La civilisation égyptienne, dont l’histoire a tant d’analogies avec celle de la Chine, a eu cela de particulier que, plusieurs fois envahie par l’étranger, elle a toujours absorbé l’envahisseur et a fini, dans un temps donné, par reprendre le premier niveau que l’invasion avait dérangé. Pendant que les Hyksos régnaient dans la basse Égypte, la vieille Égypte, tributaire parfois, mais au fond autonome, continuait de vivre à Thèbes sans nulle modification. De longues guerres donnèrent la victoire au parti indigène. La dix-huitième et la dix-neuvième dynastie fondent un nouvel empire, plus puissant que tous ceux qui s’étaient succédé dans la vallée du Nil. De conquise, l’Égypte devient conquérante à son tour. Les armées des Thoutmos et des Ramsès parcoururent triomphalement la Syrie. Le propre de ces civilisations dont l’origine se perd dans la nuit, comme l’Égypte, la Chine, Babylone, est un très grand orgueil et un mépris absolu pour le barbare, souvent plus énergique et plus moral, qui répugne aux mœurs mandariniques et à la manie des règlements administratifs. Victorieux par sa persistance, l’Égyptien traita les Sémites d’Égypte et de Syrie comme un gouverneur chinois traite des révoltés barbares. Les plus belles tribus arabes ne leur parurent bonnes qu’à faire des terrassiers et des briquetiers. Les vrais Égyptiens avaient la plus profonde antipathie contre ces pasteurs. On est porté à croire que quelques-uns des Beni-Israël, au moins les Joséphites, avaient participé aux actes et aux faveurs des Hyksos. Tout fut changé, quand vint, selon le langage du vieux narrateur, un roi qui n’avait pas connu Joseph. Les Israélites perdirent tous les privilèges qu’ils tenaient de la dynastie déchue. Ils tombèrent dans la misère. Pour vivre, ils furent obligés de se fa ire ouvriers et de se prêter aux plus durs travaux. Les travaux publics prenaient à ce moment en Égypte un essor prodigieux[1]. Dans la région de l’isthme, en particulier, Ramsès II construisit deux grandes villes, Pa-toum, vaste assemblage de magasins et de constructions usuelles fortifiées[2], et Pa-Ramsès Aanakhtou (la ville de Ramsès le très brave) qui fut en quelque sorte sa capitale du Nord[3]. Il reprit aussi l’exécution du canal qui joignait le lac Ballah au Nil[4]. Pour l’exécution de ces travaux, auxquels on prétend que les indigènes égyptiens ne prirent aucune part[5], il dut faire appel aux bédouins de la péninsule sinaïtique et du sud de Chanaan. Les magasins de Pa-toum étaient bâtis en briques formées de terre et de paille hachée, qu’on faisait sécher au soleil. Les Beni-Israël furent employés à mouler ces sortes de briques, travail qui en lui-même n’eût pas été très dur, s’ils n’eussent été par moments obligés d’aller chercher la paille qu’on devait y mêler. Pour de nobles tribus, regardant tout travail comme avilissant, c’était là le comble de la honte et du malheur. Les querelles étaient perpétuelles entre de pauvres gens, qui se prétendaient accablés de travail, et des exacteurs rigides, qui, à chaque réclamation, opposaient l’éternelle réponse que reçoit le travail servile : Allez-vous-en ; vous êtes des paresseux. Durant le long règne de Ramsès II, toute idée de révolte fut impossible. Mais les grandeurs militaires de ce règne et les constructions extraordinaires qui le signalèrent produisirent leur effet ordinaire. Les dernières années du Louis XIV égyptien furent marquées par une forte décadence. Le règne de Ménephtah, son successeur, vit le commencement des revers. Des barbares de toute sorte, Cares, Lyciens, Pélasges, Méoniens, Tyrrhènes, Lydiens, Libyens, s’abattirent sur l’occident du Delta, voulant, non pas seulement piller, mais s’établir[6]. Ménephtah les battit d’abord ; mais ensuite les barbares obtinrent ce qu’ils voulaient. C’est à cette invasion que nous rapportons l’établissement des Philistins[7] sur la côte voisine de l’Égypte, pays où la race chananéenne était assez clairsemée. Sous Séti II, l’affaiblissement des Pharaons est extrême ; l’Égypte ne peut plus rien hors de ses frontières ; à l’intérieur, elle est en proie à une sorte de décomposition sociale ; les esclaves se révoltent. Dans beaucoup d’endroits, les populations asiatiques qui avaient été amenées prisonnières et condamnées aux durs travaux se déclarèrent maîtresses du pays[8]. Des bandes entières gagnaient la péninsule sinaïtique, triste pays assurément, mais où, du moins, on échappait au fouet de l’exacteur. Du nombre des fugitifs furent les Beni-Israël. Les domiciliés du Gossen n’avaient jamais perdu complètement les habitudes de la vie nomade. Les bédouins, tels que les Amalek, qu’ils voyaient sans cesse venir camper aux environs des lacs Amers, excitaient leur envie, et leur apportaient en quelque sorte le vent du désert. Il semble que ce fut à Pa-Ramsès, où ils étaient entassés pour le travail des briqueteries, que tes Israélites formèrent le plan de leur évasion. Les lévis et autres Égyptiens de bas étage qui étaient mêlés à eux, et faisaient plus ou moins corps avec eux, entrèrent dans le complot. Quelques Égyptiens libres, mécontents de la dynastie, purent se mettre dans la bande[9]. Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus tard les Beni-Israël se firent honneur d’avoir volé les Égyptiens de Pa-Ramsès, en emportant avec eux des objets précieux qu’ils s’étaient fait prêter[10]. Que penser de l’homme, devenu colossal parmi les grandes figures mythiques de l’humanité, à qui tous les anciens récits font jouer le rôle principal en ce départ d’Israël[11] ? Il est très difficile de répondre. La légende a entièrement recouvert Moïse, et, quoique son existence soit très probable, il est impossible de parler de lui comme on parle des autres hommes divinisés ou transformés[12]. Son nom paraît égyptien[13]. Mosé est probablement le nom d’Ahmos, Amosis, écourté du commencement[14]. Selon la tradition qui a prévalu, Moïse est un lévi[15] ; or, nous avons vu que ce nom désigna probablement les Égyptiens nécessaires au culte, qui suivirent Israël au désert. Le nom d’Aharon provient peut-être de combinaisons analogues. Moïse apparaît d’abord comme élevé par les Egyptiens et fonctionnaire des Égyptiens. Le fait qu’il tue un Égyptien dans un mouvement d’indignation instinctive n’a rien que de vraisemblable. Ses rapports avec les Madianites arabes, sorte d’Hébreux non asservis par l’Égypte, et avec les Kénites iduméens, surtout avec un certain Iéter ou Iétro[16], dont il aurait épousé la fille, paraissent aussi porter un caractère à demi historique. Fut-il réellement le chef de la révolte et le guide d’Israël fugitif ? Qu’un fonctionnaire égyptien, de race mixte, chargé de surveiller ses frères, ait joué un rôle analogue à celui des mulâtres de Saint-Domingue, et ait été l’auteur de la délivrance, cela est possible assurément. Mais ce qui est possible aussi, c’est que tous ces récits de l’Exode, où la fable a pénétré pour une si large part, soient plus mythiques encore qu’on ne le suppose d’ordinaire, et qu’il ne faille, de tous ces récits, conserver que le fait même de la sortie d’Israël de l’Égypte et de son entrée dans la péninsule du Sinaï. Il ne semble pas qu’avant de quitter Pa-Ramsès, les Israélites et leurs compagnons aient eu d’autre objectif que de fuir la tyrannie de Pharaon. S’ils eurent dès lors l’idée de conquérir cette terre de Chanaan, où leurs ancêtres avaient erré en nomades, cette idée devait être chez eux très obscure. Il s’agissait, avant tout, de sortir de l’Égypte. Deux itinéraires se présentaient. Le premier eût consisté à prendre par le Nord-est, à gagner la Méditerranée, puis à suivre la grande route unique qui, de tout temps, a mis la Syrie et l’Égypte en rapports, le long de la mer. Mais les nomades n’aiment pas les grandes routes. Une raison décisive, d’ailleurs, détourna les fugitifs de prendre cette direction. Au bout de quelques jours de marche, on eût rencontré les Philistins, alors dans toute la vigueur de leur organisation militaire. Les Israélites et les émigrants qui les accompagnaient étaient à peine armés ; la lutte contre ces rudes guerriers eût été trop inégale[17]. On résolut donc de prendre par le Sud-est et de gagner le plus vite possible la péninsule du Sinaï. En trois campements, on joignit l’endroit que les Sémites appelaient Pi-hahirot[18], en face du camp retranché des Hyksos, abandonné ou détruit depuis Ahmos Ier. La branche de la mer Rouge qui de nos jours se termine à Suez en une plage sans profondeur s’avançait alors, sous forme de lagune, bien plus avant dans les terres[19], et joignait, par un chapelet de lacs ou par des infiltrations souterraines, le bassin des lacs Amers. En réalité, les eaux de la mer Rouge venaient jusqu’au seuil dit aujourd’hui du Sérapeum. Celui qui voulait passer d’Égypte en Asie, en laissant ce seuil au Nord, devait traverser des flaques d’eau appartenant à la mer Rouge, bien qu’à certains endroits, par suite des ensablements, il eût à peine besoin de se mouiller les pieds. De tels passages, cependant, n’étaient pas sans offrir quelques dangers. La marée, dans ces couloirs resserrés, pouvait avoir, par certains vents et à certains moments de l’année, de singuliers caprices, et, si l’on ne prenait pas bien ses heures, on pouvait se voir cerné et exposé à périr en des sables mouvants. Sans doute, l’imagination populaire grossissait la liste des accidents réellement arrivés et se complaisait en des épisodes fictifs de caravanes, d’armées submergées[20]. On peut supposer, si l’on veut, qu’à ce moment difficile du voyage, la troupe des fuyards fut frappée d’une terreur qui lui laissa une vive impression. Mais certes les contes populaires sur les dangers du passage purent fournir une base suffisante à la légende sacrée, empreinte du merveilleux le plus exubérant, qui se développa plus tard. Parmi les fables qui remplissent cette légende, il n’en est pas de plus invraisemblable que celle d’un retour offensif des Égyptiens contre les fuyards, lequel aurait abouti à un désastre pour l’armée pharaonique. Par suite de l’affaiblissement dynastique de l’Égypte, la domination des souverains ne s’exerçait plus effectivement dans l’isthme, et un fugitif qui avait passé les lacs Amers était sûr désormais de sa liberté. Rien ne porte, d’ailleurs, à supposer que le gouvernement égyptien ait voulu conserver de force dans son sein des bandes d’étrangers, dont la présence lui était devenue au moins inutile. Tout ce qu’on raconta plus tard au sujet de l’exode d’Israël prouve qu’on n’en avait aucun souvenir direct et que, dans le milieu où se forma la légende, on ne se faisait aucune idée bien précise du temps et des circonstances où l’événement s’était, passé[21]. |
[1] Maspero, Hist. anc. des peuples d’Or., p. 227 et suiv.
[2] Πάτουμος d’Hérodote, II, 158. C’est Tell el-Maskhoutah. V. Ed. Naville, the Store-city of Pithom (Londres, 1885). Un grand nombre de villes de cette région portaient le nom de Pa-toum. Tell el-Mashkoutah était sûrement le Pa-toum qu’à l’époque des traducteurs alexandrins, on identifiait avec le Pithom de la Bible.
[3] Maspero, op. cit., p. 221, 224, 228-229.
[4] Maspero, p. 228.
[5] Diodore de Sicile, I, LXI, 2.
[6] De Rougé, dans la Revue archéol., juillet et août 1867.
[7] Maspero, Hist. anc., p. 267, 270. Le rapprochement de ce nom avec celui des Pélasges est très douteux ; l’origine crétoise des Philistins, au contraire, est presque certaine. La langue des Philistins parait avoir été un dialecte gréco-latin. Les rapprochements Akis = Anchises, Goliath = Galeatus et quelques autres encore sont très hasardés. Mais, dans le second volume de cet ouvrage, on essayera de prouver que certains mots grecs et latins existant en hébreu depuis une époque très ancienne, tels que parbar = peribolos, mekéra = μάχαιρα, mokoné = machina, pilegs = pellex, liska = λέσχη, ont été introduits, à l’époque de David, par l’influence des Philistins. Voir le portrait type des Philistins, dans Lepsius, Denkm., III, 211.
[8] Diodore de Sicile, I, LVI, 3 et suiv. ; Maspero, p. 261-262.
[9] Exode, XII, 38 ; Nombres, XI, 4.
[10] Détail maintenant incompréhensible. Il faisait cependant partie du plus ancien récit. Voyez Dillmann, sur Exode, III, 21-22. Cf. Exode, XI, 1 et suiv. ; XII, 36.
[11] Les prétendus textes égyptiens relatifs à Moïse ont tous fondu devant une critique sérieuse.
[12] Moïse, au point de vue de l’historicité, ne peut nullement être rapproché de Jésus. Saint Paul admet sûrement Jésus comme un personnage ayant existé. Or saint Paul est contemporain de Jésus ; il s’est converti à la secte quatre ou cinq ans après la mort de Jésus (Épître aux Galates). Les documents les plus anciens sur Moïse sont postérieurs de quatre cents ou cinq cents ans à l’époque où ce personnage a dû vivre.
[13] Les juifs alexandrins l’entrevirent. Cf. Gesenius, Thes., p. 826.
[14] Il est difficile, au moins, d’y méconnaître l’élément mos, fils, qui entre dans Thoutmos, Amenmos, etc. La forme écourtée Mosu se rencontre quelquefois, dans l’onomastique égyptienne. Il est vrai qu’on s’attendrait à trouver, dans la transcription hébraïque, la simple sifflante, et non la chuintante. Cf. de Rougé, Revue archéol., nov. 1861, p. 351 ; août 1867, p. 87-89. Mais qui nous dira comment les Hébreux qui écrivirent les premiers le nom de השס, vers 1000 ou 1100 ans avant J.-C. prononçaient le schin ? C’était justement le temps où la moitié d’Israël disait sibboleth. En général, dans l’étymologie sémitique anté-scripturale, le hé et le heth, le schin et le sin peuvent être tenus pour une seule lettre.
[15] Exode, II, 1.
[16] Exode, IV, XVIII. La terminaison o est une particularité des dialectes araméo-arabes de la région madianite (inscriptions sinaïtiques, nabatéennes).
[17] Exode, XIII, 17-18.
[18] Aujourd’hui Kalaat-Agrud.
[19] Les ruines de Colzoum (Clysma), où l’on s’est embarqué pour l’Inde jusqu’au moyen âge, sont maintenant à deux lieues dans les terres. Suez n’existe que depuis la conquête arabe.
[20] Comparez les légendes de la Lieue de grève, en Bretagne.
[21] Le cantique Exode, XV, est une composition artificielle et littéraire, bien postérieure.