Le passage du Jourdain se fit sûrement en face de Jéricho[1]. Le Jourdain est, à cet endroit, à peu près large comme la Marne. Au printemps, on ne peut le traverser à gué ; vers la fin de l’été et en automne, l’eau n’a pas plus de 60 ou 80 centimètres de profondeur. Le passage peut donc s’effectuer sans difficulté. A vrai dire, il ne se fit pas en une fois. Depuis l’établissement de leur camp principal dans les Arboth Moab, des groupes plus ou moins considérables de Beni-Israël passaient incessamment les gués. Ces courses ne faisaient qu’exciter la convoitise de tous. La riche oasis de Jéricho, avec ses palmiers et ses parfums, tentait les tribus. La ville fui enlevée, probablement par trahison, et détruite. Elle fut ensuite "rebâtie, mais sans doute assez loin de l’endroit où la ville chananéenne avait existé. Depuis la prise de Jéricho, le camp central d’Israël fut à l’endroit nominé Gilgal, dans cette belle plaine, bien arrosée ; qui s’étend du pied de la montagne à l’embouchure du Jourdain. Gilgal ou Galgal[2] désigne un monceau de pierres, revêtu d’un caractère religieux. Le Gilgal dont il s’agit ici était peut-être un tertre sacré des Chananéens ; peut-être aussi dut-il son origine au campement d’Israël. Il est permis de supposer que ce fut le tertre qu’ils élevèrent pour leurs sacrifices. Plus tard, on crut trouver dans ces monuments mégalithiques un souvenir du passage miraculeux du Jourdain[3]. Les puritains y virent des restes de cultes païens, et de la sorte le Galgal de Jéricho devint un centre religieux fort révéré des uns, fort mal vu par les autres[4], si bien qu’on a souvent voulu distinguer sous ce nom des localités différentes. Quoi qu’il en soit, le Gilgal du Jourdain devint le point de départ d’une série d’expéditions dans la montagne. C’est une idée très fausse[5], que de concevoir Israël à ce moment comme une armée centralisée, ayant une direction unique. Les expéditions se faisaient presque toutes par des bandes d’aventuriers, agissant pour leur compte[6]. Quelquefois la bande était composée de gens appartenant à diverses tribus ; l’expédition pouvait avoir alors une sorte de caractère fédéral ; mais de tels faits durent être rares, et il n’en resta aucune conséquence sérieuse dans les institutions ultérieures de la nation Une expédition qui paraît avoir été faite par une armée composée d’hommes de toutes les tribus, fut celle qui aboutit à la destruction de la ville chananéenne qu’on appela plus tard ha-Aï le tas de ruines près de Béthel[7]. Le nom véritable de la ville fut oublié ; mais on conserva le souvenir de stratagèmes habiles, qu’on mit sur le compte du chef qui personnifie tente cette période d’expéditions militaires, Josué. La ville, comme Jéricho, fut frappée de hérem ou d’anathème. Tout fut tué, et on cloua le roi à un arbre jusqu’au soir[8]. L’exécution fut plus atroce encore qu’elle ne l’avait été à Jéricho, puisque la ville ne fut jamais rebâtie, et que son nom même se perdit. La terreur se répandit dans le pays. Beaucoup de populations se soumirent et vinrent au-devant de la sujétion pour échapper à la mort. La division des populations chananéennes servait les envahisseurs. Chaque ville suivait sa politique sans s’inquiéter des autres. C’est ce que fit en particulier la confédération des Gabaonites. Ce petit groupe, d’origine hivvite, se composait de quatre ou cinq villes, Gabaon[9], Kefira, Beëroth[10], Kiriath-Iearim[11]. Ces villes n’avaient pas de rois, ni par conséquent de classe militaire ; elles acceptèrent les nouveaux venus, et conclurent avec eux un pacte, qui réservait leurs droits, mais qui fut peu à peu oublié ou plutôt qui se transforma en un servage assez dur[12]. La ville qui deviendra le centre de cette histoire, et qui dès lors, peut-être, s’appelait Ierousalaïm, lieu de sûreté, et Sion (forteresse)[13], servait d’oppidum à une peuplade nommé Iebousim. C’était un sommet fortifié, sur le bord d’un ravin, alors bien plus profond qu’aujourd’hui[14]. La ville jébuséenne occupait l’emplacement du haram actuel, en se prolongeant sur la crête de la colline vers le Sud. Une petite source, qu’on appelait Gihon[15], fut sans doute la cause du choix de cette localité, qui devait plus tard occuper une place si exceptionnelle parmi les pèlerinages sacrés. Les Jébuséens se sentirent menacés par l’arrivée des Israélites[16]. Leur roi Adonisydyk[17], surtout, fut ému de l’alliance que les Gabaonites avaient faite avec ces dangereux étrangers. Il entama des négociations avec quatre rois amorrhéens des environs ; savoir : le roi d’Hébron, le roi de Iarmut, le roi de Laids, le roi d’Églon, et les cinq rois allèrent porter le siège devant Gabaon. Josué, ou le chef quel qu’il fût d’Israël[18], avait toujours son camp à Gilgal, près de l’endroit où le passage du Jourdain s’était effectué. L’armée israélite’ vint en masse pour forcer les cinq rois amorrhéens à lever le siège de Gabaon. Une panique s’empara de l’armée chananéenne ; elle s’enfuit du côté de Béthoron jusqu’à Maqqéda. Josué la poursuivit, la tailla en pièces, tua, dit-on, les cinq rois, et les fit mettre en croix. Un chant populaire[19] célébra la victoire ; on y lisait ces deux vers : Soleil,
reste immobile à Gabaon, Et toi, lune, dans la plaine d’Ayyalon[20]. Le poète voulait exprimer ainsi la stupeur de la nature devant l’effort prodigieux des Israélites. Cette figure de rhétorique[21] donna lieu plus tard à de singuliers malentendus. On mit les deux vers dans la bouche de Josué, et, en faussant le sens du mot qui veut dire rester immobile de stupeur[22], on supposa que le soleil s’était effectivement arrêté sur l’ordre de Josué. La prise de Maqqéda, de Libna, de Lakis, de Gézer, d’Églon suivit de très près. Plus importante encore fut la prise d’Hébron[23] et de Debir ou Kiriath-Sépher, qui étaient les centres du monde chananéen méridional et qui paraissent avoir possédé une culture supérieure au reste du pays. On prétendit qu’Hébron fut donné en fief à un héros légendaire de Juda, à un certain Caleb[24], sur lequel l’imagination des conteurs s’exerça largement. En réalité, Caleb paraît, comme Juda, avoir désigné une tribu, celle des Calbiel (chiens de Dieu)[25], particulièrement voués à la guerre, et avoir été presque synonyme de Juda. Ainsi, en une série de razzias heureuses, se suivant probablement d’assez près, fut conquis tout le pays qui forma plus tard les tribus de Benjamin et de Juda. Comme ces deux tribus marchèrent toujours ensemble, et que la première conquête répond justement à leurs frontières, on est porté à croire que la conquête même fut leur œuvre. Juda était en des groupes principaux des Beni-Israël. Les Benjaminites nous apparaissent comme un groupe peu nombreux de jeunes gens braves, ayant une mauvaise réputation pour les mœurs[26], formant une sorte de corps de vélites, parmi lesquels on prenait les archers et les frondeurs. Leur nom, qui semble signifier gaucher[27], venait de l’habitude qu’ils contractaient artificiellement de se servir de la main gauche au lieu de la droite, ce qui avait de l’avantage pour le maniement de la fronde[28]. Les deux groupes, en tous cas, agirent de concert et se partagèrent le fruit de la campagne. Les Benjaminites, de beaucoup les moins nombreux, eurent leur centre à Gibéa[29], à une lieue au nord de Jérusalem. Ils avaient une grande importance comme combattants ; mais ils n’avaient presque pas de territoire. Ils échouèrent toujours dans leurs tentatives pour prendre la ville des Jébuséens[30]. D’un autre côté, les Gabaonites vivaient indépendants à côté d’eux, et Gézer ne leur fut jamais soumis[31]. Les autres tribus furent une ou deux fois obligées de faire contre eux des exécutions fédérales terribles, qui amenèrent presque leur destruction[32]. Les Judaïtes occupèrent d’une manière bien plus effective le territoire qui désormais porta leur nom. Toute la partie du talus palestinien au sud de Jérusalem leur appartint. Ils furent impuissants contre les gens de la plaine du côté de la mer ; car ceux-ci avaient des chars ferrés[33]. Les Philistins formaient également à l’Ouest une barrière qu’ils n’essayèrent point d’attaquer[34]. |
[1] Comparer II Samuel, XVII, 22, 24. ; XIX, 16, 17, 39 ; Robinson, Bibl. Res., I, 535 et suiv. Pour placer son miracle, le narrateur de Josué est obligé de supposer des circonstances tirées de la saison (Josué, III, 15).
[2] Équivalent de gal (forme pilpel).
[3] Josué, ch. IV.
[4] Juges, III, 19, 211 ; Osée, IV, 15 ; IX, 15 ; XII, 12 ; Amos, IV, 4 et suiv. Dans Josué, XII, 23, je pense qu’il faut lire לילנל.
[5] Elle vient de la forme tout à fait factice du récit dans le livre de Josué.
[6] Cela se voit bien dans Nombres, XXXII, 33-42 (rédaction ancienne). On y voit Makir, Iaïr, Nobah faisant leurs conquêtes chacun de son côté et sans aucun plan d’ensemble.
[7] Josué, VIII.
[8] Josué, VIII, 29.
[9] Aujourd’hui El-Djib.
[10] Aujourd’hui Dirch.
[11] Aujourd’hui Abou-Gosch.
[12] Josué, ch. IX. Le servage ne fut complet que sous Salomon.
[13] Voyez Gesenius, Thes., p. 1151. Le sens de Sion est douteux.
[14] Josèphe, Ant., XX, IX, 7 ; B. J., V, IV, 2 ; V, 2 ; VI, III, 2. Les fouilles anglaises ont montré la vérité de ce qui, dans les descriptions de Josèphe, pouvait sembler une exagération.
[15] La fontaine dite de la Vierge. La fontaine était-elle intermittente dans l’antiquité ? Cela est fort douteux. La première trace de l’intermittence est dans l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.
[16] Josué, X.
[17] Adoni, dans ces vieux noms, est toujours suivi d’un nom de dieu : Adoni-Iah, Adoni-Ram. Adonibézeq de Juges, I, 5, nous parait identique à Adonisédeq de Josué. Il y avait une ville de Bézeq (I Samuel, XI, 8) ; mais elle n’était pas en Juda, et elle ne figure pas dans la liste des rois vaincus par Josué. Il n’y a pas de noms propres d’hommes composés avec des noms de ville, et adon, d’ailleurs, n’est pas employé pour mélek.
[18] La plupart des expéditions attribuées à Josué se retrouvent anonymes dans les premiers chapitres des Juges.
[19] Conservé dans le Iasar.
[20] La citation se borne là. Le verset 13 reprend le récit.
[21] Dans le Cantique de Débora (v. 20), les étoiles combattent contre Sisera.
[22] Le verbe damam veut dire se taire, être frappé de stupeur, rester immobile d’étonnement, quelquefois cesser. Le malentendu est créé, au v. 13, par la substitution de amad, qui veut dire matériellement s’arrêter, au verbe poétique et métaphorique.
[23] Juges, I, 9-15 ; Josué, X, 36 et suiv. XII, 10 ; XIV, 6-15 ; XV, 13 et suiv. ; XX, 7, en écartant la fausse idée des Énaqim. Les Hébronites étaient des Khétas chananéens. Juges, I, 11 et suiv. Les trois géants Énaqim (Nombres, XIII, 22 ; Juges, I, 20) sont des Chananéens (Juges, I, 10).
[24] Juges, I, 20.
[25] Cf. Corpus inscr. semit., 1re partie n° 49, 52 ; cf. n° 86. Caleb est sûrement une forme écourtée pour לאנלנ. Othoniel est neveu de Caleb ; or Othoniel paraît signifier Lion de Dieu, équivalent de Ariel.
[26] Horribles histoires, Juges, XX, XXI.
[27] Ben-iamin, fils de la droite, droitiers de la main gauche. Le sens pourrait aussi être : un homme qui fait son chemin par sa droite, un fils de ses œuvres.
[28] Juges, III, 15 ; XX, 16 ; I Chroniques, VIII, 40 ; XII, 2 ; II Chroniques, XIV, 7.
[29] Aujourd’hui Toleil-el-foul. Robinson, I, p. 577 et suiv.
[30] Juges, I, 21.
[31] Juges, I, 29.
[32] Juges, ch. XX et XXI.
[33] Juges, I, 19.
[34] Juges, I, 18, est sûrement une erreur ou une interpolation.