HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE IX. — PREMIÈRES TENTATIVES DE ROYAUTÉ. GÉDÉON, ABIMÉLEK[1].

 

 

Avec l’esprit d’ordre et les habitudes laborieuses d’Israël, il se forma un grand nombre de familles .riches et considérables ; mais, de tous les côtés, la nation s’offrait, comme une place ouverte, aux attaques du dehors ; rien de solide ne pouvait se fonder. Ce n’était pas assez de la lutte contre les Chananéens, les Philistins, les Moabites, les Ammonites. Les habitants des tentes, comme on disait, les Madianites et Amalécites nomades, les Arabes du grand désert à l’Orient, connus sous le nom général de Beni-Qédem ou Orientaux (Saracènes) faisaient de fréquentes invasions. Ils venaient, avec leurs chameaux, surtout après la semaille, campaient dans les champs, détruisaient la moisson naissante ; c’était l’analogue du fléau des sauterelles. Ils poussaient leur pointe jusqu’à Gaza, où les Philistins les arrêtaient ; puis ils revenaient au désert, emmenant avec eux tous les troupeaux et les bêtes de somme.

Ces invasions annuelles tenaient la population dans la terreur. On n’osait pas battre dans une aire en plein vent. Quand venaient les pillards, les Israélites se barricadaient clans les cavernes où se créaient des acropoles improvisées dans la montagne. Plus tard, on rapporta à ce temps les cavernes fortifiées et les masada, ou sommets couverts de pierraille, qui sont si communs en Palestine, et qui, en effet, ont à diverses reprises servi de refuge aux gens de la plaine contre de subites irruptions.

Une famille manasséite, par conséquent joséphite, celle des Abiézer, qui résidait à Ophra, à l’ouest de Sichem, vers le bas des pentes de la montagne d’Éphraïm, du côté de la mer, prit dans ce triste état de choses une grande importance, et faillit donner à Israël la dynastie qui devait réaliser son unité. Ces Abiezrites étaient de très beaux hommes, des héros, semblables à des fils de roi. Ce n’étaient pas des serviteurs exclusifs de Iahvé. Ils avaient chez eux des autels à Baal et à Aséra ; ils réservaient leur iahvéisme pour ce qui était la spécialité de Iahvé, les oracles de l’éphod. Par cette manière d’agir, ils ne croyaient probablement pas lui faire plus d’injure que les Latins ou les Herniques ne croyaient mécontenter la Fortune Prénestine en honorant Jupiter Latial ou Neptune d’Antium.

Mais Iahvé fut toujours un dieu difficile ; il ne voulait pas de rival. Il y avait lutte, en quelque sorte, dans cette importante famille israélite, entre les tendances diverses qui se partageaient la conscience d’Israël[2]. Joas, le chef de la famille, avait un autel de Baal, surmonté d’une grande Aséra en bois ; tous les jours, il faisait sur l’autel le sacrifice d’un taureau[3]. Son fils aîné, un homme superbe et vigoureux, un vrai gibbor, s’appelait Iarébaal (celui qui craint Baal)[4], et fut d’abord dévoué au culte de ce nom divin. Il faut se rappeler qu’Ophra était au milieu des peuplades chananéennes de la côte. La masse de la population du lieu pratiquait le culte de Baal et d’Aséra. La confusion religieuse était extrême. Le Baal-Berith de Sichem balançait encore pleinement en ces parages la fortune de Iahvé[5].

Des circonstances que nous ignorons inclinèrent Iarébaal vers le culte exclusif de Iahvé. On attribua plus tard cette conversion à une vision, et, certes il est possible que, dans le cas de Iarébaal comme dans ce que l’on raconte de Mosé, il y ait eu quelque fait sensible. Iarébaal eut, à ce qu’il semble, une de ces apparitions de flamme où l’on croyait que Jahvé se révélait. Un jour qu’il battait le blé dans son pressoir pour échapper aux Madianites, qui tenaient la campagne, il crut voir Iahvé (ou l’ange de Iahvé)[6]. Dans ces sortes d’apparitions, on pensait qu’il fallait offrir au maleak un repas pour apaiser sa faim[7]. Iarébaal apprêta un chevreau let un gâteau d’un épila de farine sans levain, et, ayant mis la viande dans une corbeille et le jus dans un pot, il les apporta sous le térébinthe, et les offrit au maleak, qui lui dit : Prends la viande et les gâteaux, et dépose-les sur cette roche-là, et, quant au jus, verse-le. Iahvé toucha la viande et les gâteaux du bout d’un bâton qu’il tenait à la main. Le feu alors sortit du rocher et dévora la viande et les gâteaux, et Iahvé disparut[8]. Iarébaal comprit qu’il avait vu Iahvé, et fut fort effrayé ; car il crut qu’il allait mourir, ce dieu ne supportant pas d’être vu face à face. Iahvé le rassura, et Iarébaal lui bâtit un autel qu’il appela, Iahvé-Salopa, lequel subsista longtemps à Ophra des Abiezrites.

Iarébaal devint, à partir de ce moment, un serviteur ardent de Iahvé. Or Iahvé, comme nous l’avons dit, était un dieu jaloux ; il n’aimait pas les autres dieux, même les plus endurants. Une nuit, Iarébaal prit dix hommes de ses serviteurs avec lui et démolit l’autel de Baal et l’Aséra qui était dessus. Le lendemain, il y eut un soulèvement dans la ville et dans la maison de son père. On vint demander à Joas la vie du sacrilège. Joas, à ce qu’il semble, répondit que c’était au dieu à venger lui-même son injure. Quoi qu’il en soit, Iarébaal passa décidément au culte de Iahvé, et prit désormais le nom de Gédéon, qui n’avait rien de choquant. Il éleva un autel à Iahvé dans l’acropole d’Ophra, et il y offrit un holocauste avec le bois de l’Aséra qu’il avait renversé. Il paraît que les Abiezrites suivirent plus ou moins son exemple[9].

Le culte de Iahvé était en quelque sorte synonyme de patriotisme israélite. Converti au culte exclusif de Iahvé, Gédéon fut, comme Débora, un champion ardent d’Israël. Plus tard, nous verrons l’unité d’Israël définitivement accomplie par David au nom de Iahvé. Toute action centrale se faisait au nom de Iahvé, et ce n’est pas sans raison que le livre des victoires d’Israël s’appellera le Livre des Guerres de Jahvé. Une occasion se présenta bientôt au héros abiezrite pour servir son nouveau dieu de la façon qu’il aimait.

Les Madianites, les Amalécites et les Saracènes envahirent la plaine de Jezraël, sous la conduite des deux chefs Zébah et Salmunna[10]. Ils trouvèrent au Tabor des Israélites de belle race, qu’ils tuèrent et qui étaient, à ce qu’il parait, parents des Abiezrites. Gédéon rassembla les Abiezrites, envoya des messagers dans tout Manassé, reçut des auxiliaires d’Aser, de Zabulon et de Nephtali, et, encouragé par divers signes qui l’assurèrent que Iahvé était avec lui, alla camper dans les monts Gelboé, près de l’Aïn-Harodt[11]. Les Madianites étaient vis-à-vis, au pied de la petite chaîne de More, qu’on appelle aujourd’hui Djébel Duhi. Gédéon réussit à les mettre en déroute, au cri de Pour Iahvé et pour Gédéon !

Les Madianites, au lieu de repasser le Jourdain à l’endroit où ils l’avaient franchi quelques jours auparavant, inclinèrent au Sud-est vers Beth-Séan, puis vers le Sud, suivant le Ghôr, jusqu’à Abel-Mehola. Gédéon vit qu’il avait avec lui trop peu d’hommes pour les poursuivre. Il adressa une nouvelle convocation aux tribus du Nord, et invita les Éphraïmites, qu’il avait jusque-là négligés, à se joindre à lui, pour couper les gués du Jourdain aux Madianites. Les Éphraïmites se rendirent à l’appel de Gédéon. En sortant d’Abel-Mehola, les Madianites se divisèrent en deux bandes. L’une d’elles passa le Jourdain, sous la conduite de Zébah et Salmunna. L’autre continua de descendre le Ghôr pour venir chercher les gués du Sud. Les Éphraïmites, coupant directement à l’Est, atteignirent cette bande vers le bas Jourdain, et la détruisirent en deux localités qu’on appelait le Rocher d’Oreb[12], ou du Corbeau, le Pressoir de Zeeb, ou du Loup. La légende populaire vit plus tard, dans ces deux noms d’Oreb et de Zeeb, les noms de deux chefs madianites qui auraient été tués en cet endroit.

Gédéon, cependant, avec ses vigoureux Abiezrites, passa le Jourdain à la suite de Zébah et de Salmunna, et s’enfonça dans la vallée du Iabbok. Les Gadites de Succoth et de Penuel auraient dû l’aider. Ils n’en firent rien. Ils refusèrent même de fournir du pain aux Abiezrites. Ces Israélites d’au delà du Jourdain avaient peu de patriotisme, ou plutôt la crainte des bédouins les retenait. Ils ne voulaient pas se compromettre avec des voisins dangereux, contre lesquels les tribus de l’Ouest ne pouvaient les protéger d’une manière constante. Gédéon poursuivit les bédouins jusqu’à la route dite des habitants des tentes[13], qui passait à l’orient de Nobab et Iogbéhah. Il les battit à Qarqor, puis les poursuivit et prit les deux rois Zébah et Salmunna. Comment étaient les hommes que vous avez tués au Tabor ? demanda-t-il à Zébah et Salmunna. — Des gens de ta sorte, répondirent-ils ; tous étaient beaux comme des fils de roi. Et Gédéon dit : C’étaient mes frères, le fils de ma mère. Vive Iahvé ! Si vous leur aviez laissé la vie, je ne vous tuerais pas. Et Gédéon dit à Iéter, son fils aîné : Lève-toi ; tue-les !

Le jeune homme hésitant à tuer de tels héros, Zébah et Salmunna dirent à Gédéon : Allons, frappe-nous, toi ; nous en valons bien la peiner. Gédéon alors tua Zébah et Salmunna, et il prit les croissants qui étaient au cou de leurs chameaux. En revenant par Penuel et Succoth, il punit cruellement les gens de ces deux villes de la conduite qu’ils avaient tenue, lorsqu’il avait passé pour la pantière fois parmi eux.

Le retour de Gédéon en deçà du Jourdain fui un triomphe. Sa taille, sa beauté, sa force, faisaient de lui un vrai roi. La course qu’il avait poussée, avec ses Abiezrites, au cœur même des tribus arabes de l’Est, lui avait procuré des trésors. Toutes ces tribus arabes, connues sous le nom d’Ismaëlim[14], s’étaient fort enrichies par le commerce. Le butin fait sur elles frappa beaucoup les pauvres et laborieuses tribus d’Israël. C’étaient des masses d’anneaux d’or (nezm), des colliers et des croissants pour le cou des chameaux, des boucles d’oreille formées d’une seule perle, de riches vêtements de pourpre pour les rois. Gédéon s’adjugea une forte partie du butin. Les Abiezrites eurent le reste. Les Éphraïmites, au contraire, témoignèrent de la jalousie ; Gédéon ne les avait appelés que tard. Ils furent chargés de la partie la moins avantageuse de la campagne, de celle qui consista à poursuivre dans le Ghôr les traînards madianites qui n’avaient pu repasser le Jourdain. Ils ne participèrent pas au pillage des grands campements de l’Est. Gédéon les adoucit par de bonnes paroles et en flattant leur amour-propre : Le grapillage d’Éphraïm, leur dit-il, vaut mieux que la vendange d’Abiézer.

Cette campagne de Gédéon eut, en tout cas, une importance extrême. Les cantiques que l’on fit à ce sujet ne nous ont pas été conservés. Mais il se forma une légende qui nous est parvenue dans une rédaction qu’on peut comparer aux plus beaux épisodes de l’épos grec[15]. On se raconta un songe qui fut tenu pour symbolique : une miche ronde de pain d’orge venait en roulant, comme une roue de char, frapper le camp madianite, jetant par terre les tentes, démolissant tout sur son passage. La miche de pain d’orge, c’était l’agriculteur israélite, déjà fixé au sol, parvenant à détruire, malgré sa pauvreté, le nomade qui vient camper chez lui. La victoire de Gédéon fut, en effet, un événement capital dans l’histoire du sémitisme syrien. L’Hébreu établi a fini par mettre à la raison ceux de ses congénères qui continuent encore la vie qu’il a lui-même longtemps menée. Madianites, Amalécites, Ismaélites, Beni-Qédem sont confinés dans leurs déserts à l’est et au sud de la Palestine. Les sédentaires parviennent à se défendre chez eux, même quand ils n’ont, comme les Israélites, aucun pouvoir central permanent.

Gédéon paraissait tout à fait désigné pour donner à Israël ce qui lui manquait à cet égard. Il était grand, robuste, courageux. La campagne chez les Madianites du désert oriental l’avait rendu riche, et lui avait procuré des habits royaux. Il possédait un sérail nombreux, à Ophra, et des concubines chananéennes dans plusieurs endroits, notamment à Sichem[16]. On lui compta jusqu’à soixante-dix fils.

Gédéon semblait donc appelé à réaliser ce que David fit plus tard : d’une part, l’unité monarchique et la légitimité dynastique en Israël ; d’une autre part, la fusion des Chananéens et des Israélites en une seule race. Mais le culte de Iahvé, à aucune époque, n’inclina vers la royauté[17]. Le système des sofetim, sortant de la foule par une désignation populaire équivalant à un choix de Iahvé, était bien plus conforme à l’esprit de ce culte. A toutes les sollicitations que l’on fit auprès de Gédéon pour obtenir de lui qu’il acceptât le titre de roi héréditaire d’Israël, il paraît qu’il répondit inflexiblement : C’est Iahvé qui règne sur vous. Peut-être aperçut-il 4 temps les difficultés qui se révélèrent trop tard au malheureux Saül. Il semble que, sur ce point, le texte du livre des Juges n’ait pas voulu que nous y vissions bien clair. L’idée de théocrate exalté qu’il prête à Gédéon répond mal à la grossièreté extrême que celui-ci porta dans son nouveau culte. Le iahvéisme de Gédéon semble, en effet, avoir surtout consisté dans les pratiques superstitieuses de l’éphod ; or ces pratiques n’avaient pas grand chose à faire avec les principes sévères de puritains et de théocrates qui auraient dès lors juré haine à la royauté.

Gédéon n’était ni au-dessus ni au-dessous des idées religieuses de son temps, et plusieurs de ses actes qui parurent scandaleux plus tard, furent à son époque trouvés naturels. Il voulut employer à une œuvre pieuse une partie de l’or qu’il avait gagné dans son expédition, et il fit fondre avec cet or un éphod, c’est-à-dire une image de Iahvé, pouvant servir à rendre des oracles. Cet éphod, exposé à Ophra, eut beaucoup de vogue ; tout Israël y vint en pèlerinage et en consultation.

Ce fut là un crime aux yeux des iahvéistes plus récents, qui prétendaient que Iahvé ne pouvait être honoré qu’en un seul lieu, et qu’on ne devait pas faire d’image matérielle pour le représenter. Mais Gédéon ne crut certainement pas offenser Iahvé en faisant fondre en son honneur un symbole d’or comme celui que contenait l’arche. Il y avait beaucoup d’autres éphods de ce genre, appartenant à des particuliers[18]. L’idée de l’unité de culte n’existait pas à cette époque. L’arche était à Béthel ou à Silo, c’est-à-dire assez loin d’Ophra, et chez des populations rivales. Gédéon ne fut peut-être pas aussi exempt d’ambition dynastique que le veut l’historien plus moderne ; il put songer à créer auprès de lui un centre religieux, qui eût été tout à fait dans sa main. Nous verrons Jéroboam faire la même chose, en un siècle où les idées de centralisation étaient plus avancées ? La sévérité de l’historien sacré vient donc de ce qu’il a jugé Gédéon d’après les règles d’un autre âge. Ce qui est vrai, c’est que le Iahvé de Gédéon ne fut en rien celui dont le culte prévalut plus tard. C’était un sacrement d’or, qu’on faisait marcher avec un tourniquet ; c’était surtout une machine avec laquelle on gagnait beaucoup d’argent. Les pèlerins payaient, en effet, pour avoir une réponse. L’opulence de Gédéon s’en trouva fort agrandie.

Son temps ne blâma en aucune sorte le héros pour la construction de son éphod. Il vécut heureux, mourut très âgé et fut enterré dans le tombeau de son père Joas, à Ophra des Abiezrites.

Gédéon avait si bien exercé, dans le monde joséphite de Manassé et d’Éphraïm, un pouvoir presque royal, que sa succession fut disputée, après sa mort, comme celle d’un roi. Sa nombreuse famille prétendit exercer, d’Ophra, l’hégémonie que le sofet manasséite avait conquise. Mais l’opposition se produisit bientôt. Un bâtard nominé Abimélek, que Gédéon avait eu d’une fille chananéenne qu’il entretenait à Sichem, prit contre ses frères d’Ophra une attitude hostile. Chananéen et Sichémite par sa mère, il se fit le champion des prétentions de Sichem et de la tribu d’Éphraïm contre les Abiezrites d’Ophra. Il réussit. Les Sichémites lui donnèrent de l’argent du temple de Baal-Berith, dont il pratiquait probablement le culte. Avec cet argent, Abimélek se fit une bande de gens sans aveu inconsidérés, prêts à tout, qui s’attachèrent à lui pour la vie et pour la mort. Le premier crime qu’il leur fit commettre fut contre ses demi-frères d’Ophra. Tous, dit-on, furent tués, sauf un seul, Jotam, qui réussit à se cacher.

Sichem était une ville mixte, israélite et chananéenne à la fois. Abimélek était, en quelque sorte, désigné pour lui plaire. Son nom indique qu’il était religieusement voué à Milik ou Moloch, ce qui témoigne au moins d’un grand éclectisme. Les deux populations tombèrent d’accord pour le proclamer roi. Cette royauté qui dura trois ans resta presque exclusivement éphraïmite, et toujours elle fut combattue à Sichem même. Les survivants de la famille de Gédéon ne cessèrent de montrer l’indignité d’Abimélek et de soulever l’opinion contre cette royauté d’aventure. Voici le discours que le vieil historien met dans la bouche de Jotam :

Écoutez-moi, gens de Sichem, et que Dieu vous écoute de même. Les arbres, un jour, se mirent dans l’idée de se sacrer un roi, et ils dirent à l’olivier : Règne sur nous ! Et l’olivier leur dit : Quoi ! je renoncerais à mes fruits onctueux, qui me valent l’estime des dieux et des hommes, pour l’avantage de me prélasser sur vous ! Et les arbres dirent au figuier : Viens, toi, règne sur nous. Et le figuier leur dit : Quoi ! je renoncerais à ma douce fécondité pour aller me balancer sur vous ! Et les arbres dirent à la vigne : Viens, toi, règne sur nous. Et la vigne leur dit : Quoi ! je renoncerais à mon vin, qui réjouit les dieux et les hommes, pour aller m’agiter sur vous !Et alors tous les arbres dirent au nerprun : Viens, toi, règne sur nous. Et le nerprun dit aux arbres : Si vraiment vous me sacrez roi sur vous, venez en confiance vous reposer à mon ombre[19]. Sinon, le feu sortira du nerprun et dévorera les cèdres du Liban.

C’était dire, en termes assez clairs, que les gens vraiment utiles évitent la tâche de gouverner les hommes, que ceux-là seuls n’hésitent pas à se charger d’un tel fardeau qui n’ont rien en eux et croient se tirer de toutes les difficultés par de vaincs fanfaronnades. L’allusion contre Abimélek était transparente. Effectivement cette misérable royauté improvisée tomba vite en discrédit. Les bandits d’Abimélek se mirent à exercer le brigandage sur les cols des montagnes, sans qu’il pût les en empêcher. Les Sichémites se désaffectionnèrent. Dans les festins qu’ils faisaient au temple de Baal-Berith, après les sacrifices, ils déblatéraient centre Abimélek. Celui-ci quitta la ville pour aller s’établir à Aruma, localité située à deux lieues de là, vers le Sud-est, et y laissa pour lieutenant un nommé Zeboul. Un certain Gaal, fils d’Ébed, étranger mais très influent, se mit à la tête de l’opposition, et osa entrer en campagne contre Abimélek. Celui-ci le battit et prit la basse ville de Sichem, sur laquelle il se vengea cruellement. Ceux de la haute ville, au nombre d’un millier, hommes et femmes, se réfugièrent dans les hypogées du temple de Baal-Berith ; Abimélek fit couvrir l’endroit de branches vertes ; on y mit le feu, les malheureux furent tous étouffés par la fumée.

Il alla ensuite assiéger Tébesse à quatre lieues de Sichem, vers le Nord. Les gens se retirèrent dans le lieu fortifié situé au milieu de la ville. Massés sur le toit, ils regardaient avec inquiétude ce qui allait se passer. Abimélek s’approcha de la porte pour y mettre le feu. Une femme alors lui lança sur la tête la pierre supérieure d’une meule, qui lui fracassa le crâne. Abimélek appela le jeune homme qui portait ses armes et lui dit : Tire ton épée, et donne-moi la mort, pour qu’on ne dise pas de moi : C’est une femme qui l’a tué.

Ainsi finit cette tentative peu sérieuse pour réaliser un pouvoir stable en Israël. L’incapacité d’Abimélek fit tout échouer. Dans cent cinquante ans ou deux cents ans, un homme se rencontrera qui joindra l’héroïsme guerrier de Gédéon et la hardiesse de sa politique religieuse, à la scélératesse d’Abimélek et à son art pour s’entourer de bandits. David sera un Abimélek plus habile et plus heureux. Jérusalem alors fera ce que Sichem n’a pu faire. Juda réussira là où Joseph a échoué.

 

 

 



[1] Juges, VI-IX.

[2] On dirait que les noms propres où entre, comme composant, le nom de Iahvé se rencontrent pour la première fois dans la famille de Gédéon : Joas, son père ; Jotam, son fils ; ce qui n’empêche pas des noms tels que Iarébaal, Abimilik.

[3] Juges, VI, 25, 26.

[4] Parallèle de הירי. Voyez mon Mémoire sur les noms théophores apocopés, dans la Revue des études juives, oct.-déc. 1882. L’étymologie donnée, Juges, VI, 32, et la vocalisation qui en est la conséquence, paraissent fictives.

[5] Juges, VIII, 33 ; IV, 27.

[6] Il y a toujours indécision entre Iahvé et son maleak. Notez VI, 23, 24.

[7] Comparez Abraham et les trois convives. Genèse, XVIII.

[8] Cf. Juges, XIII, 20.

[9] Juges, VI, 34.

[10] Noms peut-être légendaires, comme Oreb et Zeeb, qui viennent de noms de lieu.

[11] C’est à peu près le champ de bataille où périt Saül.

[12] Cf. Isaïe, X, 26.

[13] A peu près la route actuelle de la caravane de Damas à la Mecque.

[14] Juges, VIII, 24.

[15] Les chapitres VI, VII, VIII du livre des Juges ont un caractère épique tout à fait à part.

[16] Juges, VIII, 31.

[17] Samuel, VIII.

[18] Exemple de Mikah. Le fait de Gédéon n’est nullement raconté comme un crime isolé.

[19] Nuance de ridicule. L’ombre du nerprun !