HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT NOMADE JUSQU’À LEUR ÉTABLISSEMENT DANS LE PAYS DE CHANAAN

CHAPITRE XV. — ACHEMINEMENT VERS CHANAAN.

 

 

Il est singulier qu’une fois engagée dans le massif du Sinaï, vers le Serbal actuel, la tribu israélite n’ait pas poussé un peu vers le Sud-est. Là, elle aurait trouvé des pics plus élevés que ceux du Serbal, et, dans une vallée entre ces hauts sommets, une oasis qui lui eût certainement semblé le paradis de Dieu ; nous voulons parler de la haute vallée où est maintenant situé le couvent de Sainte-Catherine. Il est probable que ce bel endroit était occupé par une tribu plus forte ; car, après sa visite au Désert du Sinaï, le peuple d’Israël regagne le Désert de Pharan[1], et, après une vingtaine de stations, arrive à l’extrémité du golfe Élanitique, à Asion-Gaber. C’était un emporium madianite[2]. Craintifs du séjour des villes, comme tous les nomades, les Beni-Israël évitèrent d’y entrer.

L’itinéraire d’Israël parait avoir été jusqu’ici fort incertain. Il est probable que, si les fugitifs avaient rencontré sur leur route quelque terre avantageuse, ils s’y fussent arrêtés. Arrivés à Asion-Gaber, ils avaient devant eux l’Arabie, lot peu enviable, peuplé d’ailleurs, autant qu’il pouvait l’être, par les Ismaélites et les Céturéens. Il est probable que c’est alors que l’idée leur vint de revenir dans le pays de Chanaan, séjour de leurs ancêtres, non plus en étrangers tolérés, mais en propriétaires[3]. La gratitude n’est pas la vertu des nations. Les bons procédés des Hivvites et des Hittites envers leurs pères furent oubliés. Peut-être dès lors répandit-on de prétendus oracles du dieu de Béthel, dieu local de la Palestine, ou de Iahvé, qui aurait promis aux ancêtres de la nation de leur donner cette terre en partage. Chaque terre appartenait à un dieu qui en faisait l’octroi à qui bon lui semblait. Si le dieu de Béthel avait réellement promis la terre de Chanaan aux Beni-Israël, cela était décisif. Il fallait que le peuple eût à cet égard des idées préconçues ; car, entre le désert où il errait et le pays de Chanaan, il y avait des populations établies, Édom et Moab, sur le territoire desquelles il faudrait passer pour arriver en Chanaan, et qui, selon toutes les apparences, seraient peu bienveillantes envers des frères dont les siècles et la différence des aventures les avaient séparés.

Ce qui porte à croire que cette idée vint aux Israélites quand ils furent arrivés vers Asion-Gaber, c’est que désormais leur itinéraire ne présente plus aucun caprice. Chanaan en est l’objectif parfaitement déterminé. La route la plus courte était d’attaquer Chanaan par le Négeb, c’est-à-dire par le Sud. Effectivement, d’Asion-Gaber, les Israélites se rendirent à Kadès-Barnéa, la dernière station où leurs ancêtres avaient séjourné avant de se rendre en Égypte. Ce dut être la partie la plus pénible de leur voyage. Le souvenir d’aucune des stations intermédiaires entre Asion-Gaber et Kadès-Barnéa ne leur était resté, parce qu’en effet aucun point de repos ne jalonne cette route terrible, dénuée de tout secours.

Kades-Barnéa avait une belle source appelée la source du Jugement, peut-être parce qu’on la consultait pour en tirer certains oracles ou jugements de Dieu. Kadès était sur les confins d’Édom ; mais c’était une sorte de station commune, et non une ville édomite. C’est là, ce semble, que les chefs formèrent des plans précis pour la conquête de Chanaan[4]. C’est là surtout que l’on entama des négociations avec Édom. Les Édomites étaient déjà organisés en royaume. Les Israélites voulaient traverser leurs terres sur le pied d’une parfaite neutralité. Les Édomites s’y refusèrent[5]. La situation devenait critique. Les Amalécites pressaient par derrière[6]. Les Chananéens, se sentant menacés, se préparaient à la défense. Le roi chananéen d’Arad[7], qui parait avoir été alors le plus puissant dynaste de ces contrées, attaqua les Israélites et leur fit des prisonniers. Le roi de Sefat[8] leur infligea pareillement un terrible échec, à la suite duquel ils firent vœu à Iahvé d’exterminer plus tard cette ville, ainsi que tous les bourgs des Chananéens à l’entour[9].

Dans l’impossibilité de traverser du Sud au Nord le pays d’Édom, les Israélites résolurent de tourner le pays, sur la frontière méridionale, et, passant au sud de la mer Morte, de gagner le pays de Moab. L’itinéraire qu’ils suivirent de Kadès aux frontières de Moab est très incertain[10]. Il semble que les Israélites tournèrent directement à l’Est, traversèrent le Ouadi Arabah, errèrent à l’est de l’Arabah, dans des localités peu connues, et se rapprochèrent du pays de Moab par sa frontière orientale, à l’endroit nommé Iyyé ha-Abarim, les ruines des Abarim. Abarim était le nom des montagnes ou plutôt des hauts plateaux qui forment le talus oriental de la mer Morte. Les Iyyim des Abarim étaient peut-être les contreforts, à l’aspect ruineux, des Abarim du côté du désert[11].

Que furent, dans cette circonstance, les rapports d’Israël avec son frère Moab ? Analogues probablement à ce qu’avaient été les rapports d’Israël avec son frère Édom[12]. La défiance était la loi de ce monde rempli de haine et de convoitise. Il semble, en effet, que les Israélites évitèrent de passer sur les terres de Moab[13]. D’Iyyé ha-Abarim, ils allèrent camper dans le ravin du Zared[14]. Là, au lieu d’entrer dans Moab, ils prirent par le désert. A Beër[15], la découverte d’une source, au moyen de la baguette divinatoire, amena la chanson suivante, qu’il faut supposer chantée en chœur[16] :

Source monte !

Source monte !

Chantez lui !

Chantez lui !

Source qu’ont fouillée,

Source qu’ont creusée,

Les chefs des familles,

Les nobles du peuple,

Avec leurs baguettes,

Avec leurs bâtons.

Cette chanson fut plus tard l’origine de récits miraculeux. On prétendit que Mosé fit en effet sortir l’eau du rocher en le touchant de son bâton.

Le peuple campa ensuite dans le ravin du cours supérieur de l’Arnon, qu’on appelait Nahaliel, le ravin de Dieu[17]. Ici, la situation devint des plus graves. On était sur la frontière de Moab, d’Ammon et des pays occupés par les Chananéens. Ammon était trop fort pour qu’on pût songer à l’attaquer[18]. Israël s’imposait, alors d’avoir des égards pour Moab. On résolut donc d’attaquer les Chananéens, et la masse armée se porta résolument du côté de Bamoth ou de Daibon[19], dont elle semble s’être emparée sans résistance.

En débouchant du Nahaliel, les Israélites quittaient le désert, la terre des nomades, pour les pays régulièrement habités. Les voilà entrés dans cette terre, objet de leurs aspirations, qu’ils allaient s’approprier par la violence, mais dont ils devaient légitimer la conquête, puisqu’ils allaient faire, d’un canton médiocrement doté, le coin le plus célèbre peut-être qui soit à la surface de notre planète, la terre sainte par excellence, la terre la plus aimée, la plus regrettée qui fût jamais.

Combien y avait-il de temps qu’ils avaient, quitté l’Égypte ? Très peu de temps peut-être. Nous supposerions volontiers un an ou dix-huit mois. Ce fut une traversée, non un séjour. Mais jamais voyage ne fut plus fécond. Chaque impression de ces mois de crise fut riche en conséquences pour l’avenir. Le judaïsme tout, entier devait, quelques siècles plus tard, se bâtir sur les légendes relatives à la sortie d’Égypte, au désert et au Sinaï.

Le culte, durant ce temps, dut revenir à la simplicité patriarcale. Aux endroits remarquables, on élevait des autels ou des cippes, qu’on appelait iad (main indicatrice) ou nès (signe de ralliement)[20]. L’arche, meuble sacré de provenance égyptienne, pat de l’importance. On y renferma toutes les choses d’intérêt général ; c’était en quelque sorte l’archivium portatif de la nation. Selon des conceptions qui remontent au moins au IXe siècle, l’arche marchait à quelque distance en tête du peuple, dans ses divers campements. D’après les mêmes traditions, quand on levait les barreaux, on criait : Lève-toi, Iahvé, et que tes ennemis se dispersent ! Quand on s’arrêtait, au contraire : Reviens, Iahvé, aux myriades, aux milliers d’Israël[21]. Nous possédons en effet un chant religieux[22], dont ce cri forme en quelque sorte le motif principal. C’est le morceau le plus singulier de toute la littérature hébraïque. On croit y entendre un écho lointain des pérégrinations triomphales du dieu voyageur à travers le désert[23]. Le Sinaï y figure comme le lieu de la plus haute théophanie, non comme le lieu où fut donnée la Thora. L’extrême obscurité du style de ce dithyrambe est une marque d’antiquité, bien que sûrement des sentiments plus modernes s’y fassent jour à certains endroits : E ne serait pas surprenant que nous eussions là un spécimen altéré ou, pour mieux dire, adapté à des usages liturgiques[24], de quelques-uns des cantiques du livre des Guerres de Iahvé ou du Iasar[25]. Le vieux recueil s’ouvrait, en effet, par les cantiques qui se rapportaient aux approches de la terre de Chanaan et aux dernières marches du désert.

Il est probable que, pendant les temps d’arrêt, l’arche était déposée hors du camp sous une tente. C’était ce qu’on appelait ohel moëd, la tente de réunion, ou ohel édouth, la tente du témoignage. Peut-être y venait-on déjà chercher dis jugements, des Oracles divins, prêter des serments. Le Dieu y était censé présent de sa personne. On croyait que la nuée descendait sur la tente, restait à l’entrée, parlait avec les chefs[26]. Plus communicatif que celui du Sinaï, ce Dieu de la tente se laissait approcher ; on conversait avec lui. Le Dieu d’Israël s’humanise ; il devient le compagnon de l’homme, le compagnon du faible surtout et du délaissés[27]. Le tabernaculum Dei cum hominibus existait dès lors.

Mais tout cela n’était qu’un germe. Les institutions avaient encore quelque chose de très flottant. La barbarie était extrême ; le ministère des lévis n’avait rien de civilisateur ni de moralisateur. Les Israélites ne se servaient pas de l’écriture. Ce qui  se passait parmi eux, quoique déjà éminemment remarquable, n’avait rien qui tranchât fortement sur la petite vie intérieure, si originale, si intense, des autres peuplades térachites, ismaélites, céturéennes, qui promenaient sur les confins méridionaux de la Syrie leur philosophie ballottée entre ces assertions contradictoires : Dieu est éternel ; l’homme vit quatre jours ; Dieu gouverne le monde avec justice et toute-puissance ; et pourtant l’injustice est partout. L’homme est téméraire de se plaindre ; et pourtant il a droit de se plaindre. L’ère patriarcale finissait ; les nations commençaient ; la société humaine perdait de sa noblesse et de sa bonté ; elle réclamait des cadres plus larges et plus forts.

 

 

 



[1] Nombres, XII, 16.

[2] D’après Deutéronome, II, 8, Asion-Gaber eût été une ville édomite ; mais Israël ne paraît avoir rencontré Édom que plus tard.

[3] Interpolations juives de Manéthon. Fragm. hist. gr., II, p. 568, 572, 573, 578-579.

[4] Les détails qui suivent paraissent historiques, et ont été probablement empruntés au livre des Guerres de Iahvé. Cf. Juges, ch. XI.

[5] Nombres, XX, 14 et suiv.

[6] Nombres, XIV, 39 et suiv.

[7] Nombres, XXI, 1 et suiv. ; XXXIII, 40 (lacune caractéristique). Arad est situé à une petite journée au sud d’Hébron.

[8] Plus tard, Horma. A une journée au sud de Beërsabé.

[9] Nombres, XIV, 45 ; XXI, 1-3 ; Deutéronome, I, 44 ; Juges, I, 17.

[10] Grands doutes sur le mont Hor.

[11] Nombres, XXI, 11. Il y avait un endroit nommé Iyyin, en Juda. Jos., XV, 29.

[12] Nombres, XX, 14, en comparant Juges, ch. XI.

[13] La liste des campements de Nombres, XXXIII, contredit la liste de Nombres, XXI ; celle-ci mérite la préférence.

[14] L’affluent méridional de l’Arnon.

[15] Il manque probablement un mot après Beër.

[16] Nombres, XXI, 13 et suiv. Voici le premier emprunt textuel fait au livre des Guerres de Iahvé. Les emprunts sont avoués aux versets 14 et 27.

[17] Voir les données topographiques recueillies par Ritter, Syr., II, p. 1194 et suiv.

[18] Nombres, XXI, 24.

[19] Cette marche s’obtient en combinant les deux itinéraires. Il y avait un Bamoth près de Daibon.

[20] Exode, XVII, 15-16.

[21] Nombres, X, 35-36, rédaction jéhoviste.

[22] Ps. LXVIII.

[23] Surtout v. 2 et suiv., 5 et suiv., 8 et suiv., 12 et suiv., 18 et suiv., 25 et suiv.

[24] Le morceau a pu servir de cantique pour l’inauguration du temple (v. 16, 25-28). Le passage v. 18 doit seulement être corrigé d’après Nombres, X, 36. Tout le développement qui commence au v. 29 est une addition dans l’esprit du second Isaïe ; il en est de même des v. 3 (fin) et 6.

[25] Surtout le passage v. 12-15, si plein de l’esprit épique des anciens sirim.

[26] Exode, XXXIII, 7-11, passage ancien, qu’il ne faut pas confondre avec les amplifications lévitiques et postérieures à la captivité (Exode, XXV et suiv.), où l’on s’est plu à supposer du temps de Moïse un tabernacle conçu sur le modèle du temple de Jérusalem. Les interpolateurs lévitiques ne firent que développer architecturalement le passage eu question.

[27] Ps. LXVIII, 6, 7.