HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE VIII. — DÉBORA.

 

 

Les traditions épiques plaçaient dans ces temps reculés l’invasion d’un roi de Mésopotamie, Cusan Riscataïmi[1], qui aurait assujetti Israël. Un certain Othoniel, neveu du légendaire Caleb, aurait délivré le peuple de Iahvé[2]. Tout cet épisode plonge dans la région de l’histoire fabuleuse.

Plus réel paraît le récit d’une collision fort ancienne entre Israël et Moab. Églon, roi de Moab, aurait rendu Israël tributaire. Un Benjaminite hardi, nommé Ehoud, de la famille guerrière de Géra, tua Églon par surprise ; puis, il la tête des Benjaminites et des Éphraïmites, battit les Moabites au passage du Jourdain, près de Gilgal[3].

Un certain Samgar, fils d’Anat[4], fut sofet à une époque troublée par les Philistins. On lui attribua des exploits fabuleux, qui ont de l’analogie avec ceux du mythique Samson, et qui peuvent avoir leur origine dans un chant populaire perdu[5].

Iabin, roi chananéen de Hasor, opprima violemment les tribus israélites du Nord[6]. Hasor[7] était le centre d’un État chananéen assez puissant, embrassant le bassin du lac Houlé, alors comme aujourd’hui desséché, une partie de l’année, dans toute sa région septentrionale. Ces plaines prêtaient à l’emploi des chars lamés de fer. Il parait que Iabin avait neuf cents de ces machines redoutables. Son pouvoir s’étendait sur la plaine de Jezraël, où l’effet desdits chars était plus terrible encore. Son sar-sabra  ou général en chef, Sisera, paraît avoir été un homme de guerre habile. Il était seigneur d’un puissant fief que les Israélites appelaient Haroseth-haggom. Peut-être même devint-il le successeur de Iabin[8].

Or à y avait une prophétesse nommée Débora, qui jugeait Israël en ce temps-là. La condition des femmes, chez les tribus patriarcales, n’était nullement ce qu’elle fut plus tard, quand la vie de harem, à partir de Salomon, eut tout à fait abaissé les mœurs. Une prétendue sœur de Moïse, nommée Miriam, prenait dès lors, dans la légende de la sortie d’Égypte, un rôle dont l’état actuel des textes ne laisse peut-être pas apercevoir toute la portée[9]. Il y avait des femmes maîtresses d’elles-mêmes, disposant de leurs biens, choisissant leur mari, accomplissant tous les actes d’une existence virile, y compris le prophétisme et la poésie. Il en était de même chez les anciens Arabes. Les récits sur la vie des tribus avant l’islam mentionnent plusieurs Débora, cumulant les fonctions du chef et du poète. Les traits relatifs à ces héroïnes formaient une partie essentielle du cycle épique de la nation[10]. L’islamisme lui-même eut une auréole pour Hind, fille d’Otbah, qui chantait, à la tête d’un chœur de femmes, à la bataille d’Ohod, et contribua puissamment à la victoire des croyants.

L’inspirée d’Israël siégeait habituellement sous un palmier, qu’on appelait le palmier de Débora, entre Rama et Béthel, en la tribu de Benjamin, et les Israélites montaient vers elle pour qu’elle leur fit connaître le jugement de Dieu. La prophétesse, comme tous les patriotes, était fanatiquement vouée au culte de Iahvé, et traitait, dit-on, de crimes toutes les innovations religieuses, toutes les faiblesses du peuple pour les cultes de Chanaan[11]. Débora prit en main la délivrance de son peuple. Elle envoya l’ordre, au nom de Iahvé, à un certain Baraq, fils d’Abinoam, de Kadès en Nephtali, de réunir les Nephtalites et les Zabulonites à Kadès, puis de se porter vers le Tabor. Elle-même vint, amenant avec elle les hommes d’Éphraïm, de Benjamin, et les Manasséites cisjordaniens. Les tribus d’au delà du Jourdain, quoique averties, les tribus maritimes de Dan et d’Aser, ne bougèrent pas. Juda et Siméon étaient peut-être occupés, de leur côté, à lutter contre les Philistins[12]. A cette époque, ils faisaient, du reste, presque toujours bande à part[13].

Ce grand rassemblement de forces israélites au pied du Tabor émut les Chananéens du haut Jourdain et de la plaine de Jezraël. Sisera accourut avec les troupes du royaume de Hasor. Taanak et Megiddo, qui étaient des villes chananéennes[14], s’armèrent également contre Israël[15]. Il est probable que l’armée israélite se porta du Tabor sur ces derniers adversaires. Sisera vint les secourir. La bataille se livra, en effet, vers les sources du Kison, près de Megiddo. Sisera fut entièrement battu. Il fit, à ce qu’il semble, des pluies très fortes[16], qui purent contrarier le jeu des chars, et qui, gonflant les ruisseaux dont se forme le Kison, furent préjudiciables à la retraite des Chananéens.

Sisera chercha, avec les restes de son armée, à gagner le Nord. Les Israélites le poursuivirent. Les gens de Méroz[17], mal disposés pour Israël, favorisèrent sa fuite ; mais les Israélites trouvèrent des auxiliaires dans des Kénites campés aux environs de Kadès.

Ces Kénites nomades, qui, depuis la sortie d’Égypte, avaient toujours eu de bonnes relations avec Israël, étaient aussi en paix avec Iabin. Mais le désir de plaire à Baraq l’emporta, et ce fut une femme kénite qui procura à Iahvé la satisfaction qui lui était la plus chère, la mort d’un de ses ennemis.

Sisera, courant à pied, arriva à l’entrée d’une tente kénite. L’homme était absent ; la femme, nommée Jaël, invita le fuyard à entrer et le cacha sous la couverture. Sisera demanda un peu d’eau. Jaël ouvrit l’outre au lait aigre et lui en donna. Sisera s’endormit de fatigue. Alors Jaël prit une des grosses chevilles qui servent à fixer la tente, saisit le maillet, et enfonça la cheville dans la tempe de Sisera ; si bien qu’elle lui transperça la tête et le cloua au sol. Peu après, survint Baraq, que ce spectacle réjouit fort.

En ce jour-là, Débora et Baraq fils d’Abinoam chantèrent ainsi :

Quand les chefs se lèvent en Israël,

Quand le peuple accourt,

Bénissez Iahvé.

Écoutez, rois ; princes, prêtez t’oreille ;

Je veux, je veux chanter à Iahvé ;

Je célébrerai Iahvé, le dieu d’Israël.

Iahvé, quand tu sortis de Seïr,

Quand tu t’avanças des champs d’Édom[18],

La terre trembla, les cieux se fondirent ;

Les nuées se fondirent en eau.

Les montagnes tremblèrent à l’aspect de Iahvé,

Ce Sinaï..., à l’aspect de Iahvé, le dieu d’Israël.

 

Aux jours de Samgar, fils d’Anat,

Aux jours de Jaël[19], les routes chômaient,

Les voyageurs suivaient les sentiers détournés.

Les chefs avaient cessé en Israël, ils avaient cessé,

Jusqu’à ce que je me sois levée, Débora,

Que je me sois levée mère en Israël.

On avait adopté des dieux nouveaux.

Alors la guerre fut aux portes[20] ;

Il n’y avait pas un bouclier, pas une lance,

Dans les quarante milliers d’Israël.

Mon cœur est aux chefs d’Israël ;

Volontaires de la nation, bénissez Iahvé.

Chevauchant sur des ânesses blanches,

Assis sur des tapis,

Cheminant par les routes,

Sifflant vos troupeaux au milieu des rigoles, Chantez,

Célébrez les victoires de Iahvé,

Les victoires de ses chefs en Israël,

Quand le peuple de Iahvé descendit aux portes.

Lève-toi, lève-toi, Débora ;

Lève-toi, entonne le cantique ;

Debout, Baraq ;

Amène tes captifs, fils d’Abinoam.

Alors une poignée d’hommes descendit contre les forts,

Le peuple de Iahvé descendit contre les braves.

Voici d’abord ceux d’Éphraïm

(En Amalek sont leurs racines[21]) ;

Derrière eux, Benjamin et ses bandes ;

De Makir[22] arrivent les capitaines,

De Zabulon les enrôleurs, leurs bâtons à la main ;

Les chefs d’Issachar avec Débora ;

Issachar[23], avec Baraq,

Dans la plaine se précipite sur ses pas.

Aux ruisseaux de Ruben

Il y eut de grandes délibérations.

Pourquoi es-tu resté au milieu de tes parcs,

A écouter la flûte des troupeaux ?

Aux ruisseaux de Ruben,

On tint de grands conseils.

Galaad est bien tranquille au delà du Jourdain,

Et Dan ?... pourquoi reste-t-il à ses navires ?

Aser, lui, repose en ses ports de mer.

Zabulon est un peuple qui offre son âme à la mort,

Nephtali habite de hautes plaines.

 

Les rois sont venus, ils ont combattu ;

Alors ont combattu les rois de Chanaan,

A Taanak, aux eaux de Megiddo ;

L’argent qu’ils y ont pris n’est pas lourd !

Du haut du ciel, les étoiles combattirent ;

De leurs orbites, elles combattirent contre Sisera.

En avant, mon âme, hardiment !

Mors les sabots des chevaux martelèrent le sol,

Au galop, au galop des braves.

Le torrent de Kison les a entraînés,

Le vieux torrent, le torrent de Kison[24].

 

Maudissez Méroz, dit le maleak de Iahvé ;

Maudissez, maudissez ses habitants ;

Car ils ne sont pas venus au secours de Iahvé,

Au secours de Iahvé, parmi les héros.

Bénie soit, entre les femmes, Jaël,

La femme de Héber le Kénite !

Entre les femmes de la tente, bénie soit-elle !

Il lui a demandé de l’eau ;

Elle lui donne du lait,

Dans la jatte d’honneur elle lui présente la crème.

Elle étend sa main vers la cheville,

Sa droite vers le maillet des travailleurs,

Et elle martèle Sisera, elle écrase sa tête,

Elle broie, elle transperce sa tempe.

Entre ses pieds il s’affaisse, il tombe, il se couche ;

Entre ses pieds il s’affaisse, il tombe ;

Là où il s’est affaissé, là il tombe atterré.

Par la fenêtre, on regarde, on crie ;

C’est la mère de Sisera..., par le treillis ;

Pourquoi son char hésite-t-il à venir ?

Pourquoi ce retard aux pas de ses quadriges ?

Les plus sages de ses femmes lui répondent,

Et elle-même se renvoie ses propres paroles :

C’est qu’ils ont gagné, qu’ils partagent le butin :

Une esclave, deux esclaves par tête d’homme ![25]...

Un lot d’étoffes teintes à Sisera !...

Un lot d’étoffes teintes ! une broderie !...

Une étoffe peinte, deux broderies pour le cou de la dame[26] !

 

Ainsi périssent tous tes ennemis, Iahvé,

Et que ceux qui t’aiment soient comme le soleil, quand il sort en sa force !

Ce beau morceau, œuvre de la prophétesse, fut appris de mémoire et devint le modèle que l’on imita dans les chants de ce genre. Plus tard, on l’écrivit, et on l’inséra dans le Kitab el-Aghâni d’Israël. Sans doute il subit ainsi bien des altérations. Des traits piétistes purent être ajoutés ; beaucoup de passages devinrent obscurs par la faute des copistes ; mais l’originalité du vieux sir hébreu brille encore, à travers toutes ces dégradations, d’un éclat sans pareil.

 

 

 



[1] Le sens de ces mots est tout à fait obscur.

[2] Juges, III, 7-12.

[3] Juges, III, 12-30.

[4] Juges, III, 31 ; V, 6.

[5] Juges, III, 31. Les mots רקבה רטלטכ טיא הואט שש paraissent être le second membre d’un distique, où était hyperboliquement exprimé le triomphe d’un simple agriculteur sur les hommes de guerre philistins.

[6] Juges, IV, 2 et suiv. Le passage de Josué, XI, 1 et suiv. est relatif au même fait. Le narrateur jéhoviste a reporté la lutte avec le roi de Hasor au temps de la première conquête.

[7] Le site de Hasor est incertain. Les missionnaires américains (Robinson, III, p. 363, 364) le placent à Tell Khureibelt, près de Kadès de Nephtali.

[8] Dans le Cantique de Débora, il n’est pas question de Iabin. Ce Iabin, du reste, flottait fort dans la chronologie traditionnelle des israélites.

[9] Notez Michée, VI, 4.

[10] Amrah fille d’Amir, Hind fille de Khouss, Khansa, Hind fille d’Otbah, Sedjah, la prophétesse de Moseilama [Barbier de Meynard].

[11] Cantique, surtout v. 8. La leçon est fort douteuse. Après tout, une telle pensée ne dépasserait pas de beaucoup celle qui est exprimée par le roi Mésa, dans son inscription, lignes 5-6.

[12] Il n’est pas question d’eux dans le Cantique.

[13] Notez l’omission des hauts faits de Juda dans le livre des Juges, le nom d’Israël revendiqué par le royaume du Nord après le schisme, l’absence de Juda et de Jérusalem dans l’inscription de Alésa, etc.

[14] Juges, I, 27.

[15] Cantique, c. 19.

[16] Cantique, v. 20-21.

[17] Aujourd’hui Marous, entre Safed et le lac Houlé.

[18] C’est-à-dire du Sud. Iahvé demeure dans le Sinaï. Corriger parfois le texte du Cantique au moyen du Psaume LXVIII.

[19] Il doit y avoir ici une faute de copiste.

[20] Texte très douteux.

[21] Les monts d’Éphraïm s’appelaient Amaléki, sans doute en souvenir d’un ancien séjour des Amalécites. Cf. Juges, XII, 15.

[22] Manassé.

[23] Peut-être faute pour Nephtali.

[24] Allusion peut-être à une pluie qui aurait gonflé le Kison. Le Kison, en temps ordinaire, a très peu d’eau.

[25] C’est la criée du butin, que la mère de Sisera croit entendre.

[26] Je lis לכש.