Si, lors de leur arrivée sur les bords du Jourdain, aux Arboth Moab, à Jéricho, les Israélites avaient été aussi massés que les Moabites et les Édomites, ils eussent certainement imité ces peuples, qui, dès le moment où ils prirent des demeures fixes, se donnèrent des rois. Mais la situation d’Israël était tout autre. Les tribus s’engagèrent dans des actions isolées pour se faire une situation au milieu des Chananéens. Ces guerres de Juda, d’Éphraïm, de Manassé se firent sans unité. Le besoin d’un seul chef ne se faisait pas sentir. La centralisation religieuse n’existait pas. On vivait encore des restes de l’élohisme patriarcal, fortement altéré par les superstitions du culte de Iahvé, surtout par l’abus des oracles, de l’éphod. L’arche n’avait pas de séjour fixe. De Gilgal, elle fut transportée à Béthel[1], ville déjà sainte, dont elle augmenta la sainteté ; puis à Silo, où elle parait avoir demeuré longtemps ; ce qui, joint à la position centrale de cette ville, faillit créer une capitale pour Israël[2]. Mais on ne se faisait pas scrupule de déplacer le meuble sacré ; c’était comme le carroccio des villes italiennes du moyen âge, le palladium de la nation. On menait l’arche dans les guerres, au risque de la perdre. Souvent on la mettait sous une tente ; mais, depuis la fin de la vie nomade, ce mode d’abri parut insuffisant. On la logeait en général dans la maison de quelque notable, qui en était ainsi le gardien. L’idée de bâtir une maison pour elle dut venir dès lors ; on était si peu établi, si peu riche, si peu maître du pays, que personne ne s’empara de cette idée et ne la développa. Le petit établissement de l’arche, avec son éphod, son appareil divinatoire, n’en constituait pas moins une sorte de temple, ce qu’on appelait bet ha-élohim, maison de Dieu, ou maison des Élohim[3]. L’arche, du reste, n’avait pas, en ces temps anciens, le rôle exclusif qu’on serait tenté de lui attribuer. Elle donnait de la notoriété au lieu où elle était ; mais elle n’éteignait pas les concurrences que d’autres localités lui faisaient au nom de leurs intérêts particuliers. Nous verrons Manassé, Galaad, Dan, se créer des lieux où l’on pouvait consulter Iahvé, dans les formes établies pour cela. Des éphods individuels s’établissaient et obtenaient le plus grand succès. Pour un œil sagace, cependant, l’arche était bien le centre de la nation et le point générateur du monothéisme. L’arche israélite était une chose unique par essence. Il ne vint jamais à la pensée de personne qu’on pût créer une seconde arche. Même quand Jérusalem eut accaparé l’arche, le royaume d’Israël se fit d’autres sanctuaires, mais non une arche particulière. Le talisman qu’on appelait nehustan était unique et le plus sûr héritage de Mosé ; l’arche, évidemment, était considérée aussi comme remontant à Mosé. A ce titre, elle ne pouvait avoir de double, privilège que n’avait pas l’éphod. Le personnel de l’arche devait se borner à quelques lévis, habiles à manier l’éphod. Les sacrifices continuaient à être faits par les chefs de famille, sur des autels de pierre et de gazon improvisés[4]. On faisait ces sacrifices à peu près partout, selon les circonstances. Les hauts-lieux des anciens habitants étaient de préférence ceux où les Israélites offraient leurs sacrifices[5]. La contagion des sanctuaires chananéens surtout était extrêmement forte. On adorait les Baal et les Aséra des diverses localités[6]. Le mauvais culte moabite de Baal-Phégor, sorte de priapisme, séduisait les moins purs[7]. Le Baal-Berith de Sichem était presque aussi respecté des Israélites que leur propre Iahvé[8]. Le nom de Baal qu’affectionnaient les peuples chananéens pour désigner leur Dieu n’inspirait à cette époque aucune répulsion. Dans une même famille, on trouvait Baal et Iahvé employés aussi souvent l’un que l’autre, comme composants des noms propres[9]. Les nabis en Israël, à cette époque reculée, avaient peu d’importance. L’urim et le tummim leur créaient une trop forte rivalité. Le désarroi religieux était, on peut le dire, aussi complet que possible. Quelques individualités prophétiques nous apparaissent, il est vrai, comme très attachées au culte de Iahvé. Débora, si le texte de son cantique n’est pas faussé, aurait été déjà pleine de cette idée que les malheurs du peuple, surtout les guerres, sont la conséquence d’infidélités, de faiblesses pour les dieux étrangers[10]. Mais le passage en question paraît altéré. Les faits de Gédéon, de Mikah, des Galaadites, des Danites du Nord[11], nous montrent combien la religion était encore éparse, peu régularisée. La plupart des tribus tenaient Iahvé pour le dieu protecteur d’Israël ; Iahvé était à peu près le seul dieu à qui l’on demandât des oracles ; mais on lui donnait pour compagnons les dieux du pays ; on invoquait Baal et Milik, concurremment avec lui. On adorait ce dieu, déjà susceptible et jaloux, sur les autels en plein air souillés par les indigènes ; on l’associait à des cultes impurs. Savait-on même bien toujours si les sacrifices s’adressaient à Iahvé, ou à Baal, ou à Milik ? Ces mots étaient presque synonymes. Dans tout cela, on le voit, rien qui annonçât la religion de l’esprit. Les images, ou plutôt les ustensiles de bois et de métal qui servaient à la divination, devenaient des objets d’exploitation honteuse. Les lévis qui en faisaient le service étaient des personnages d’une moralité tout à fait inférieure. Nulle centralisation encore dans ce culte grossier[12]. On offrait des victimes à Iahvé et on le consultait à Béthel[13], à Silo[14], à Gibéa de Benjamin[15], à Gilgal[16], à Mispa de Benjamin[17], à Mispa de Galaad[18], à Dan ; sans doute aux temples d’Ebal et de Garizim, au-dessus de Sichem[19]. Gibéa de Benjamin était un endroit particulièrement mystérieux. Les élohim y demeuraient ; on l’appelait Gibeat Élohim[20], la colline des dieux. Il y avait là un haut-lieu fréquenté surtout par les prophètes. On ne distinguait pas, à ce qu’il semble, le culte qu’on y rendait à Iahvé de celui qu’on rendait aux élohim. Les fêtes étaient des réjouissances, se rattachant aux phases diverses de la vie agricole. Les semailles au printemps, la moisson, les vendanges, la tonte des moutons étaient des occasions de réunion et d’amusement[21], où la religion avait sa place comme dans toute la vie antique. Les offrandes étaient libres ; chacun apportait ce qu’il pouvait, bêtes de son troupeau, miches de pain, outres de vin ou de lait[22]. On allait d’ordinaire célébrer ces fêtes à des sanctuaires révérés ; ce qui constituait des espèces de pèlerinages, sans qu’il y eût pour tout cela rien de bien régulièrement établi. La religion était pour ainsi dire personnelle. Chaque famille avait ses dates annuelles sacrées. Les nouvelles lunes étaient accompagnées de sonneries et de festins, et le festin était toujours précédé d’un sacrifice[23]. Rien ne ressemble plus au culte libre, tel que l’a représenté l’auteur du livre de Job[24]. Chaque famille avait ses pénates ou téraphim, sortes de grandes spatules en bois grossièrement sculptées, qui, affublées de couvertures de laine, avaient l’apparence d’hommes ou plutôt de bustes[25]. Tous les cultes avaient à peu près les mêmes formes extérieures et les mêmes règles, surtout en ce qui tenait à l’état de qods ou de pureté[26] nécessaire pour les pratiquer. Plusieurs prescriptions, qui furent plus tard censées avoir été révélées à Moïse, existaient dès lors. Nob, par exemple, près de Jérusalem, au Nord, était le centre d’un petit culte lévitique, fort ressemblant à celui qui fut consacré à Jérusalem. Tout cela était antérieur à l’arrivée des Israélites en Chanaan et constituait ce vieux fonds religieux, en quelque sorte régional, qui survit à toutes les réformes et ne change jamais. Bien qu’établi définitivement sur le sol, Israël continuait en réalité la vie des nomades. La famille était le seul groupe existant. Ce qui caractérise la peuplade nomade et celle qui l’a été, c’est la haine du gouvernement central. Non seulement l’ensemble de la nation israélite n’obéissait à aucune autorité fédérale ; mais chaque tribu vivait dans une sorte d’anarchie, fort analogue à l’état des tribus arabes d’aujourd’hui, où la vie et les biens de l’individu sont suffisamment garantis par la solidarité des membres de la tribu, bien que la représentation de la chose publique soit presque nulle. Juda avait ses chefs, Éphraïm avait ses chefs. Aucune tribu n’avait un chef, un point central. Le sar-saba ou chef d’armée, le sofer ou recruteur[27] n’avaient que des pouvoirs momentanés. L’organisation militaire, si forte au moment du passage de l’Arnon et du Jourdain, s’était évidemment affaiblie. L’armement était pauvre ; le cheval de guerre n’avait pas encore été importé d’Égypte ; les chars bardés de fer faisaient défaut. Ce n’est pas que l’activité de la race ne fût toujours très intense. Elle se dépensait en conquêtes de détail. Très prolifique, la race d’Israël faisait goutte d’huile ; elle gagnait chaque jour sur la race chananéenne, par sa puissante natalité. Mais les fortes habitudes militaires que le peuple avait eues, depuis la sortie d’Égypte jusqu’à la fin de l’époque résumée à tort ou à raison par le nom de Josué, étaient évidemment presque perdues. En présence de voisins malveillants, une nation aussi dénuée d’institutions ne pouvait manquer de courir de très fâcheuses aventures. Les Philistins surtout, petit peuple guerrier et féodal, cantonné dans cinq places très fortes, Gaza, Asdod, Ascalon, Gath, Ekron, étaient pour le pacifique Israël de très dangereux voisins. Quand les tribus israélites se voyaient trop vivement pressées, elles avaient recours à des fédérations passagères, qui amenaient l’unité momentanée du commandement. Le chef transitoire, désigné par une sorte d’inspiration secrète de Iahvé, s’appelait sofet, juge. C’était le nom que les villes chananéennes qui n’avaient pas de race royale donnaient à leurs consuls[28]. Le sofet hébreu ressemblait tout à fait au dictateur romain. Seulement l’idée théocratique, qui est au fond de toutes les institutions des peuples sémitiques, faisait attribuer à cette magistrature suprême un caractère religieux. Le sofet participait du chef élu de Dieu et du prophète inspiré. Son autorité était absolue ; sa famille, comme il arrive toujours en Orient, la partageait avec lui. Mais le besoin de centralisation n’était pas suffisant pour qu’un tel pouvoir arrivât à se constituer à l’état héréditaire[29]. Israël[30] garda cette trace de son origine bédouine, de n’aimer jamais les pouvoirs durables. La vie en famille, sans gouvernement, fut toujours son idéal. L’autorité se présente d’ordinaire à l’Arabe comme une gêne ; il en veut le moins possible, parce qu’il ne sait pas la tempérer, et qu’il ne voit pas le bien qui en résulte pour la communauté. Les pouvoirs, avec un tel état d’esprit, durent peu ; tout le temps qu’ils durent, ils sont cruels, terribles. Le juge, pendant son suffétat, était un tyran, sans armée régulière ni gouvernement organisé. L’Orient n’,a jamais rien compris au pouvoir limité dans son principe même. Le sofet est un très faible souverain ; mais ce qu’il peut, il le peut d’une manière absolue ; un souverain constitutionnel peut infiniment plus de choses, mais ne les peut pas d’une manière absolue. Ces hommes dirigeants formaient une chaîne à peu près continue[31] ; il ne leur manqua que la succession de père en fils pour constituer une vraie dynastie. On ne se rend compte d’un tel phénomène d’émergence spontanée, que quand on a étudié la manière dont se crée l’élection d’un homme pour un rôle de commandement, dans le monde arabe. Cette élection ne se l’ait ni par l’hérédité, ni par le suffrage, ni par l’investiture venant d’un sultanat supérieur, ni par coup de force. Elle se fait par une sorte de désignation, qui vient de la supériorité de l’homme, de son ascendant, de sa force et de son courage à la guerre. Il est très rare que l’homme ainsi investi d’un pouvoir de circonstance en soit dépouillé ayant sa mort[32]. L’écriture n’était pas encore usuelle en Israël ; on ne savait ce que c’était que suite dans les affaires et administration. Les souvenirs mêmes étaient fort indécis. La mémoire historique du peuple est toujours très courte. Une règle générale de critique, c’est qu’il n’y a pas d’histoire proprement dite avant l’écriture. Le peuple ne se souvient que des fables. Le mythe est l’histoire des temps où l’on n’écrit pas. Peu inventifs en fait de créations mythologiques, les Israélites y suppléaient, comme les Hébreux de l’âge patriarcal, par des monuments anépigraphes, monceaux de témoignage, tas de pierres, obstinés à servir d’avertissement à l’avenir. Les noms donnés à certains lieux, à certains arbres doués d’une longue vie, tels que les térébinthes, étaient aussi des oth (signes) ou monimenta à leur manière. Certains usages, enfin, avaient la prétention d’être des aide-mémoire, des garde-souvenirs. Mais tout cela était vacillant, prêtait à beaucoup de confusions. Les chants populaires constituaient un témoignage bien plus ferme. Autant le peuple, en effet, est incapable de retenir un fait précis comme ceux qu’aime l’histoire, autant sa mémoire est apte, avant l’écriture[33], à retenir des pièces rythmées et chantées. La pièce rythmée, surtout d’après les lois du parallélisme sémitique, est comme le quipou, la cordelette à nœuds, qui retient ce qui sans elle s’égrènerait. C’est ainsi que chaque tribu arabe, sans nulle écriture, conservait autrefois le Divan entier de ses poésies ; c’est ainsi que la mémoire arabe anté-islamique, à laquelle on eût vainement demandé ;un renseignement historique précis, a gardé, jusqu’à l’arrivée des ‘lettrés de Bagdad, cent cinquante ans après Mahomet, l’énorme trésor poétique du Kitab el-Aghani, des Moallakât et des autres poèmes du même genre. Les tribus touaregs présentent de nos jours des phénomènes du même genre[34]. Israël possédait ainsi une très belle littérature non écrite, comme la Grève a tenu, pendant trois ou quatre cents ans, tout le cycle homérique dans sa mémoire. On peut dire, en effet, que la littérature non écrite de chaque race est ce qu’elle a produit de plus parfait, les compositions réfléchies et littéraires n’égalant jamais les éclosions littéraires spontanées et anonymes. Plus tard, ces chants, recueillis par l’écriture, seront la perle de la poésie hébraïque, comme les vieilles chansons arabes ont formé la partie vraiment originale de la littérature arabe. Les plus belles pages de la Bible sortiront de ces voix d’enfants et de femmes, qui, après chaque victoire, recevaient le vainqueur avec des cris de joie, au son du tambourin. |
[1] Juges, XX, 26 et suiv.
[2] Fréquentes mentions dans Josué, Juges et I Samuel.
[3] Juges, XVIII, 31.
[4] Juges, II, 5 ; XXI, 2 et suiv. ; Livre de l’alliance, Exode, XX, 24, 26.
[5] Deutéronome, XII, 29 et suiv.
[6] Juges, II, 13, etc.
[7] Nombres, XXV.
[8] Juges, VIII, 33 ; IX, 27.
[9] Familles de Gédéon, de Saül : Iarébaal, Esbaal, Milkisma.
[10] Juges, V, 8.
[11] V. ci-après, ch. IX, XI, XII.
[12] Notez la formule : En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, et chacun faisait ce qu’il voulait. Juges, XVII, 6 ; XVIII, 1 ; XIX, 1 ; XXI, 25.
[13] Juges, XX, 18, 26 et suiv. ; XXI, 2 et suiv. ; I Samuel, X, 3.
[14] Juges, XXI, 12, 19, 21.
[15] I Samuel, X, 5 ; II Samuel, XXI, 6.
[16] I Samuel, VII, 16 ; x, 8 ; XI, 14 et suiv. ; XV, 12, 21, 33 ; Osée, XII, 12.
[17] Juges, XX, 1, 3 ; XXI, 1, 5, 8 ; I Macchabées, III, 46.
[18] Juges, XI, 29, 34 ; Osée, XII, 12.
[19] Deutéronome, XXVII ; Josué, VIII, 30-35.
[20] I Samuel, X, 5 et suiv. ; cf. II Samuel, XXI, 6.
[21] I Samuel, XXV, 2 ; II Samuel, XIII, 23 et suiv.
[22] I Samuel, X, 3.
[23] I Samuel, XX, 5, 18, 24.
[24] Job, I. Lire, comme parallèle, I Samuel, ch. XX et XXI.
[25] I Samuel, XIX, 13.
[26] I Samuel, XX, 26, etc.
[27] Cantique de Débora, v. 14. Sofer n’implique pas l’écriture. Cf. II Rois, XXV, 19.
[28] Suffètes de Carthage. Voyez Corpus inscr. semit., 1re part., t. I, n° 124, 132, 143, 165, 176, 199-228, 278, 367-371, surtout p. 302.
[29] Il est remarquable que, dans la très ancienne liste des rois d’Édom, qui nous est donnée, Genèse, XXXVI, 31 et suiv., aucun roi n’est le fils de son prédécesseur. C’étaient des sofetim, se suivant sans discontinuité.
[30] Surtout l’Israël du Nord, le vrai Israël.
[31] La chronologie tirée du livre des Juges est tout à fait incertaine et en contradiction avec I Rois, VI, 1.
[32] Je ne parle pas, bien entendu, des agitateurs comme les mahdis, qui sont l’analogue des prophètes et non des sofetim.
[33] Platon, Phèdre, 59.
[34] Hanoteau, Gramm. Tamachek, Paris, 1860 ; Poésies populaires de la Kabylie jura, Jurud, Paris, 1861.