vous l’avez pris, et mon prêtre aussi, et, après cela, vous osez me demander ce que j’ai ! — Les Danites lui dirent : Qu’on n’entende plus ta voix parmi nous, de peur qu’il n’y ait des gens de mauvais caractère qui fassent un mauvais parti à toi et aux tiens. Les Danites continuèrent leur chemin ; Mikah, voyant qu’il n’était pas le plus fort, rentra chez lui. La marche des Danites à travers les tribus israélites n’offrit aucune difficulté. La conquête de Laïs n’en présenta pas davantage. Les Chananéens de ces contrées étaient gens paisibles et confiants ; ils avaient peu de relations avec les rois et les peuplades bédouines des environs, et Sidon était trop loin. Tous furent massacrés et la ville fut brûlée. Voilà qui est fort odieux. Mais il n’y a pas de race dont les ancêtres aient mieux agi. L’histoire du monde, c’est l’histoire de Troppmann. Si Troppmann eût réussi à se sauver en«Amérique, il fût devenu conservateur après avoir été assassin, et il eût fait, du bien acquis par d’autres, un très brillant emploi. Il semble que les Danites eurent d’abord l’intention de reprendre leur vie nomade et de reconstituer leur mahané. Mais la beauté et la richesse du pays les fixèrent. Ils renoncèrent au brigandage, rebâtirent la ville et l’appelèrent Dan, nom qu’elle porta désormais. Ils y installèrent l’éphod et les sculptures plaquées qu’ils avaient pris à Mikah. Un sacerdoce lévitique fut établi pour le service de l’éphod, et, à force d’impostures, on réussit plus tard à le rattacher à Gersom, prétendu fils de Moïse[18]. Cela dura jusqu’à la fin du royaume d’Israël. Les autres Israélites eurent ce culte des. Danites du Nord en forte aversion. Ils appelaient l’image sacrée de Dan le fésel que Mikah avait fait. Ils y opposaient, avec l’orgueil de l’orthodoxie, l’arche qui était alors à Silo[19]. Laïs ne fut pas sans doute le seul point de la région du lac Houlé occupé par les Danites[20]. Quant aux Danites du Sud, ils disparurent presque. Toutes les parties énergiques de la tribu s’étaient portées vers le Nord. Ce qui resta finit par se fondre dans la tribu de Juda. |
[1] Cf. Genèse, X, 14 ; Amos, IX, 7, etc. On réserve le développement de cette thèse pour le deuxième volume de cet ouvrage.
[2] Juges, XIII, 25 ; XVIII, 11 et suiv.
[3] Juges, ch. XIV, XV, XVI.
[4] Équivalent de Héliopolis.
[5] Voir Robinson, II, p. 324-325.
[6] Le nom de סושטש peut très bien venir de la racine םטש, ό ίσχυρός (Josèphe).
[7] Voir les singulières têtes chevelues dessinées par Doughty, Documents épigr. recueillis dans l’Arabie du Nord, pl. XLI.
[8] Psaume XIX, 6.
[9] Juges, I, 31 et suiv. ; XVIII, 1. Comparez Josué, XIX, 47 et suiv.
[10] Aujourd’hui Tell-el-Kadi.
[11] Juges, XVIII, 7.
[12] J’entends ainsi le passage altéré, v. 7 : רעע pour רזע notez la forme du ע dans l’inscription de Siloë.
[13] Juges, XVIII, 13 et suiv.
[14] Si ce nom n’est pas altéré, le sens serait : Qui est comme Iahvé ? Notez également des noms iahvéistes théophores dans la famille de Gédéon.
[15] Ce mot est traité comme singulier, I Samuel, XIX, 13, 16.
[16] Juges, XVII, 7 ; cf. XVIII, 30.
[17] A l’ouest de Kiriat-Iearim, il y avait un lieu appelé le camp des Danites.
[18] Juges, XVII, 7 ; XVIII, 30. Sur l’addition du כ dans השט, voyez Berthean ou tout autre commentateur.
[19] Juges, XVIII, 31.
[20] Le nom de la ville danite Saalbin se retrouve d’une manière frappante dans le village actuel de Schalaboun (Voyez Mission de Phénicie, p. 677 et suiv.), sur les frontières d’Aser et de Nephtali.