Ce qui changea le plus profondément par la conquête israélite de la Palestine, ce fut la situation du dieu Iahvé. L’adoption de ce dieu par les Beni-Israël datait, nous l’avons vu, des plus anciens enseignements qu’Israël avait reçus à Our-Casdim, ou plutôt dans le Paddan-Aram. Mais, dans l’ancien élohisme patriarcal, un tel nom ne pouvait arriver à une grande fortune. L’auteur du Livre de Job, qui veut, rendre l’idéal théologique de cet âge primitif, évite d’employer le nom de Iahvé. Un des anciens récits bibliques se l’interdit jusqu’à Moïse. Nous avons vu la conscience particulière d’Israël commencer à la sortie d’Égypte. L’individualisme national veut un dieu particulier. A partir de ce moment, Iahvé est le dieu protecteur d’Israël, engagé à lui donner raison, même quand il a tort. Une victoire d’Israël est une victoire de Iahvé ; les guerres d’Israël sont des guerres de Iahvé[1]. Les faveurs grâce auxquelles on s’imaginait qu’Israël avait traversé le désert furent des faveurs de Iahvé. Iahvé, en un mot, est exactement en Israël ce que Camos est en Moab. Jephté admet parfaitement que Camos a donné Moab aux Moabites, comme Iahvé a donné Chanaan aux Israélites[2]. C’est un dieu national, identifié avec la nation, victorieux avec elle, vaincu avec elle[3]. C’est en quelque sorte le double, le génie personnifié de la nation, l’esprit de la nation, dans le sens que les sauvages donnent au mot esprit. Il est facile de voir à quel point une pareille idée est l’antipode du point de départ d’Israël et de son point d’arrivée : à l’origine, les élohim sans individualisation, se fondant plus ou moins en un Élohim, maître unique de l’univers ; au terme, le Dieu unique des chrétiens, créateur et juge de l’univers. Dans le désert, Iahvé n’est encore qu’un dieu de nomade, un dieu sans terre, ne disposant en propre d’aucun canton. Maintenant il a conquis une terre ; cette terre, il l’a donnée à ses serviteurs. Il s’agit bien de savoir s’il est juste ou non ; il favorise Israël, cela suffit. Israël est déjà presque une nation ; il en a les défauts. L’essence d’une nation est de croire que le monde entier existe pour elle, que Dieu n’est occupé que d’elle. Tant que dura l’esprit du vieil élohisme, ce dangereux nom de Iahvé n’eut pas de conséquence. El et Iahvé furent deux espèces de synonymes, qu’on employait indifféremment[4]. Mais tout fut changé, quand Iahvé devint un dieu local, patriote, national. Dès lors il fut féroce. Ce nouveau Iahvé n’est plus l’antique source de la force et de la vie dans le monde. C’est un politique massacreur, un dieu qui favorise une petite tribu per fas et nefas. Tous les crimes vont être commandés au nom de Iahvé. Une telle évolution est bien dans la nature des choses, et nous l’avons vue se passer de nos jours. L’Allemagne, par la haute philosophie sortie de ses entrailles, par la voix de ses hommes de génie, avait proclamé mieux qu’aucune autre race le caractère absolu, impersonnel, suprême, de la Divinité. Or, quand elle est devenue une nation, elle a été amenée, selon la voie de toute chair, à particulariser Dieu. L’empereur Guillaume Ier, à diverses reprises, a parlé de unser Gott, et de sa confiance en ce dieu des Allemands. C’est que nation et philosophie ont peu de chose à faire ensemble. L’esprit national, entre antres petitesses, a la prétention d’avoir un dieu qui lui appartienne. Iahveh élohénou, Iahvé notre dieu, dit l’Israélite. Unser Gott, dit l’Allemand. Une nation est toujours égoïste. Eue veut que le Dieu du ciel et de la terre n’ait d’autre pensée que de servir ses intérêts. Sous un nom ou sous un autre, elle se crée des dieux protecteurs. Le christianisme trouva à cet égard des difficultés dans la raideur de son dogme ; mais les instincts du peuple l’emportent toujours. Le catholicisme a échappé aux chaînes orthodoxes par les saints : saint Georges, saint Denys, saint Jacques de Compostelle sont bien parallèles à Camos et à Iahvé ; de nos jours, ou a vu le Sacré-Cœur employé d’une façon analogue. Le protestantisme, comme le judaïsme, n’a d’autre ressource, en pareil cas, que le pronom possessif, unser Gott. Étrange contradiction, affreux blasphème ! Dieu n’est possédé eu propre par aucun peuple, ni aucun individu. Autant vaudrait dire : Mon absolu, mon infini, mon Être suprême. Iahvé n’est ainsi que la confiscation, sacrilège assurément, mais logique en un sens, de la puissance d’Élohim, au profit d’Israël. Le grand ‘démiurge n’a plus qu’un souci, c’est de faire triompher Israël de ses ennemis. Dieu a désormais mi nom propre en Israël, comme il a un nom propre en Moab. Grande décadence au point de vue religieux ! Un nom propre est la négation même de l’essence divine. Mais grand progrès au point de vue national ! Si la destinée d’Israël avait été de fonder une nation, il faudrait applaudir sans réserve à cet acte de naïf égoïsme, que toutes les nations ont commis à leur origine. Mais l’esprit national, avec son dieu particulier, ne fut en réalité qu’une erreur passagère d’Israël. De terribles démolisseurs, les prophètes, dépositaires du véritable esprit de la race, détruiront en détail ce Iahvé cruel, partial, rancunier, et reviendront, par une série de poussées constantes et de plus en plus vigoureuses, à l’élohisme primitif, au dieu patriarcal, à l’El de la grande tente, au vrai dieu. L’histoire d’Israël se résumera en un mot : effort séculaire pour renoncer au faux dieu Iahvé et revenir au primitif Élohim. La révolution opérée par les prophètes n’alla pas jusqu’à changer les mots. Le mot de Iahvé était trop enraciné dans la nation pour être déplanté. On le conserva. L’idée, universellement acceptée, que Iahvé était le plus puissant des dieux, amena tout naturellement à dire de Iahvé ce qu’auparavant on disait d’El ou d’Élohim. Iahvé devint ainsi l’être suprême qui a fait et qui gouverne le monde. Il y eut ce que les théologiens appellent communicatio idiomatum. Les mots glissèrent d’un côté à l’autre. Le mot même de Iahvé fut avec le temps presque supprimé. On interdit de le prononcer, et on le remplaça par un mot purement déiste, le Seigneur. La grande propagande chrétienne, comme nous l’avons dit, ne connut que ce mot. Le nom propre ne commença à rentrer dans l’usage qu’au XVIIIe siècle, et encore cet usage resta-t-il une prétention érudite, qui ne pénétra pas sérieusement la conscience religieuse des peuples chrétiens. Les dieux se transforment, mais gardent toujours leur marque de naissance. Iahvé, à travers toutes ses métamorphoses, resta essentiellement un Jova flammeus[5]. Le tonnerre est sa voix[6]. Il n’apparaît jamais sans orage et sans tremblement de terre. La terre bondit et tremble[7], Les
bases des montagnes s’ébranlent Et s’émeuvent, quand il se met en colère. La
fumée monte de ses naseaux, Le feu
dévorant de sa bouche ; Des charbons ardents sortent de lui. Il
incline les cieux et descend ; Le
nuage sombre sous ses pieds ! Il monte son chérub[8], et il vole ; Il glisse sur les ailes du vent. Il fait
des ténèbres un voile, Une tente autour de lui : Abîme
d’eau, nuée sombre ! De
l’explosion de lumière qui le précède Sortent
la grêle, les brandons de feu. Iahvé
tonne dans le ciel, Élion
fait entendre sa voix. Il
décoche ses traits et disperse ses ennemis, Il
lance ses éclairs ; les voilà en déroute ! Et les
sources de la mer se voient à nu, Et les
bases de la terre se révèlent, Devant tes menaces, ô Iahvé, Par le
souffle du vent de tes narines. Et ailleurs[9] : Voix de
Iahvé sur les eaux ! Le Dieu
de gloire tonne ; Iahvé sur les grandes eaux ![10] Voix de
Iahvé puissante ! Voix de
Iahvé belle ! Voix de
Jahvé qui brise les cèdres ! C’est
Iahvé qui brise les cèdres du Liban ; Qui
fait danser les monts comme une génisse, Le Liban, le Sirion[11], comme de jeunes buffles. Voix-de-Iahvé darde des flammes de feu ![12] Voix-de-Iahvé
fait trembler le désert ! Iahvé
fait trembler le désert de Qadès. Voix-de-Iahvé
fait avorter les biches Et effeuille les forêts !... Iahvé
trône sur le déluge, Iahvé
trône en roi pour l’éternité. Même l’association profonde qui, au moins depuis la traversée du désert, rattacha Iahvé au massif du Sinaï ne fut jamais rompue. Iahvé aura toujours sa demeure principale, sou Olympe habituel, dans le Sinaï. Là, il réside au sein de la foudre ; de là, il accourt, avec des éclats terrifiants, quand son peuple a besoin de lui. Son voyage, en pareil cas, est toujours le même. Il vient du Sud, du côté de Séïr et de Pharan ; il éclate comme une aurore boréale ; la terre tremble, c’est le signal des grands jugements qu’il va exercer sur les peuples, pour venger les injures de son Israël[13]. Nous avons vu que l’âge patriarcal n’ignora pas la superstition, les théraphim, les petits bons-dieux en bois, en terre cuite, en métal. Ces téraphim représentaient les dieux particuliers, non l’unique El ou les suprêmes élohim. Iahvé garda l’empreinte de son origine particulière ; il fut longtemps représenté. Les données à cet égard sont très incomplètes, les puritains d’un âge postérieur ayant supprimé dans les textes ce qui leur paraissait trop scandaleux. Mais il n’est pas douteux, que, à une époque ancienne, Iahvé n’ait été l’objet d’un culte idolâtrique. Souvent on le figura sous la forme que l’Égypte avait rendue chère aux Israélites les moins éclairés[14], sous la forme d’un veau d’or[15] ; quelquefois on préféra lui donner les attributs du serpent[16] ; d’autres fois, Iahvé était une image en plaqué[17], peut-être le disque ailé flanqué d’uræus, qui est si ordinaire en Égypte, et qui ne manque jamais, on peut le dire, dans un seul monument phénicien[18]. Nous sommes portés à croire que les urim[19] de la symbolique israélite, n’étaient pas autre chose que ces deux uræus[20], qui sont la partie essentielle du grand symbole égyptien de l’infini. Tous deux s’appelaient collectivement ha-Ourim ou ha-Ouraïm, les deux ourim ; ou bien, l’un s’appelait urim, l’autre tummim, mot dont le sens dans un tel emploi nous échappe complètement. Ces images figurées de Iahvé s’appelaient éphod[21], comme les robes des lévites, sortes de surplis serrés par une ceinture, que les officiants portaient dans leur service. On ignore tout à fait comment s’est produite cette double signification. L’objet idolâtrique désigné anciennement par le nom d’éphod était de métal appliqué sur bois[22]. L’éphod officiel, si l’on peut s’expliquer ainsi, était dans l’arche, toujours à la disposition du lévi ou du cohen ; mais on l’en faisait sortir quelquefois. Il ne devait pas être très grand, car on pouvait le porter à la main[23]. En outre, les particuliers qui étaient assez riches pour cela se faisaient faire de ces éphod chez eux et les exploitaient en vue de leur profit personnel[24]. L’éphod, en effet, outre sa propriété de représenter Iahvé, avait un emploi tout particulier, c’était de servir à la divination, de rendre des oracles. Iahvé, dans certaines régions de l’opinion israélite, encore mal unifiée, était avant tout un dieu que l’on consultait pour savoir l’avenir et obtenir des directions utiles. L’El patriarcal était consulté aussi. Il se mettait en communication avec l’homme, surtout par les songes et les prophètes[25]. Mais l’âge patriarcal n’eut rien qui ressemblât à une consultation directe de Dieu. Iahvé, au contraire, fut essentiellement un dieu de sorts, analogue à la Fortune Prénestine, répondant par oui ou par non aux questions qu’on lui posait[26]. Il est probable que, dès le désert, exista l’idée d’une réelle présence de Iahvé sur l’arche, entre les ailes des deux chérub, formant socle et lui servant de trône[27]. Là, on venait lui demander des décisions[28]. Les institutions judiciaires, durant un temps, se bornèrent à ces espèces d’ordalies. Juger, c’était répondre à des gens qui venaient interroger Dieu[29]. On ne faisait rien d’important sans avoir consulté le génie familier de la tribu. I.’s affaires n’étaient pas pour cela livrées au hasard. Chez les Israélites, comme chez les Grecs, la direction des oracles était aux mains des sages. Ce que nous appellerions imposture n’était considéré alors que comme une juste interprétation des volontés du dieu protecteur[30]. A l’époque des tribus établies, Iahvé est avant tout le Dieu conseiller de la nation. Les serviteurs de Iahvé, en ce temps d’éclectisme, sont les gens qui ont un éphod et qui savent en jouer. Les noms propres où entre, comme composant, le nom de Iahvé ne se trouvent guère que parmi ces singuliers personnages. Ainsi Gédéon et sa famille semblent particulièrement attachés à la pratique de l’éphod. Il en faut dire autant de Mikah ou Mikaïahou. Iahvé était le grand oracle d’Israël. Certes, ce dieu puissant était révéré de tous ; mais il avait une clientèle spéciale, des familles plus vouées à son culte que le reste de la nation. Ces premiers saints de Iahvé n’avaient aucun caractère de pureté morale, de sérieuse piété. Ils desservaient l’idole au moyen de laquelle on rendait ces réponses, que l’opinion recevait avec, un si profond respect : voilà tout. Rien ne prouve qu’ils eussent la moindre supériorité sur les autres lévis qui couraient le pays. |
[1] I Samuel, XVIII, 17.
[2] Juges, XI, 21, légère confusion.
[3] Cantique de Débora, morceau essentiellement iahvéiste (Juges, V).
[4] Schrader, Die Keilinschr. und das A. T., p. 23-24.
[5] Comparer Ézéchiel, I, 27.
[6] Exode, XIX, 19 ; Ps. XXIX, etc.
[7] Ps. XVIII (II Samuel, XXII).
[8] Monture divine, pour les jours d’orage.
[9] Ps. XXIX.
[10] Les eaux célestes, d’où viennent les pluies d’orage.
[11] Nom sidonien de l’Hermon.
[12] Qot Iahvé est devenu ici synonyme absolu de tonnerre.
[13] Cantique de Débora et Ps. LXVIII.
[14] Exode, XXXII ; Deutéronome, IX, 21.
[15] I Rois, XII, 28-20.
[16] Le nehustan ou serpent d’airain. II Rois, XVIII, 4.
[17] Cf. Isaïe, XXX, 22.
[18] Mission de Phénicie, index, aux mots globe ailé et uræus.
[19] I Samuel, XXVIII, 6 ; Nombres, XXVII, 21. On prononçait peut-être ha-ouraïm au duel.
[20] Le mot ούραΐος est grec et ne saurait être invoqué comme argument. Mais le mot égyptien se prononçait probablement Ordit ou Oraï, avec chute du t féminin à partir de la XXe dynastie. Ούραΐος est donc le mot égyptien, identifié avec le mot grec, comme le nom du dieu Amon avait été identifié avec άμμος, sable. [Maspero]
[21] Les passages fondamentaux sur l’éphod sont : Juges, VIII, 27 (fait de Gédéon) ; XVII, 5 ; XVIII, 14, 17, 18, 20 (fait de Mikah) ; I Samuel, X, 22 ; XIV (consultations de Saül), 18, 19, 36 et suiv. (en suivant la version grecque), 41 (passage décisif, suivre également la version grecque) ; XXI, 10 (derrière l’éphod) ; XXIII, 6, 9 ; XXX, 7 (Abiathar). Cf. Osée, III, 4 ; Isaïe, XXX, 22. Les passages précités du Livre de Samuel parurent choquants, à l’époque du judaïsme orthodoxe. Ils furent atténués dans plusieurs exemplaires ; de là notre texte hébreu actuel. Les traducteurs grecs nous ont gardé ici la leçon ancienne dans toute sa naïveté.
[22] Juges, VIII, 27 ; XVIII, 18 ; Isaïe, XXX, 22.
[23] Passages essentiels : I Samuel, XIV, 3 et suiv. ; XXIII, 4 et suiv.
[24] Exemples de Mikah et de Gédéon.
[25] I Samuel, XXVIII, 6. Cf. I Samuel, IX, 9 ; Job, XXXIII, 15.
[26] I Samuel, X, 22-23 ; XIV, 41 (d’après le grec).
[27] I Samuel, IV, 1 ; II Samuel, VI, 2. Cf. Ps., LXXX, 2 ; XCIX, 1.
[28] Exode, XXXIII, 7-11 (passage ancien).
[29] Exode, XVIII, 15 et suiv. ; Livre de l’alliance, Exode, XXI, XXII, vrai jugement de Dieu ; il est faux que le mot ha-élohim ait jamais désigné les juges. Cf. Nombres, XXVII, 2, 5 et suiv. ; Juges, I, 1.
[30] Mésa, de même, n’entreprend rien sans que Camos lui ait parlé préalablement. Inscr., lignes 14, 32.